Shoot !
Jean Louis Michel
J’avais chaud, très chaud. C’était une de ces journées d’été à Paris où le soleil écrasant faisait chauffer le bitume et s’évaporer les remugles des caniveaux souillés. Des odeurs qui prenaient à la gorge, qui se mêlaient aux vêtements poisseux. Il n’y avait rien d’autre à faire que rester à l’ombre en attendant que ça passe.
J’avais pourtant eu la mauvaise idée de sortir et d’arpenter le boulevard, toujours en quête de nouvelles sensations, de nouvelles idées pour mon travail. J’aimais flâner le long de l’artère entre Saint Denis et République, sentir le parfum des jeunes femmes place de l’Opéra. J’aimais traîner du côté de Bastille entre les boutiques à ciel ouvert des marchands d’art de toute sorte. Mais ce jour là, il faisait une chaleur torride, écrasante, suffocante même. L’air âcre et viciée des rues sombres, de ces coins perdus servant d’urinoirs à ciel ouvert, descendait vers les boulevards, se mêlant aux odeurs de graisse chaude des fastfoods bondés. J’avais fait une pause à la terrasse couverte d’un café, commandé un Perrier glacé, et posé mes fesses dans un fauteuil profond et confortable. Le serveur, engoncé dans son costume de garçon de café noir et blanc, tel un pingouin suant et transpirant, presque désagréable tant le soleil lui chauffait le crâne, avait prit ma commande en grommelant et avait tourné les talons fissa pour retourner dans la fraîcheur protectrice de l’intérieur climatisé.
Quelque soit le temps, les garçons de café parisiens sont désagréables. En hiver il fait trop froid, en automne il pleut trop souvent et toujours, les clients sont radins, un simple troupeau de consommateurs qu’il faut tondre. Il ne faut rien en attendre, surtout pas un changement. Ils sont, au fond, un des symboles de la vie parisienne, des caricatures de ce que sont une bonne partie des habitants de cette ville, maussades et jamais contents. Les touristes les détestent, il y avait bien une raison.
Je m’intéressais donc à l’autre partie, plus intéressante, curieuse et ouverte, souriante et agréable, aux ombres et aux couleurs, au mouvement d’une foule et à l’immobilité d’une pause sur un banc, dans un square.
Je déambulais jour après jour à travers la ville avec mon appareil photo à la main, ou dans son sac, sur mon dos. Je ne demandais jamais rien à personne. Je shootais à l’instinct, de loin. Il m’arrivait de voler des baisers d’amoureux, des jupes qui se soulevaient sous les effets d’une brise soudaine, des grimaces, la joie ou la tristesse. J’aimais associer les personnages aux lieux dans lesquels ils évoluaient. Sur mes clichés on pouvait s’attarder sur l’architecture ou la perspective, tout autant qu’on pouvait s’attacher à observer les expressions des sujets. Mais jamais je n’étais acteur, jamais je ne m’impliquais.
J’étais un paparazzi de l’ordinaire, un « voleur d’âme ». Je vivais pour soutirer ce qu’il pouvait y avoir de bon ou de mauvais chez les autres, leurs vies étaient MA vie.
Ma vie, parlons-en !
Divorcé, seul dans un loft fatigué, un ancien garage, qui tenait lieu d’habitation et de bureau. Je m’étais peu à peu coupé du monde et de toute vie sociale. Je n’avais plus que des relations professionnelles : mes habituels clients, une galerie d’art où j’exposais régulièrement. Mon ex-femme ne m’appelait plus, ma dernière maîtresse avait fini par me quitter également. Début de la misère sexuelle.
J’aurais pu vivre bien entouré, les filles sont attirées par les photographes. Mais elles ne m’intéressaient que lorsqu’elles ne me voyaient pas. Elles m’intéressaient quand je réussissais à les capturer en noir et blanc et que je passais des nuits entières à les recadrer, à jouer avec les contrastes et la balance des blancs. Je travaillais de la même manière avec les clochards et les marchands ambulants.
Au petit matin je partais, de la place Clichy au champ de Mars. Je jouais avec la lumière du matin et celle de la fin de journée quand les ombres s’allongent. Je partais souvent en oubliant de me raser, en oubliant de me changer.
Ce jour-là, sous la chaleur écrasante, assis à la terrasse ombragée de ce café de l’avenue de la République, j’eu pour la première fois la sensation étrange et désagréable d’être observé. Pour la première fois je pouvais sentir véritablement le regard de quelqu’un sur moi et ça me pesait.
