Sauve qui peut !
Elodie Torrente
Je n'avais pas du tout prévu ça. Devenir la star du bled en même temps que le comique du coin. Moi, si discret habituellement. Timide au point d'avoir les joues qui s'échauffent quand la boulangère me salue après quinze ans passés à acheter ma miche dans son antre. Que les flics me remarquent, bon, pourquoi pas. Mais les journalistes ? Qui m'espionnent le sourire moqueur en coin de prunelles et tentent depuis de connaître ma version des faits, goguenards. Comme si c'était drôle ! Comme si vouloir sauver une vie, c'était un sujet hilarant.
Bien sûr, j'ai vu un psy. Quelques heures après. Un de la grande ville. Venu exprès pour moi. Un très réputé, avec des diplômes à rallonge qui parlait avec des « oh » et des « ah » très pointus, ponctués par des « Hum, je vois… » très inspirés qui ne m'inspiraient rien. Qu'est-ce qu'il pouvait bien voir ? Que j'avais le sang épaissi par l'alcool ? Que j'avais voulu être le héros des chantiers navals l'espace d'une heure ou deux ? Qui ne s'est pas senti invulnérable après quelques vodkas ? Qui, hein ? Qu'on me jette la première pierre s'il existe des fêtards doués de raison un samedi soir ! Je suis jeune, certes. Mais ce n'est pas pour autant qu'il faut me prendre pour un tonneau sans fond.
Oui, j'ai voulu sauver cette vie. De loin et malgré les vapeurs de l'alcool, j'ai repéré cette grande blonde, ronde comme je les aime, qui s'affaissait comme une baudruche. Aurais-je pu me regarder dans un miroir hier matin en sachant qu'une personne agonisait non loin de moi, à quelques pas chaloupés de la boîte où je venais de fêter mon diplôme de secouriste ? Non, impossible ! Ce métier, voyez-vous, je ne l'ai pas choisi par hasard. Alors, quand j'ai compris la situation dans laquelle cette jolie fille se trouvait, je ne me suis pas posé une seule question et j'ai foncé. J'ai essayé de courir mais après deux rencontres inopportunes de mes bijoux de famille avec des bites de stationnement, j'ai préféré la jouer tranquille. Après tout, elle venait à peine de s'effondrer. Quand on aide, c'est mieux que ça ne coûte rien. C'est ce que disait mon père. Un brave homme. Mort dans de drôles de conditions. Mais ça, c'est une autre histoire…
Je marchais tranquillement, disais-je et c'est là où j'ai commis une erreur. Le temps que je la rejoigne, la gonzesse, vous me croirez si vous voulez, elle était à plat ! Un truc de dingue ! Toute molle et totalement avachie. Quant à la respiration, rien. Aucun sifflement, pas de pouls, nada, nibe, que d'chi peau d'banane ! Là, je me suis dit : « Charlie, faut que tu passes à la vitesse supérieure ! Le bouche-à-bouche s'impose ! ». Ah la vodka, on pourra dire ce qu'on voudra mais pour prendre des décisions rapides et efficaces, y'a pas mieux ! Oui, bon, d'accord, le rhum, ça t'échauffe aussi la carcasse au point de mettre le zouk dans ton esprit. Mais hier soir, je l'avais joué plutôt pays de l'Est, rapport à Natalia qui avait balancé son joli dodu bien ferme devant mézigue toute la nuit sans que j'ose rien tenter. D'ailleurs, quand j'y repense, c'est peut-être à cause de cette frustration que j'ai pris les choses en bouche avec l'inconnue sous le bateau. Va savoir ! Toujours est-il que je me suis glissé sous l'énorme goélette où gisait la malade et que n'écoutant plus que mon courage, fiévreux de sortir cette femme du trépas qui la narguait à coup sûr, je lui ai soufflé dans les bronches avec une force dont je ne me serais jamais cru capable. Fier, ah oui, ça, je l'étais ! Pour la première fois de ma vie, malgré la pression, je ne me déballonnais pas. Mieux ! Je sentais qu'elle gonflait d'importance sous la vigueur de mes bouffées éthyliques. Aussi, dans les odeurs d'embruns et de bois de ce chantier naval désert, je lui pinçais le nez avec la force du désespoir, conscient qu'en relâchant la pression, elle s'essoufflerait aussitôt. Je ne sais pas combien de temps ça a duré mais animé par une force surhumaine, convaincu que son avenir était conditionné par mes émanations, je ventilais tout ce que je pouvais, prêt à tomber dans les vapes mais heureux de pouvoir mettre en pratique ma formation aussi rapidement. Pourtant, elle semblait s'étioler et bronchait de moins en moins. Avec un sang-froid étonnant vu le degré d'alcool dans mes veines, je décidais de m'activer en massages cardiaques. Et vas-y que je te la pelote, te lui triture le rembourrage percé, les mains posées bien à plat sur ses obus (avec un coup d'esbroufe pareil, je m'enorgueillis même de n'avoir pas complètement perdu ma soirée.). Ah, si les instructeurs me voyaient ! C'est ce que je cogitais, hardi, quand, malgré mon professionnalisme, ma patiente crevait à vue d'œil. Tel un secouriste aguerri, j'utilisais mon téléphone portable pour appeler les secours. En entendant ma voix claire (j'avais totalement dessaoulé à ce moment précis, même si, aujourd'hui, ils racontent tous le contraire) et après lui avoir indiqué l'état