Salve Regina
Rosanne Mathot
Il fallait être honnête : je n'aimais pas ce que les gens nomment « les plaisirs galants ». Pour tout dire, je les trouvais fades. L'amour et le verbe minable qui lui servait d'escorte (« faire ») me semblaient sans intérêt. Depuis mon dépucelage, comme je n'éprouvais jamais ni joie ni extase, je m'étais lassée de me laisser limer avec mollesse. Mon inertie sensuelle me causait un inévitable ennui. Chaque fois, bien sûr, je feignais le plaisir, par politesse, en glapissant fort. Mon éducation m'imposait un certain savoir-vivre. Avec résignation, j'imaginais mon avenir très chaste, ou bien engoncé dans des copulations sans saveur.
Le 10 mai 2010, tard dans la nuit, après avoir triomphé dans le rôle de la Mirandolina, j'eus une épiphanie : si j'étais parvenue à me glisser si bien dans la peau de l'aubergiste italienne de Goldoni, par amour du théâtre, rien ne s'opposait techniquement à ce que je me mue, pour mes besoins personnels, en une parodie d'athlète du sexe tout-terrain. Messaline était morte. Vive Messaline ! Jouer le rôle de l'impératrice dévergondée serait ma planche de salut. J'allais enfin trouver l'amusement suffisant pour supporter la répétition de l'acte sexuel.
A partir de ce moment-là, d'un soir à l'autre, contre mon dos, c'était rarement le même homme qui s'endormait. Je trouvais trop fastidieux de réinventer encore et encore les manœuvres compliquées du plaisir feint et de l'attachement. C'était le mensonge qui m'amusait. Pas les hommes.
II
Quand un nouvel amant sonne à ma porte, il ne se doute pas du décor étudié et de la mise en scène léchée que je lui ai préparée. Dans le hall d'entrée, le sourire rayonnant, vêtue avec un raffinement détendu d'un haut flou et d'un bas transparent, je me tiens un bon moment dos à la lumière, afin de montrer à Alfred, à Louis ou à Étienne, dans les plis translucides de ma jupe, le sillon parfait et rebondi de mes lèvres. Ce soir, mon invité s'appelle Carlos. Je l'ai croisé à la piscine un peu plus tôt. Je ne sais rien de lui, mais je connais le regard qui se pose sous mon ventre et qui déjà veut s'affoler.
J'installe le nouveau-venu à mes côtés, sur le canapé, avant de lui proposer du cognac millésimé dans un verre en cristal de Bohême. J'enfile mes yeux dans les siens. Puis, faussement étourdie, je renverse la bouteille sur mon chemisier. Je bafouille. Je souris encore. Peut-être que je demande pardon pour ma gaucherie. La liqueur envahit le tissu. Vite, des mains espagnoles me viennent en aide. Elles croient mener le jeu. Elles font remonter la soie loin vers mes épaules. Elles goûtent la peau de mon ventre. Elles empaument mes seins. Carlos respire fort. Il est gêné par le jean qui serre son érection.
Dans une tempête d'alcool, je mêle ma langue à la sienne. Profondément. J'embrasse l'intérieur de sa bouche avec tant de feu que l'orgasme semble à deux doigts de nous prendre. Dans une respiration folle, mes lèvres trouvent les siennes. Les perdent. Les retrouvent avec gloutonnerie. Dans les bras l'un de l'autre, si étroitement enlacés, on croit étouffer. La raison de Carlos explose. Déjà la table basse a valdingué à deux bons mètres de nous. Les cheveux sont en bataille. La bouche de l'Ibère descend vers mon nombril. Je la repousse d'un coup sec.
Haletante, je regarde Carlos. Je fais mine d'examiner son visage et de l'aimer. Je pose ma main dans son cou, avec douceur. Carlos me croit conquise. Il pense disposer du contrôle exclusif de la situation. Il a tort.
III
Je me relève. Je m'ébroue. Déjà à moitié nue, je me déshabille totalement devant mon invité, en prenant soin de ne pas ôter mes escarpins. Niveau esthétique, je sais que cela met en valeur mes fesses bombées et la longueur de mes cuisses. A l'instar d'un matador qui vient de couper la queue du torro, Carlos a la pupille triomphante. Sans me quitter du regard, il tend le bras vers la bouteille de cognac. Pendant qu'il s'enivre, je sors d'un tiroir une cordelette très dure, parsemée de nœuds serrés. L'homme qui me fait face me yeute avec une interrogation trouble. Je sais qu'un gémissement inquiet coïncidera avec le premier coup de fouet.
Devant mon audace, Carlos a fait comme les autres. Il s'est tu. Je l'arrache à son hébétude et le prends par la main, comme on prendrait par la main un enfant. Un petit couloir nous sépare de ma chambre. Sur la commode, un plumeau attend dans un vase. Je m'en empare.
