Sourires

aile68

Plus que trois minutes avant que l'alarme sonne je regarde mon portable comme s'il en allait de ma vie. Pas envie de me lever, affronter ce jury pour ce poste de travail, ils vont le remarquer que ce poste ne m'intéresse pas. Commerciale en téléphonie, la formule me hérisse, me rend malade mais il faut bien manger et payer ses factures. Depuis que j'ai décidé de voler de mes propres ailes je vis un vrai cauchemar, cependant je n'allais pas passer ma vie devant l'écran de télévision ou de l'ordinateur à regarder des trucs (c'est le mot!) débiles. Les téléfilms à l'eau de rose, les dessins animés, Facebook ne m'ont pas mis du plomb dans la cervelle mais plutôt dans l'aile. Plus que deux minutes, une minute, sourire, j'ai décidé de sourire, avoir la banane, la pêche, comme j'ai pu détesté l'image du jeune cadre dynamique quand j'étais adolescente. Dring! L'alarme sonne: "C'est l'heure de vous lever" me dit la voix métallique dans le téléphone, voix que je maudis intérieurement tout en rabattant ma couette. Café serré, douche, vêtements préparés la veille, je n'irai pas. Ce poste ne me ressemble pas. Mon vrai boulot c'est écrire mais l'employée de Pôle Emploi m'a dit qu'il fallait arrêter de rêver. C'était comme recevoir une gifle en pleine figure. C'est ainsi que je me suis jetée sur les premières annonces que j'ai trouvées en m'arrêtant sur ce poste de commerciale en téléphonie, les autres postes de caissière et de vendeuse dans les marchés étant déjà pris. Une bonne âme de Pôle Emploi (oui il y en a, véridique!), m'a aidée à faire ma lettre de motivation qui a été acceptée. Mais cette lettre ne correspond à rien pour moi, elle correspond encore moins à moi, en un mot elle est fausse. Tailleur, escarpins, léger maquillage (qu'est-ce que je déteste cette mascarade!), apparemment je présente bien, mais posez-moi quelques questions histoire de voir à quoi je corresponds pour eux... Penser à poser ma voix, mon personnage, bref les convaincre.

9 heures je me retrouve dans une salle d'attente avec trois autres candidats. Intérieurement j'espère ne pas avoir le poste néanmoins d'un autre côté je continue à faire semblant de le vouloir, l'esprit humain est drôlement fait. 9h15 on appelle la première postulante. Un jeune péteux, un clown en pantalon noir léger, une chemise blanche et une veste noire, et la cravate de rigueur, une tenue certes  très conventionnelle. Avec les autres on se regarde, sourire gêné, on s'observe du coin de l'oeil. Bref, on se déteste! 9h20: c'est mon tour, je tremble comme une feuille, la personne qui me fait entrer écorche mon nom, j'ai l'impression de lui faire mes yeux noirs, ceux qui fusillent les gens d'un seul regard car elle me regarde drôlement. Un homme assis avec une autre personne, un homme, comme s'il fallait que les hommes soient en nombre supérieur, me dit avec une bouche en cul de poule:

"Présentez-vous, quelles sont vos motivations pour ce poste de commerciale en téléphonie.

Je réponds en espérant que ma voix soit assez convaincante, je pense soudain à la bonne âme de Pôle Emploi et me mets à parler en souriant, c'est bien ça le sourire,ça détend les cordes vocales et c'est communicatif car cul de poule se met à me faire un sourire, pincé, mais un sourire quand même:

- Je m'appelle Agnès Belin comme les biscuits Belin (ça, ça doit être bien pour le côté relationnel je pense sans conviction). Mon passe-temps préféré c'est l'écriture (mais qu'est-ce que je lui raconte?), ma motivation pour ce poste, c'est le contact avec les gens, et l'intérêt pour les téléphones fixes et portables. Je suis dynamique, organisée et ponctuelle.

- Organisée, que voulez-vous dire par organisée?

Mince il veut me piéger, pourquoi je lui ai dit ça? Je lui dis calmement d'un air sérieux mais pas trop, ne pas être tendue surtout:

- Je veux dire que je traite les questions du client, une par une, en parlant clairement pour ne pas l'embrouiller, ( mais peut-être qu'ils veulent embrouiller les clients mine de rien mine de crayon, ça c'est ma méfiance vis-à-vis des commerciaux) tout en étant dynamique.