quasi morbide de la belle blonde tout en lui précisant d'un ton ferme et définitif que nous étions collègues, le médecin m'annonça détacher une ambulance. Cependant, le peu de temps où j'avais relevé la tête suffit à diminuer un peu plus ma patiente. De nouveau, j'inspirais puis expirais avec plus de vigueur pour lui insuffler le courage tonitruant que la situation avait instillé en moi. Et, tandis que, fatigué, suant à grosses gouttes, stressé par ce corps avachi, je massais les ballons et la boudine de la fille, un halo de lumières blanches se rapprocha de nous. Les profs de secourisme ? Comment avaient-ils su ? , me questionnai-je. Pas longtemps. En entendant : « Police ! Levez-vous ! », je compris que je m'étais gouré de fonctionnaires. Je n'obtempérais pas. J'avais une vie à sauver, merde ! C'est ce que je leur braillais entre deux bouche-à-bouche et trois pétrissages cardiaques mais debout, dominant un mec courbé, ils le prirent forcément de haut. Et vas-y que je te chope par les épaules, que je te soulève, que je te fiche une baffe comme s'il fallait me réveiller. Et moi de gueuler : « Mais vous êtes malades ! Cette fille est en train de crever, je suis là pour la sauver ! Y'a même les pompiers qui arrivent ! ». Alors là, le coup des pompiers, je crois bien que ça les a sciés. Panique générale chez la bleusaille. Émission d'appel en urgence. Pour le coup, c'est moi qui me marrais. Trente secondes. Un « Allez, au poste ! » péremptoire me rida net. D'autant qu'à un contre quatre, même pour un gars courageux comme moi, je ne voyais pas trop comment je pouvais leur échapper. Hors de moi, je hurlais à ces irresponsables qu'ils étaient en train de tuer une pauvre fille, que « si c'était ça, la Police, eh bien c'était normal que la France parte en vrille ! », qu'ils n'étaient que des assassins et que je saurai alerter la presse dès le lendemain. Et eux, ils rigolaient ! Les salauds !
Malgré mes gesticulations et mes cris, ils réussirent à m'embarquer dans leur bagnole pour m'emmener au commissariat. Une fois parvenus manu-militari dans leur turne, ils me contraignirent à voir un toubib pas bien réveillé qui répétait en boucle : « Calmez-vous, Monsieur. Calmez-vous. ». Que je me calme quand je suis victime d'une bavure et qu'on m'enferme la nuit où je commets un acte héroïque ! Il en a de bonnes, l'assermenté hypocrite à la solde de la maison Poulaga ! J'ai rechigné, tangué des épaules, tendu le poing. Sans plus de résultat qu'un jet de pisse dans un Stradivarius. Ils m'ont foutu (à douze bras quand même !) en cellule de dégrisement. À croire que j'étais aussi beurré qu'un kouign amann ! Révolté par leur injustice et très inquiet pour ma malade, j'ai cherché le sommeil un bout de temps. J'y suis vraisemblablement arrivé puisque c'est le psy-détaché-exprès qui m'a réveillé au matin. Dans son œil, je l'ai bien vue la lueur amusée. Mais j'ai laissé courir. Après tout, les psys, n'est-ce pas tous des tarés, en peut-être moins drogué ?
En fin de matinée, je suis rentré chez moi, en centre-ville, dans ce taudis où je vis seul avec mon chat. J'ai rappelé les pompiers pour savoir ce qu'il était advenu de la pauvre fille mais impossible d'avoir des informations. C'est plus tard que j'ai compris pourquoi en me dévisageant au bar du coin où j'ai mes habitudes tout le monde rigolait. Sur le zinc, dans le quotidien local, en gros titre, mon exploit s'étalait : « Saoul, il tente de ranimer… un bateau pneumatique ! ». D'humeur noire, j'ai ri jaune. Ils peuvent bien railler. Me dire que je ne manque pas d'air. Qu'il faut éviter les boudins. Que je devrais leur parler pour crever l'abcès. Je m'en moque de leurs sarcasmes. Après tout, n'est-ce pas, moi, Charlie, le seul dans cette histoire qui ne se soit pas dégonflé ?
J'ai ri... et quelle surprise la chute !... ;-))
· Il y a environ 8 ans ·Maud Garnier
c'est bon ! ça se lit avec le sourire ;-)))
· Il y a environ 8 ans ·julia-rolin
Merci pour votre lecture et votre sympathique appréciation. Au plaisir d'echanger et merci pour le coup de coeur.
· Il y a environ 8 ans ·Elodie Torrente
Bravo ! Très bien écrit avec une chute totalement inattendue.
· Il y a environ 9 ans ·Ana Lisa Sorano
Merci beaucoup. Heureuse que cette histoire vous ait plu. Au plaisir.
· Il y a environ 9 ans ·Elodie Torrente
Belle idée et développement "plein de souffle"... :-)
· Il y a environ 9 ans ·Merci pour l'abonnement.
wic
merci beaucoup pour la lecture et votre commentaire. Charlie ne manque pas de souffle, en effet ;)
· Il y a environ 9 ans ·Elodie Torrente
beurré comme un petit beurre, ça le fait aussi !? quelle rigolade ... ;-) du pur Elodie
· Il y a environ 9 ans ·Marie Guzman
Merci pour ta lecture. Quant au beurré comme un petit beurre ayant horreur des répétitions, je préfère mon Kouign aman parce que c'est aussi et surtout un très bon gâteau ! Vive la Bretagne ! Bises et grand merci ma chère pour ton appréciation.
· Il y a environ 9 ans ·Elodie Torrente