Carlos se renverse sur le lit. Il cherche ma bouche dans une confusion démente, ses vêtements tourbillonnent en désordre. L'éclat de mes pupilles, la rougeur de mes lèvres singent parfaitement la passion. Mon amant n'y voit que du feu. J'exulte. Je soupèse ses couilles dans un soupir approbateur. Je me sens à l'acmé de mon art. Les couilles de Carlos sont duveteuses et aplaties comme des pêches. Je les prends dans ma bouche, les complimente de la langue. Les hommes aiment bien ça, qu'on s'extasie devant leurs bijoux de famille.
Dans un gémissement exalté, j'attrape le plumeau qui attend son heure sur le tapis soyeux. Je fais virevolter mon ustensile sur les flancs éperdus de Carlos qui est à présent maintenu immobile sur le matelas, bras et jambes en croix. Quatre menottes violettes le condamnent à mon bon vouloir.
Un tremblement crispe tout son corps. Les plumes suivent la ligne bien droite de sa queue tendue, sans jamais la toucher. Dans le geignement d'une envie douloureuse et contenue, Carlos suit d'un œil suppliant la déambulation des plumes sur son corps. Je sais qu'ils craint que la mort ne soit la seule issue à son érection dédaignée.
Alors que Carlos a fermé les yeux, je m'empare subitement de sa verge dressée comme un totem. Mes doigts la serrent brièvement. La flattent. La caressent avec tendresse. Je maîtrise parfaitement le moment exact où il me faudra reculer la main pour rétracter la peau et dénuder son gland gorgé d'impatience. Carlos crie. J'étouffe sa plainte en posant ma bouche sur sa queue.
Mes lèvres remontent vers le cœur de Carlos qui bat à toute allure. Sur la langue, j'ai le goût salé de son sexe. Je le donne à mon amant, tout en m'asseyant sur son ventre. Les cuisses écartées, le buste droit, j'offre à son regard ma chatte luisant de salive et d'impudeur. Du bout des doigts, je cherche sa queue et je l'introduis dans ma chair. Carlos semble paralysé, la bouche ouverte, le regard hagard. Dans l'étau mouillé de mon sexe, il subit en silence le va et vient appuyé que je lui impose.
Ralentissant l'allure, je fais sauter la serrure de ses menottes.
C'est comme si Carlos avait toujours attendu ce moment, comme un cou attend la lame de la guillotine. Les bras puissants de l'homme qui me fait face clouent sans pitié mes hanches à son ventre. Avec une force qui dépasse mon imagination, Carlos me pénètre au plus profond, m'arrachant un cri rauque. Ses yeux sont noirs, la sueur ruissèle dans son cou. Ses mains palpent mon corps. Ses dents serrent les bouts de mes seins. Je ne ressens rien.
C'est alors qu'un spasme inouï lui contracte le ventre.
L'orgasme lui casse les reins.
Avec un accent espagnol à fendre l'âme, Carlos hurle à pleins poumons :
" Je veux t'épouser ! "
IV
Le 27 mai 2010, à trente-cinq ans révolus, j'ai consenti à épouser Carlos. Là encore, sans réel enthousiasme. Mais mon jeune époux, une fois encore, n'y vit que du feu. La journée avait démarré comme toutes les autres : la Russie abattait des opposants en plein Moscou. A Cannes, le jury trichait pour récompenser un film. Un espoir belge du cyclisme se dopait. Quant à moi, alliance au doigt, j'étais ravie d'avoir enfin eu le bon sens de « saisir ma chance », comme on dit : Carlos était d'une beauté franchement stupéfiante et j'arrivais à un âge où il n'est plus raisonnable de faire la fine bouche.
Lorsque j'avais rencontré Carlos,dix-sept jours plus tôt, à la piscine municipale, la trotteuse de mon horloge biologique s'était immédiatement immobilisée, comme sous le coup d'une crise cardiaque. La peau tendue et huilée du maître nageur m'avait renvoyé avec insistance le reflet de mon honteux célibat.
Devant tant de grâce parfumée au Monoï, j'avais cru sentir, à mon plus grand étonnement, l'éperon du désir venant me chatouiller les reins. Il n'en était rien. C'était une guêpe qui buvait la sueur de mon dos.
Le soir de nos noces, dans la chambre nuptiale d'un palace 5 étoiles à Bordeaux, Carlos a cherché en vain mon regard extasié. Mais l'absurde rigidité de son membre, ses atroces ahanements et les giclées laiteuses dont il me barbouilla par trois fois le ventre éveillèrent en moi un entrain comparable à celui éprouvé à la lecture de l'annuaire. Pour tout dire, cette nuit-là, les démarches de Carlos m'ont parues étranges. Les positions fantasques qu'il me faisait adopter me froissaient les muscles. Son désir joyeux m'atterrait. Étant mariée, j'étais enfin libre : jamais plus, il ne me faudrait faire semblant de jouir. En souriant, j'ai serré les cuisses et je lui ai tourné le dos.