Je fouillais la rue frénétiquement et je la vis de l’autre côté de la chaussée. Elle se tenait, elle aussi, à la terrasse d’un café. Elle avait les jambes croisées, une paire de lunette de soleil qui lui mangeait la moitié du visage et des cheveux tirés et attachés en arrière. Elle fumait une blonde et me regardait avec un demi-sourire, un appareil photo posé sur le formica de sa table. C’était bien ça, elle me regardait, moi et personne d’autre. Je me suis retourné et je me suis concentré sur le comptoir, le bar et l’alignement de bouteilles renversées sur leurs supports doseurs. Je me concentrais sur l’activité de la caisse et les allez et retour des garçons maussades, les bruits des verres et des tasses, celui plus électrique du moulin à café, et l’autre, plus ronflant, du percolateur imposant qui sifflait et fumait sur son meuble.
J’avais beau me concentrer, je sentais encore les yeux de la femme dans mon dos. Je me retournais, elle était toujours là-bas, en face, souriante et fumante.
Tout à coup, elle me fit des signes, des gestes avec les mains, non pas pour m’appeler, mais pour me parler, elle me parlait avec les mains, bon Dieu je n’étais pas fou, elle m’avait dit quelque chose ! Et elle souriait toujours.
Elle s’est finalement levée, a traversé la route, et s’est assise en face de moi, à ma table, je n’en revenais pas !
- C’est énervant n’est ce pas ?
- Qu’est ce que vous me voulez ? Et qui êtes vous d’abord ?
- Ca fait un moment que je vous observe, je vous vois photographier les gens depuis pas mal de temps, sans rien leur dire, sans rien leur demander.
- Je ne fais rien de mal, non ? Et puis foutez-moi la paix !
- Vous savez que ça fait quelques jours que je vous photographie à mon tour ?
Je n’en revenais pas, cette femme m’avait prise à mon propre jeu et je n’arrivais pas à le croire.
- Vous êtes dingue ?
- Pas plus que vous ! En réalité, je vous ai vu par hasard du côté des Abbesses. Je me promenais, et je vous ai observé travailler. Je vous ai vu photographier un jeune couple qui s’embrassait sur un banc sur la petite place, je vous ai vu sortir votre appareil photo lorsqu’un enfant s’est écorché le genou à Montmartre. Jamais vous ne vous annoncez, jamais vous ne prévenez, vous tirez au hasard, vous photographiez comme on chasse !
- Mais qu’est ce que ça peut vous foutre ?
- A vrai dire, rien, j’ai voulu vous imiter, chasser le chasseur, vous piéger en quelque sorte. Je vous ai suivi une semaine, j’ai trouvé votre tanière. Je vous ai attendu et je vous ai filé. J’ai eu tout loisir d’observer votre manège, vos postures, vos poses. Je vous ai mitraillé, et je vous ai eu, comme un trophée !
- Ça n’a pas de sens ce que vous dites, je ne suis pas un chasseur, je ne tire pas des proies, je capte les traces d’une époque, je fige l’air du temps et je le restitue sur mes clichés, ça ne fait de mal à personne.
- Qu’en savez-vous ? Vous exposez ? Qui sait si le couple que vous avez photographié n’est pas adultère ? Si le clochard qui dort sur la grille de ventilation du métro n’a pas une famille ? Si tous ces gens n’avaient pas un alibi et n’auraient pas du se trouver ailleurs ?
- Mais enfin, vous croyez quoi ? Que ce que je fais est nuisible ? Je leur offre une certaine forme de postérité, anonyme, certes, mais bon Dieu, on ne parle ici que d’art, non ?
- Une forme d’art dont vous retirez tous les bénéfices, vos livres, vos expos, vos portfolios sur Internet, toutes ces formes de commerce dont vous retirez votre gagne pain se fait au détriment de vos modèles, à moins que vous n’ayez pensé à les rétribuer.
- Et Doisneau, vous pensez qu’il les a rétribués ses amoureux pour le baiser de l’hôtel de ville ?
- Bien sûr ! Ils posaient, que croyez-vous ?
Je me suis levé, furieux, je lui ai jeté le contenu de mon verre au visage et je suis parti, sans me retourner.
Je l’ai entendu derrière moi, rageuse, « Je sais où vous habitez ! »
Drôle de rencontre ! J’avais croisé la route d’une folle, une cinglée qui avait tout fait pour me pourrir ma journée. J’enrageais en silence sur le chemin du retour, vers mon garage. Je lui en voulais de m’avoir fait chier, d’avoir gâché mon Perrier frais et tout ce qu’elle m’avait dis, qu’elle m’avait suivis, photographié à mon insu.
