Sarbacane

polluxlesiak

Moi, mon père, il est peintre.

Non, pas un qui peint des fleurs, des rivières, tout ça : mon père, il peint les maisons. Les murs, les barrières. Il est sur les chantiers, quoi.

Il a quand même une belle tenue qu'il met le matin, il en a même deux, une bleue, et une blanche, mais bon je préfère la bleue parce qu'elle va mieux avec ses yeux et puis aussi parce que la blanche, toute pleine de taches comme ça, même quand Maman l'a lavée, tu vois, moi je trouve que ça fait pas très chouette.

Il travaille toute la journée avec ses pinceaux et ses pots de peinture. Un jour, je lui ai demandé de m'emmener mais il a dit non : C'est pas un endroit pour les mômes, qu'il a ajouté. Alors un autre jour j'y suis allé, moi tout seul, sans qu'il le sache, à la sortie de l'école, je suis passé sur un chantier où il travaillait, et je l'ai vu. Il était tout en haut d'un échafaudage, je me suis demandé comment il était monté là-haut, mais j'ai été fier parce que je me suis dit que c'étaient sûrement les plus courageux qu'on envoyait tout en haut.

Mon père, il est courageux. Pas souvent parce qu'il travaille toute la journée, mais quand même, une fois Maman m'a raconté qu'il avait fait s'enfuir un chien qui voulait l'attaquer.

Sur le chantier j'ai vu, par terre, un gros rouleau de tuyau qui sert à faire passer les fils électriques. Je me suis dit que ça ferait une super sarbacane si je pouvais en avoir juste un petit bout. A l'école on joue souvent à la sarbacane, mais on n'en a qu'une pour tous les copains, c'est Rémi qui en a rapporté une de chez lui, alors souvent il faut attendre son tour. Moi si j'en apporte une on pourra jouer plus. Je dirai que c'est mon père qui me l'a donnée et même que, si les autres sont sympa, peut-être qu'il pourrait piquer un bout de tuyau un peu plus long comme ça on pourrait tous en avoir une. Imagine si j'arrivais dans la cour avec plein de sarbacanes ! Ça serait autre chose que la fois où Pierrot a piqué des crayons dans la poche de son père qui est comptable – il était vexé qu'on ne soit pas plus contents que ça !

Le soir du jour où j'ai vu mon père au chantier, j'ai attendu qu'il rentre, qu'il se débarrasse de son bleu, et puis je lui ai demandé s'il pourrait me rapporter un bout de tuyau pour faire une sarbacane. Il a dit Oui, oui, il est allé à la cuisine chercher un bout de pain, et puis il est parti se coucher.

Mon père, il est souvent fatigué, alors le soir il ne faut pas trop lui parler, tu vois, parce qu'il n'a plus le courage. C'est pour ça que j'ai demandé vite ma sarbacane ce soir-là, et je l'ai laissé aller se reposer.

Il travaille beaucoup. Toute la semaine, sauf le dimanche. Et là, on va, toute la famille, chez Tonton Paul et Tata Lucette, qui habitent en banlieue. Il y a une heure de train, et ils viennent nous chercher à la gare avec l'auto. On mange, et puis le soir on rentre. Papa dit que ce jour-là c'est le jour de la famille, alors je l'embête pas avec mes histoires. Mais le lundi d'après quand il est rentré je suis allé voir s'il m'avait rapporté ma sarbacane. Il avait oublié. Il avait pas dû avoir le temps, en fait. Alors juste pour pas l'ennuyer je lui ai demandé s'il pourrait me l'apporter demain. Il a dit Quoi ? Ah oui. Demain. Et puis il a posé la main sur la tête et il est parti se coucher.

Mon père, il a beaucoup de soucis, tu comprends, c'est pour ça qu'il ne peut pas penser à tout. Il y a son travail, et puis Maman qui lui demande toujours des sous pour nous, et aussi ma petite sœur qui a cette maladie, depuis qu'elle est là il est plus pareil, je dis ça même si je l'adore, ma petite sœur, mais souvent mon autre sœur et moi on voit qu'il a le front plissé quand il rentre le soir, parfois même il ne parle pas du tout, et Maman soupire et nous fait Chut ! avec son doigt pour pas qu'on le dérange. Moi j'ai un peu oublié comment il était avant alors je suis pas trop triste mais quand même, j'ai une photo où je suis petit, on est tous les deux à côté et il m'apprend à tirer des balles pour de faux avec un revolver en plastique qu'il m'avait acheté, j'ai aussi le chapeau de cow-boy et tout, et il me sourit, et j'aime bien regarder cette photo même si en même temps elle me rend un peu triste des fois.

Le lendemain j'ai pas reparlé de ma sarbacane. Il avait l'air encore plus fatigué que d'habitude alors j'ai pas osé. Je me suis dit qu'il le savait bien, et que je ne n'avais qu'à attendre. Il avait pas que ça à faire, non plus, ramasser des morceaux de tuyaux sur les chantiers.

Bon, ça m'embêtait parce que je l'avais déjà dit à Rémi, que bientôt moi aussi j'en aurais une et que je l'apporterais, alors j'ai peur qu'à force il me croie plus et pense que je suis qu'un crâneur, mais pour le moment je dis qu'il a tellement de travail, mon père, et qu'il est tellement bon en peinture qu'on l'appelle sur des tas d'autres chantiers où il n'y a pas forcément des tuyaux par terre, mais que ce sera bientôt.

Pas tous les soirs parce que moi aussi, j'ai des soucis (des devoirs, des choses à apprendre) mais presque, dès que mon père rentre, je vais l'attendre en haut des escaliers, et je regarde sa main pour voir s'il m'a apporté ma sarbacane. Mais il n' y a jamais rien. Je n'ose plus lui en parler. Je le regarde, j'attends que, peut-être, il m'ait fait la surprise – Il sortirait sa main de sa poche en me disant Regarde ce que j'ai trouvé pour mon grand garçon ! et moi je lui sauterais au cou, mais non, il m'aperçoit, il pose sa main sur ma tête, et puis il va se coucher. Et Maman me fait Chut ! avec son doigt.

J'attendrai le temps qu'il faudra. Je suis sûr qu'il me la rapportera.

...

Mon père est mort hier. Il y a eu un accident sur le chantier.

Je n'aurai jamais ma sarbacane.

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