En rentrant à Rouen, Carlos a remisé avec tristesse tout espoir de plaisir conjugal avec moi. En quelques mois seulement, nous avons sombré dans l'isolement commun de la vie à deux. Soir après soir, en nous glissant sous les draps, toute impudeur s'évanouissait sous le poids conjugué de mon pyjama et de la console de jeux de mon jeune épousé. Des scènes de guerre sanglantes et des passements de jambes en short défilaient sur l'écran plat qui nous tenait tête au pied du lit.
Notre relation avait fini par ressembler à un bouquin de Blaise Pascal. Notre union était devenue janséniste jusqu'au tripoux. Ce n'était pas grave. Peu importait aussi que Carlos soit fauché. Moi, j'étais riche à en crever. Nous formions donc un couple équilibré et exemplaire aux yeux de tous.
V
On est dimanche. Il est tôt encore. Les lampadaires n'ont pas fini d'aspirer la nuit. Carlos dort, les dents fermées. Je regarde le plafond et m'aperçois qu'il y a des nuages plein la chambre. Dorés, oranges et blancs, comme les éclats du violon qui lacèrent à présent le silence. Vivaldi est entré par la persienne restée ouverte. Le voisin joue avec son tourne-disque, sûrement. J'ignore si ce sont les couleurs de l'aube que je vois ou si c'est la musique nouvelle que je goûte. Mais je sais que le do mineur a une saveur de menthe. Le fa dièse qui le talonne est sucré comme un abricot.
Lorsque la voix du contre-ténor grimpe dans les aigus, me voilà plongée dans une espèce de stupeur lucide. Un élan baroque s'empare de moi. Rien ne va plus. La musique m'ébouillante jusqu'à la mélancolie. Je pense avec mes jambes. Dans le clair-obscur de mon demi-réveil, je sens le sang déserter mon cerveau pour envahir, par saccades, les parties basses de mon corps.
Pour la première fois de ma vie, une envie d'amour étourdissante me tord le ventre. Je contemple Carlos dans sa nudité inerte et silencieuse. Mon sexe pleure des larmes d'émotion. Je crois bien que je mouille. Je n'ai jamais mouillé avant. Je suis comme un marin, comme une enfant, comme un mousse : partout où je regarde, c'est inconnu. C'est si grand. De longs frémissements nerveux courent sur ma peau. Dans les draps, je tâtonne des lèvres autour de moi et trouve enfin un bout de chair à téter. Une épaule. Celle de Carlos. Elle est douce, comme un biscuit au thé.
J'ai envie de Carlos comme d'un monde. Il dort sur le ventre, une jambe repliée haut. Au niveau de ses reins, deux fossettes donnent la réplique à ses fesses nues. Je veux remplir ma bouche, remplir mon corps, remplir mon vide.
Au 36, Quai du Président-Kennedy, à Rouen, rien ne m'a préparée au Blitz émotionnel qui est en train de s'abattre sur moi, là, maintenant, tout de suite. Rien, hormis le musique du voisin qui - j'ignore pourquoi et comment - a provoqué le déplacement anarchique des particules élémentaires dans mon corps. L'électricité, je la sens, parcourt mes fibres musculaires à 300 000 km par seconde. Ça ressemble à l'incandescence de la révolte. A une mutinerie des sens.
« Carlos, te quiero ».
J'éparpille mon murmure sur son oreiller. Carlos ouvre les yeux. J'embrasse sa bouche, je la savoure comme un bonbon de feu et de pomme. Je ris devant ses cils brillants.
Quand nos corps se sont imbriqués longtemps, dans le grand cri partagé de l'orgasme, j'entends de loin le contre-ténor entonner un ultime « Salve Regina ».
Je m'appelle Régina. Je suis sauvée.
FIN
Lu . De la main gauche, comme il se doit.
· Il y a plus de 5 ans ·Vibrant hommage à une plume délicate et évocatrice !
Christophe Sibille
Tout simplement délectable et aussi tellement insupportable.... je sors de là tout tendu . Heureusement il y a Vivaldi . Je sors de votre enfer par le haut
· Il y a presque 10 ans ·jeanro
"une fiction en 5 actes, douce comme un biscuit au thé" accompagne bien aussi un café :)
· Il y a presque 10 ans ·Sophie Marchand
Un café, un armagnac, un verre de lait ;) Bonne fin de repas, quoi qu'il en soit, et merci pour votre note !
· Il y a presque 10 ans ·Rosanne Mathot