En même temps, je savais bien qu’elle n’avait fait que ce que moi-même je faisais. À la différence qu’elle l’avait fait dans l’intention de me nuire, pour me faire chier, bordel ! Quelle conne ! Furax, j’étais vraiment furax. Je ne savais pas si elle avait dit vrai, qu’elle connaissait mon adresse. Je me posais des questions sur sa capacité de nuisance et pendant ce temps-là, mon sac pesait lourd sur mon dos et ballottait au rythme de mon pas pressé. Je le passais d’une épaule à une autre machinalement.
Finalement je me calmais, je repensais à ma façon de photographier, de ne jamais rien demander, à ma façon de m’immiscer dans l’intimité des gens. Je le savais déjà, j’avais juste posé une lourde chape sur une tonne de principes. Enfin, fatigué de tant marcher, je me reposais quelques instants sur les marches d’une vieille église, à l’ombre de son clocher. La chaleur ne venait plus du soleil mais du goudron. Il faisait toujours aussi chaud. Une brise inattendue fit tourner en l’air quelques vieux emballages de sandwiches, des moineaux s’envolèrent de l’autre côté de la rue.
*
Le lendemain, je ne l’ai pas vue devant chez moi. Je me suis un peu méfié, je regardais à droite et à gauche, parfois je me retournais et changeais de direction. Non, personne ne me suivait. Ce jour-là donc, je suis parti faire un tour du côté des jardins de l’Orangerie. J’avais l’intention de profiter de l’affluence autour des bassins rafraichissants, de la foule qui se massait sur les bancs. J’avais avec moi une canne dont la poignée pouvait se déployer, ça me faisait une sorte de chaise d’appoint et surtout, ça me permettait de gagner en stabilité et de soulager mes pieds. Et puis j’ai repensé à ce que m’avait dit cette femme, à propos du vol de l’intimité des gens. Ça m’a tellement travaillé que j’ai décidé de changer mes plans. A la place des anonymes, je me suis mis à photographier les monuments, en cherchant des angles de prise de vues non conventionnelles.
Après quelques clichés de vieilles pierres, je me suis rendu compte que je faisais n’importe quoi. Ce travail là : ça n’était pas moi ! Ça n’était pas ce que je voulais vraiment faire. Alors, je suis revenu à mes vieilles manières. Je me suis attaché à capter des visages, des jambes. La lumière m’était favorable, les sujets rayonnaient sur l’écran LCD de l’appareil. Autour de moi, des enfants criaient après les canards, des mamans souriaient à pleines dents : personne ne posait. C’est ce naturel qui rendait les images plus vivantes et c’est pour ça que je m’obligeais à sortir tous les matins. J’avais le sentiment de capter, par mes photos, l’essence même de ce qu’était la vie parisienne de ce début de siècle.
Soudain, je la vis, là, en face. Elle était à bonne distance, juste devant moi. Elle se tenait assise sur un banc, à côté d’un vieil homme. Son visage était mangé par son appareil photo sur lequel elle avait fixé un énorme téléobjectif et elle appuyait sur le bouton frénétiquement : CLACK ! CLACK ! CLACK ! CLACK ! CLACK ! CLACK !
Je n’ai pas demandé mon reste, je suis parti en courant !
Le soir même, je n’ai pas mangé, je n’avais pas faim. Cette histoire me turlupinait : pourquoi en avait-elle après moi ? Je me suis servi un grand verre de Whisky pour me calmer. Ensuite j’ai pris une douche bien fraiche. Qui était-elle ? Lui avais-je porté tort ? Sans prendre le temps de m’essuyer ni de me couvrir, je me suis rué vers mon ordinateur et j’ai essayé de la retrouver parmi les milliers de clichés stockés dans mon disque dur. Ce fut peine perdue : ici, chez moi, elle n’existait pas.
Que pouvais-je faire ? La poursuivre à mon tour ? Lui mettre une dérouillée dont elle se souviendrait ? Non, j’étais trop lâche. Je devais changer de quartier, aller plus loin, quitter mes habitudes, oublier Montmartre et République, Saint Denis et l’Opéra.
Alors quoi ? Abandonner la ville ? Faire un tour de France ? Sûrement pas. Je n’avais pas l’intention de quitter Paris. Je me suis mis la tête entre les mains, je me suis resservi une belle rasade de whisky. Finalement je me suis endormi, nu, sur le grand canapé. Au dessus de ma tête, par le grand vasistas, je me souviens avoir vu les étoiles briller dans la nuit.
