Sixto Rodrigues

Cleo Ballatore

Sixto Rodriguez est né à Detroit, le 10 juillet 1942, de parents émigrés mexicains. Il est le sixième d'une grande fratrie. Dans sa jeunesse, c'était un marginal. Le jour, il vivait de petits boulots. La nuit, il jouait de la musique dans des bars miteux. Il composait aussi. Il a enregistré deux albums : « Cold Fact » en 1970 et « Coming from Reality » en 1971.

La première fois que « Cold Fact » a été écouté en Afrique du Sud, ce fut lors d'une soirée d'étudiants au Cap. Une Américaine avait apporté le disque des États-Unis. Tout de suite, cette voix nasale un peu râpeuse, ces ballades tintées de folk et ces paroles qui parlaient de liberté ont semblé familières à la jeunesse afrikaner. Rodriguez chantait la sexualité, exaltait la drogue et dénonçait l'atteinte aux droits civiques. Autant de sujets tabous dans cette société contrôlée, coupée du monde où l'apartheid maintenait les jeunes sous une chape de plomb. Rodrigues devint un symbole de la révolte qui grondait. Ses disques s'échangeaient sous le manteau. Certaines de ses chansons furent interdites à la radio comme « I wonder ». Les autorités rayaient en profondeur la piste du vinyle pour s'assurer de la bonne exécution de leurs ordres.  

Un mystère demeurait. Qui était Rodrigues ? Les revues de rocks, qui leur parvenaient du Royaume-Uni ou des États-Unis, n'en parlaient jamais. Sur la pochette de « Coming from Reality », on voyait un jeune homme d'une vingtaine d'années aux traits hispaniques, aux longs cheveux noirs et raides dont le visage était en partie dissimulé par une paire de lunettes de soleil. Il était vêtu d'un jean pattes d'eph, d'une chemise blanche et de boots. Enveloppé dans la lumière dorée d'une chaude fin d'après-midi, Rodriguez était assis sur les marches d'une maison abandonnée. Un jour, quelqu'un apprit qu'il était mort. On racontait qu'il s'était suicidé sur scène en se tirant une balle dans la tête.

Les années passèrent et, un matin, sur un coup de tête, un journaliste décida de mener l'enquête. Il voulait découvrir l'homme qui se cachait derrière cet artiste qui avait marqué sa génération. Il visita les maisons de disques du Cap qui écoulait sa production. Les responsables des labels ne savaient rien sur Rodriguez. Ils versaient des royalties chaque année à une société américaine basée à LA. Lors d'un voyage en Californie, il réussit à le rencontrer le propriétaire qui lui jura dans les yeux dans les yeux qu'il n'avait jamais reçu le moindre dollar d'Afrique du Sud. Il ignorait que Rodriguez était connu là-bas. Selon lui, ses disques avaient été piratés. Quant à Rodriguez, il l'avait perdu de vue après l'échec successif de ses albums. Cependant, il assurait qu'il ne s'était pas suicidé sur scène.

Lors de son retour en Afrique du Sud, le journaliste, dépité, décida de créer un site internet dédié à son idole. Un soir de juin 1997, son téléphone sonna. C'était une lumineuse soirée d'été agrémentée d'une fraîche brise marine. Un de ces instants magiques où la nature est en harmonie avec nos émotions. Il aurait reconnu entre mille cette voix chaude, un peu râpeuse. Rodriguez était en vie. Il avait entendu parler du site. Il découvrait sa notoriété en Afrique du Sud. Il croyait à une mauvaise blague. Mais le journaliste réussit à le convaincre. Rodriguez resta alors silencieux un si long moment qu'il pensa qu'il avait raccroché.

Quand il le rencontra à Detroit, il trouva un homme âgé de soixante ans au sourire doux qui parlait de fraternité et de liberté. Comme sa vue était faible, il portait des lunettes teintées, aux verres épais qui masquaient ses yeux d'un brun profond. Sa vieille guitare l'accompagnait partout. Quel que soit l'endroit, il grattait des mélodies en fredonnant de sa voix un peu voilée. Le difficile travail sur les chantiers avait déformé ses mains maintenant épaisses, recouvertes d'une peau rêche, tavelée, aux ongles gris parfois cassés. Mais dès qu'il pinçait les cordes de sa guitare, elles redevenaient gracieuses et légères. Quelques fois, il s'énervait. Les inégalités le révoltaient. Son débit devenait alors plus rapide et ses gestes saccadés. Certains soirs, il avait un coup dans le nez. La vie avait été dure avec lui. Il avait dû abandonner l'espoir de faire carrière dans la musique. Il ne se plaignait jamais de l'injustice de son sort mais dans ces moments son regard trahissait sa souffrance. En silence, il buvait des verres de whisky les uns après les autres.

Rodrigues habite toujours dans sa modeste maison en briques de Detroit, entouré des siens. Ces dernières années ont été jalonnées par des tournées triomphales en Afrique du Sud, puis dans de petites salles aux États-Unis et en Europe. Cette gloire tardive n'a pas changé l'homme qu'il était devenu.

Ces chansons sont maintenant connues dans le monde entier et parfois, au hasard d'une balade, je les entends. Pour beaucoup, il n'est qu'un chanteur de folk, à la voix râpeuse, à l'indignation rafraîchissante dans cette société marquée par l'individualisme et les inégalités. Moi, quand je l'écoute, je revois des marches silencieuses, la sortie de Mandela de prison et la fin de l'apartheid. Sa musique aura accompagné l'Afrique du Sud le long du chemin épineux vers la liberté.             

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