Seconde vie (1)
dechainons-nous
Je n'ai pas appris à rire, je n'ai pas non plus appris à pleurer, ou tout du moins j'ai appris à ne pas pleurer.
Le bonheur ne pouvait être qu'une option qui n'avait jamais vraiment signalé sa présence, je n'éprouvais pas le besoin de me joindre à eux dans le salon et de partager leur tristesse. Mes yeux étaient asséchés depuis bien trop longtemps et ils étaient dans l'incapacité totale de s'humecter un tant soit peu.
En retrait dans la cuisine je versais méticuleusement l'eau chaude dans le bol, le sachet de thé attendait patiemment son immersion, ce geste je le faisais depuis plus de quarante ans, du jour où mon père m'avait expliqué que le café au lait était indigeste et pas assez énergétique pour aller faire des efforts physiques le matin à la première heure.
C'était le temps où je m'étais fixé l'objectif de prendre un jour le départ du tour de France. C'était le temps où mon père qui m'encourageait devait le rêver plus fort que moi, lui qui fit le choix de continuer de travailler dans les champignonnières à celui d'entrer dans une profession qui n'était que gagne misère à son époque. Il continua de prendre son café au lait tandis que moi je bois toujours mon thé le matin, et que le tour ne m'a jamais attendu pour prendre ses départs. Pensif devant cette infusion qui me remémorait ce passé lointain avec force de détails je me rendais compte à quel point le thé était vraiment bon pour la mémoire, ma mère aurait dû m'écouter ! ...
Dans la pièce à côté ils étaient nombreux à pleurer, je ne comprenais pas tout de la situation mais il y avait quelque chose qui m'intriguait sans pouvoir l'expliquer, plus que de voir toute ma famille réunie pour remplir les mouchoirs.
Le téléphone avait sonné tard hier dans la soirée, la voix doucereuse était douloureuse, bienveillante, mais sans concession, le gendarme avait expliqué calmement : la voiture, la vitesse, le sanglier, la forêt, que ce n'était pas la peine de se déplacer maintenant, il était préférable d'attendre le lendemain matin pour aller voir le corps à la morgue.
Tout le monde était habillé et prêt, le moment redouté était arrivé. Ils partirent devant sans vraiment se préoccuper de ce que j'allais faire, de toutes façons je savais que j'arriverais avant eux, j'avais attendu patiemment toute la nuit et ne me posais plus de question. Je leur emboitais le pas avant qu'ils ne sortent et je compris enfin ce qui me perturbait, mon père était là lui aussi. Il avait fait le voyage et comme le reste de la famille il feignait de ne pas me voir, il sortit le dernier de la pièce et je le vis déposer une clef USB sur le meuble télé.
La maison était redevenue silencieuse et s'ouvrait aux bruits de la nature qui l'entourait. Je retournais dans la cuisine pour débarrasser la table, je mettais délicatement le sachet de thé dans la poubelle. Le vide de la maison emplissait mon esprit et faisait résonner l'insistance de cette question ! Pourquoi mon père, cet homme si simple qui s'était toujours dévoué généreusement pour ses proches et sa famille, dont sa principale raison d'être était de faire plaisir aux autres et de vivre en harmonie ne m'avait pas appris à dire je t'aime, ne m'avait pas expliqué le bonheur de cultiver les valeurs simples.
La clef était à portée de main dans le salon, sa forme me rappelait les petits tubes aplatis en aluminium de mon enfance qui contenaient les précieux cachets blancs d'aspirine, remède universel pour lutter contre tous ces maux qui semblaient nous guetter. Je me doutais que c'était le point de passage obligé...
Je suis arrivé le premier au funérarium et j'ai pu observer le cortège venir me rejoindre. Nous étions tous plongés dans un silence léthargique, les mots n'arrivaient pas à sortir, chacun pensait que c'était trop stupide, que ce n'était pas le cours d'une histoire normale.
Une vie qui s'en va ce n'est pas stupide, c'est juste une raison qui échappe à notre entendement, c'est un scénario qui est écrit à l'avance dont les acteurs en jouent les scènes. Aussi il faut savoir pleurer au bon moment et passer à la suite, aux scènes suivantes comme les a programmées le grand ordonnateur.
D'habitude dans ces situations je ne dis jamais rien, mais là je n'ai pu m'empêcher de sortir de ma réserve et d'élever la voix, d'interpeller mon père. Je lui demandais pourquoi ne m'avait-il pas appris les choses essentielles de la vie, pourquoi lui qui ne s'était jamais posé de question existentielle et avait construit sa vie sans jamais trébucher sur des regrets nés de son passé, ne m'avait-il pas fourni quelques éléments de réponses pour que je puisse moi aussi connaître le vrai bonheur qui semblait toujours me faire défaut.
Il me regardait dans le vague, un peu ahuri comme étonné de telles remontrances, maintenant tout le monde me regardait de leurs yeux rouges et délavés, absents de cette altercation, de ce cri de désespoir. Tour à tour ils défilèrent autour de moi me portant leurs lèvres sur mon front glacé, mon père au fond de la salle s'en allait discrètement, son regard reflétait le désarroi.
J'allais d'avant en arrière, je faisais des arrêts sur image, je ne comprenais pas comment cette vidéo avait pu être réalisée, tous ces détails toutes ces scènes oubliées, de mon premier cri dans les bras de ma mère à ce chêne stoppant la course de la voiture et me défonçant le crâne. Je visionnais le film de ma vie, je revoyais chaque moment décisif qui permettait d'étayer ma destinée. Chaque détail comptait, progressivement je cédais ma place de spectateur et redevenais à nouveau l'acteur du premier rôle, je connaissais l'importance et les conséquences de chacun de mes actes.
J'avais la possibilité de modifier ma vie, de changer tout ce que j'avais dit que je ne referais pas et faire tout ce que j'avais dit que je ferais.
Je regardais le film se dérouler, je ne souhaitais pas en modifier le scénario, c'était la vie que j'avais construite et faute d'être idéale elle m'apparaissait cohérente et satisfaisante.
C'était ma vie et je sentais cette fierté grandissante en moi...
Lcm
j'avais bien compris donc ! quand il est trop tard pour changer le chemin emprunté...
· Il y a presque 6 ans ·Maud Garnier
"Je suis là. Même si tu ne me vois pas, je suis là. Même si tu ne m'entends pas, je suis là.[...]"
· Il y a environ 6 ans ·Touchant, émouvant.
gone
https://youtu.be/C6nPYaYEqXU
· Il y a environ 6 ans ·dechainons-nous
Merci.
· Il y a environ 6 ans ·gone
J'aime l'idée de vivre sa mort pour prendre conscience de sa vie et peut être y changer quelque chose.
· Il y a environ 6 ans ·unrienlabime
J'avais écrit un texte qui commençait par "quand je serai mort laissez moi vivre seul "
· Il y a environ 6 ans ·Le titre est ... donc ... :)
dechainons-nous
Ça me glace!
· Il y a environ 6 ans ·unrienlabime
Un texte vraiment bien mené car on s'interroge : qui est décédé ? Je n'ai compris que lorsque l'image du chêne s'est dressé devant mon regard...Et, lors du baiser sur le front glacé, je n'avais pas réalisé.
· Il y a environ 6 ans ·Bravo !!
Louve
Même une histoire peut se dévoiler légèrement comme un souffle de tissu :)
· Il y a environ 6 ans ·dechainons-nous
Tout à fait....
· Il y a environ 6 ans ·Louve