Si j'avais su....
caza
"Bonjour mon petit, ne t'inquiète pas, ce n'est que moi....
Il fait beau aujourd'hui, nous sommes en été, ce matin, j'ai vu des oiseaux plein le ciel, ils s'amusaient dans une sorte de ballet aérien, mouvant et changeant dans le soleil levant, je n'ai pas eu le loisir de m'attarder, mais je l'ai mémorisé pour t'en parler.
Je vais te prendre pour te donner le bain, oui, je sais que tu n'aimes pas cela, je vais faire en sorte que tu ne te refroidisses pas, je prépare l'eau comme tu l'aimes et je reviens vers toi."
"Ah, tiens, c'est la gentille qui vient de rentrer, je le sais, elle me dit toujours bonjour mon petit, quand elle arrive....
Elle n'est guère bavarde, ce sont les seules paroles qu'elle prononce, à part lorsqu'elle annonce ce qu'elle va faire, mais ses gestes sont empreints de douceur, elle a compris ce que je n'aime pas, pas la peine que je grimace plus que de raison avec elle...."
"Allez, on y va, on va prendre le bain, oui, ne crains rien, j'ai préparé les serviettes pour la sortie, tu n'auras pas froid, en douceur, là, tu vois, l'eau est tiède, détends toi, je te tiens, tu ne risques rien....
Allez, maintenant que je t'ai réinstallé, en faisant bien attention à ce que les fils ne te gênent pas, je vais te donner ton repas...
Mais qu'est-ce qui se passe ce matin ? Tu n'as pas faim ? Pourquoi me regardes-tu fixement comme cela ? J'ai pourtant tout vérifié, je sais que tout est à bonne température ....
Je t'en prie, fais un effort, je ne voudrais pas qu'on soit encore obligé d'avoir recours à la sonde de gavage, allez mon petit, s'il te plaît...
Tu me regardes fixement, de tes yeux qui, je le sais, ne peuvent voir à plus de 20 cm, tu es trop petit, mais je sens ce matin, un regard bien plus adulte et désespéré, je comprends, sans vouloir l'admettre, que ce que je suis en train de faire est vain, je me demande même si je ne te fais pas mal en insistant pour que tu prennes ton biberon.....
Allez, fais un effort, s'il te plaît, la vie est belle, crois moi, le soleil brille, tu vas grandir, il ne peut en être autrement, si ???
Quel message essaies-tu de me faire passer ?? Pourquoi j'ai l'impression que tes lèvres sont plus cyanosées d'un coup ? Que m'a-t-on caché que tu veux me révéler sans pouvoir me le dire ? Non, je refuse de le comprendre, cela ne se peut pas....."
"Ah tiens, cette fois, elle est partie sans me dire au revoir, sans un mot, elle a dû comprendre que je ne pouvais plus aller plus loin, je l'ai perçu dans ses yeux, elle a reçu le message, j'espère juste qu'elle va s'en remettre, je l'aimais bien cette petite aide soignante, je suis si fatigué...."
"Dites-moi, infirmière chef, j'ai eu un souci ce matin avec le petit du box 8, il n'a pas voulu prendre son biberon et je lui trouve mauvaise mine, qu'est ce qui m'échappe au juste ?"
"Ah, oui, j'aurais dû te dire de ne pas y aller, ce n'était pas à toi d'entrer ce matin, il ne survivra pas à cette journée, bla bla bla bla"
Des années plus tard, je ne sais toujours pas ce qu'elle m'a raconté après ces mots là, mais le visage de ce petit être, dans cet hôpital où j'ai passé 3 mois de ma vie à me dévouer pour les prématurés me hante encore....
On m'avait dit de ne pas m'attacher à ces enfants, facile à dire quand on a à peine 19 ans, aucune formation, qu'on veut devenir pédiatre, qu'on y croit et qu'on a eu la chance d'entrer dans un grand hôpital parisien, alors qu'on vient tout juste de passer le bac.... littéraire.....
A cette époque, je suis sûre d'avoir effrayé bien des femmes quand je les croisais, avec leurs enfants en pleine santé, je ne pouvais détacher mes yeux de leurs frimousses souriantes, certaines ont changé de trottoir en me voyant.
Cela m'aura au moins appris une chose : la médecine a perdu un mauvais médecin car je n'ai jamais réussi à ne pas m'intéresser à ces enfants, dont le plus petit pesait 600 grammes lorsque j'ai eu à m'en occuper.....
Ce matin, au réveil, je ne sais pas pourquoi, c'est le visage de cet enfant, mort une demi heure après que j'ai quitté mon poste, qui m'a assaillie au pied du lit...
Encore une fois, je repasse les événements de cette matinée dans ma tête et je me pose inlassablement la question, ai-je bien agi, a-t-il perçu les mots qui n'ont pas franchi mes lèvres, vu que les box étaient tous vitrés et qu'il était interdit "d'en faire trop" ?
Si difficile à lire..et dire que c'est une triste réalité !
· Il y a presque 6 ans ·ça laisse de la tristesse au cœur.
Louve
Oui, en effet.....
· Il y a presque 6 ans ·caza
Terrible histoire que celle de cet enfant sans nom…
· Il y a presque 6 ans ·nyckie-alause
Les noms des enfants étaient indiqués sur les fiches de soins au pied du lit, mais il est vrai que personne ne les nommait, technique sans doute pour ne pas s'attacher.
· Il y a presque 6 ans ·Point n'est besoin, pour ma part, de me rappeler de son prénom, son regard me hante encore....
caza
Très très émouvant,
· Il y a presque 6 ans ·Vous avez raté votre vocation de pédiatre, vraiment
li-belle-lule
Merci, la vie en a décidé autrement, mais je repense souvent à ces trois mois passés dans ce service où j'ai côtoyé à la fois l’indicible et le plus beau.
· Il y a presque 6 ans ·caza
Ouaaah, c'est fort !
· Il y a presque 6 ans ·petisaintleu
Merci
· Il y a presque 6 ans ·caza