Six personnages engueulent l'auteur.

"Engueulent", oui, le mot est juste. Je me suis fait engueuler par mes personnages. Et chez moi, en plus! Voici comment:

L'écriture me vient à tous moments: Un sujet me fait signe. Dès que j'ai mon clavier sous les doigts, j'y vais. Atmosphère autour de moi, musique, environnement, cela n'a pas beaucoup d'importance. Les mots se proposent et le bonheur s'invite.

Or, depuis un moment, c'est l'écriture théâtrale qui me tenait. Six pièces écrites depuis 2006, dont deux jouées par des Compagnies Amateurs. Cela fait donc pas mal de personnages créés par mes neurones. Et j'écris aussi des poésies. C'est ça qui a tout déclenché:

Hier soir, pas tard, après mon sobre dîner, on sonne à ma porte. Je vais ouvrir, sourire aux lèvres. Qui vois-je, serrés en un groupe compact et sévère?  Six de mes personnages. Je les ai reconnus dans l'instant. Un ou une représentant(e) pour chacune de mes pièces, principalement des femmes, et plutôt teigneuses (ben oui, je les ai créées ainsi!). Je leur offre bon accueil:

"Eh bé, la surprise! Bonsoir, que me vaut..."

Sans répondre, le groupe est entré, direction le salon où chacun/chacune s'est assis dans fauteuils ou chaises. Ona, une Louve assez agressive, s'est lovée sur le canapé. Il restait une chaise, je l'ai prise.  Le silence se faisant un peu lourd, j'ai plaisanté: "Je vous ai faits plus bavards, non?". L'une d'elles (les hommes semblaient un peu discrets) a commencé:

"Justement! Tu nous a créé, donné existence, sentiments, parole. Tu te bats pour que nos mots (les tiens), nos dialogues, didascalies, soient lus, que nous soyons joués sur scène. C'est bien!"  Une autre a enchaîné: "Alors, pourquoi nous fais-tu ça, depuis un moment?"

"Mais, ça? Quoi ça?"  J'étais un peu perdu.

"Ton infidélité."

Infidélité? Je ne pigeais pas bien. J'ai eu droit à une explication:

"Depuis quand n'as tu pas écrit pour le théâtre? Depuis quand n'as-tu pas sculpté des personnages qui auraient pu nous rejoindre? Tu le sais, nous sommes une sorte de Famille."

"Eh bien oui! Mais en ce moment j'écris des poésies..."

Ona a pris ma réponse comme un os, à la volée:  "Exact. C'est ce qu'on te reproche. Des poésies! Des sonnets, des quatrains... Il n'y a pas de personnages là-dedans, pas de dialogue ou de jeux de scène. Les mots, seuls! Pas de spectateurs, mais des lecteurs qui comprennent ce qu'ils veulent, alors que nous, ce sont nos âmes que nous exprimons avec tes mots! Tu nous abandonnes!"

Et tout le groupe, tel le choeur antique, a psalmodié: "Tu nous abandonnes, tu nous trahis!"

J'ai eu la révélation, le flash, la compréhension: "Vous... Vous êtes en train de me faire une scène de jalousie parce que j'ai écrit quelques poésies!?"

"Il y a de quoi, non? Nous avions confiance en toi, et puis, te voilà à poétiser, à rimer... D'ailleurs, tu n'as écrit aucune pièce en vers. On aimerait bien parler en alexandrins!"

J'ai songé (très modestement) à Pirandello qui avait lancé des personnages cherchant un auteur. Et là, ce soir, des personnages venaient faire une  scène de jalousie à leur auteur. Pour quelques escapades poétiques extra-théâtrales! Je ne trompais personne, c'était juste une attirance poéti...  Et puis zut!

Tout soudain, j'ai senti la rogne monter en moi. Des disputes amoureuses, j'avais vécu ça. Mais des reproches sur mes goûts en écriture,  et venant de mes propres créations, non, mais on va où? Je me suis levé, en respirant à fond:

"Non, mais on va où? Alors vous allez m'écouter. Je ne suis pas infidèle."  Ona, vive et en alerte, a fait mine de protester. D'un geste, je l'ai renvoyée sur le canapé. Qui c'est le boss!

"Pas infidèle. Toutes et tous, qui vivez dans mes pièces, je vous aime. Compris? Je vous aime. Vous existez, vous serez sur scène, en tapuscrit, en texte imprimé. Oui, je me battrai pour vous! Et mes poèmes ne retirent rien à l'amour que je vous porte. Ce sont des expressions, des émotions que je souhaite faire ressentir aux lectrices, aux lecteurs. Pour les atteindre au coeur, au corps, afin de les emmener ici, là, en sourires et soupirs."

Les personnages étaient attentifs. La tension s'est bien relâchée. J'ai continué: "Et vous! Mais vous en faites autant, auprès des spectateurs et des lecteurs. Vous êtes indispensables. Vous m'êtes indispensables! Je n'abandonnerai jamais le théâtre. Je suis sur une nouvelle pièce, dès qu'elle sera au point, vous serez avertis. J'ai un peu de mal avec l'intrigue, mais rien de grave."

Elles et ils se sont levés, souriants, et m'ont entouré. Leurs mains ont effleuré mon visage. Ils m'ont dit "Merci! Nous voilà rassurés. Bonne chance avec l'intrigue. Nous sommes toujours près de toi. A bientôt!" Et ils sont partis tranquillement. J'ai remarqué qu'ils passaient à travers la porte sans l'ouvrir.

Je suis allé me coucher, tôt. Car le lendemain j'avais une pièce et un poème à sculpter.

    (Edouard HUCKENDUBLER)

            Mes six pièces auxquelles je fais allusion sont lisibles,   pour deux d'entre elles (courtes) sur WLW : "Pas le droit à l'erreur!" et "Le mal-aimé du Titanic". Et toutes sont téléchargeables en cliquant directement sur le lien (leproscenium.com) installé dans ma page biographie profil de WLW.
   Ona est un personnage de "La hiérarchie des Louves".