*
Au réveil, j’avais une solide gueule de bois. L’estomac en vrac aussi. Je me suis donc levé, et j’ai vomi une partie de mon whisky. J’avais trop forcé la dose. Après ça, j’ai pris un grand café et j’ai parcouru mes mails, mon agenda. J’avais une invitation à un vernissage, envoyée par Elfissa, un confrère croisé sur quelques événements. Ça se tenait à deux pas de chez moi et il s’agissait d’une expo des Beaux Arts sur le thème de la photographie « je crois que tu aimeras… non j’en suis sûr ! » Pourquoi pas.
Après avoir trainé et hésité, j’ai fini par sortir avec la ferme intention de faire mon métier. J’avais résolu de ne pas me laisser intimider. J’ai donc repris mon sac, une batterie de rechange, ainsi que quelques cartes SD.
J’ai attrapé un bus qui m’a emmené sur les Champs Elysées. Nouvelle destination, donc. Sur le trajet, j’ai tenté de l’oublier. Je me suis dit qu’il fallait que j’arrête de flipper. Sur place, profitant de ce que le soleil éclairait les deux côtés de l’avenue alors qu’il pointait le bout de son nez au dessus du Louvre, j’ai shooté à la volée. Principalement des touristes. Des chinois, des américains et des saoudiens. Chacun d’eux avait un style propre, une touche d’exotisme qui dénotait. J’y suis resté quelques heures et je suis rentré. J’étais fourbu, mais serein. Plus d’espionne, personne ne m’avait suivi. Je me suis dit qu’on m’avait peut-être fait une blague, ou alors que j’étais tombé sur une folle, une illuminée ? Vraiment étrange…
Le soir je me suis habillé. Pas trop non plus. Se fondre dans la masse, passer inaperçu. Arrivé sur les lieux de l’expo, j’avais déjà oublié les événements des deux jours précédents. Dommage. Le choc n’en fut que plus grand.
L’affiche de l’expo annonçait le thème : « Le photographe et son époque, réserves et devoirs ». Au dessous du titre : Moi, nu, chez moi, vue plongeante.
Pour mon bonheur, on ne reconnaissait pas mon visage. Je suis entré, paniqué.
Un panneau indiquait le plan de la soirée. L’espace avait été découpé en cinq studios qui correspondaient aux variations sur le thème annoncé. Cinq noms, cinq visages : j’ai reconnu la femme qui m’avait photographié.
J’ai suivi le plan, je suis arrivé dans un espace pas très grand, mais aux murs recouverts…de moi. Moi, moi, et encore moi ! Je n’en revenais pas. Moi dans les parcs, moi dans les rues, toujours un œil sur l’œilleton de l’appareil et le bouquet final : moi, chez moi, sortant nu de ma douche. La photo avait été prise du toit, par la vitre du vasistas, je reconnaissais bien l’angle.
- Alors ? Qu’est ce que ça vous fait ? me glissa une voix dans mon dos. Qu’est ce que ça vous fait d’être pour la première fois le héros ?
- C’est… du viol ! C’est dégueulasse !
- Je vous l’accorde, me dit-elle, toujours souriante, mais c’est vous qui m’avez inspirée, je n’ai eu qu’à vous ferrer ! L’éternelle histoire de l’arroseur arrosé !
C'est une possibilité, mon cher Léo !
· Il y a plus de 12 ans ·Jean Louis Michel
Le personnage décrit est vraiment interessant, j'aurais aimé le suivre un peu plus longtemps, savoir ce qu'il a dans le ventre !
· Il y a plus de 12 ans ·Léo Noël
ton héros n'a plus qu'à la poursuivre pour...violation du droit au respect de la vie privée, parce que quand même être photographié nu au sortir de sa douche... mdr! J'ai adoré ta nouvelle... bravo!!!
· Il y a plus de 12 ans ·Elsa Saint Hilaire
Merci à vous trois ! J'aimerais bien publier un recueil de nouvelles de ces tranches de vies cabossées, enfin, si ça plait.
· Il y a plus de 12 ans ·Jean Louis Michel
Comme l'ensemble de tes textes, c'est bien écrit, on est pris par l'histoire, et c'est le cas de le dire, c'est encore un bel instantané de vie ... ! :-)
· Il y a plus de 12 ans ·junon
j'ai bien aimé! et bien fait pour lui!
· Il y a plus de 12 ans ·Karine Géhin
J'aime bien l'écriture rapide et sans faux effets. Toujours intéressant la mise en abîme, et ce truc récurant qui m'énerve : il faut en passer par là pour piger, on est lents parfois ! Et puis la réflexion sur le vol de l'image, on en parle beaucoup, justement parce qu'on ne fait rien. Merciii !
· Il y a plus de 12 ans ·eaven