- Bien, je vois. Avez-vous de l'expérience dans la vente de téléphone?

- J'aimerais en avoir en fait. Toutefois j'ai été vendeuse en poissonnerie dans un hypermarché. ça a été une très bonne expérience pour moi. J'avais eu un contrat de deux mois.

- Très bien, vous vous y connaissez en téléphonie?

Mince! The question qui tue.

J'hésite un instant et je me lance:

- Pas bien non, mais je peux m'informer pour être au point afin d'honorer mon poste.

- Ecoutez, je n'irai pas par quatre chemin. Vous vous exprimez bien, vous avez une bonne présentation, mais nous demandons à nos candidats d'avoir une connaissance dans le secteur pour lequel ils postulent. Nous n'avons pas le temps de les former, ils doivent être opérationnels de suite.

Ma réaction est de sourire:

- Oui, bien sûr!

Il me regarde par en dessous, en ne sachant comment interpréter ce sourire.

- Dans ce cas vous pouvez disposer.

Chose que je fais de suite en disant d'une voix posée (j'aurais dû faire du théâtre décidément):

- Merci de m'avoir accordée quelques minutes de votre précieux temps. Bonne journée!

L'homme me répond en souriant:

Bonne journée à vous!

Je sors de mon entretien, vannée, lessivée, j'ai de la sueur plein le dos. Malgré les efforts fournis pour bien répondre et sourire, je suis contente d'avoir été recalée. La téléphonie et moi ça fait deux, je ne le redirai jamais assez. N'empêche que j'y avais cru un moment. Bon, allons prendre un café et une petite douceur je me dis, pour faire retomber le stress qui surgit après cet éprouvant entretien.

Le lendemain et les jours suivants je réfléchis sérieusement à ce que je voudrais faire dans la vie. Je me rappelle que mon interlocuteur m'a dit que je m'exprimais bien et que je présentais bien. Et puis j'ai été souriante à plusieurs reprise, a compte ça, quoique faut pas trop sourire, ça énerve parfois les gens. Mais ce que je voulais surtout c'est faire quelque chose qui me ressemble ou qui me rappelle un doux souvenir. Je sais: mon père voulait que je sois boulangère comme ça j'aurais ramené des gâteaux à la maison. Je revois mon père en train de me dire ça dans la cuisine et ça me fait chaud dans le coeur. Pendant plusieurs jours j'ai écrit des lettres de motivation à des boulangeries, j'ai aussi demandé à la boulangerie de mon quartier s'il y avait des possibilités d'embauche. C'est ainsi que j'ai trouvé du travail dans une boulangerie en ville le samedi et le dimanche, puis j'ai étendu ma recherche, j'ai postulé dans des snacks, je n'oubliais pas de sourire mais pas trop, les habitués de la boulangerie d'ailleurs m'appellent Madame Sourire, chaque jour, pendant cette période bénie comme le pain, j'ai remercié mon père de m'avoir incitée à être boulangère. Mais ce que je voulais vraiment, écrire, restait en suspens dans un coin de mon coeur et de ma tête.

Et puis pendant un temps j'ai travaillé dans un snack-bar toujours en ville, je me rappelle toujours l'entretien que j'avais passé pour le poste dans la téléphonie, je suis dynamique, organisée et ponctuelle, et j'aime le contact avec la clientèle. Cet entretien a été déterminant dans ma vie. Un jour j'ai servi Cul de poule au snack-bar, je ne pensais pas le croiser dans cet endroit-ci, je lui ai fait un beau sourire sans réfléchir, comme si c'était normal. Il était accompagné de l'autre homme qui n'avait pas dit un seul mot durant tout l'entretien. Contre toute attente, ce dernier a répondu à mon sourire comme si on se connaissait depuis toujours. Il a voulu me parler pendant que son collègue mangeait. J'ai cru me revoir dans le bureau où j'avais eu ce fameux entretien. Notre conversation formelle au début a vite pris une tournure familière. De temps en temps je regardais Cul de poule du coin de l'oeil, manifestement il faisait la gueule mais là il n'était pas dans son bureau donc il n'avait aucun pouvoir sur personne. L'homme au sourire merveilleux, un psychologue en fait, est revenu plusieurs fois au snack, puis il m'a invitée dans un café philo où le thème du soir était "Les nouvelles techniques de communication favorisent-elles l'échange avec mon voisin?"ce qui nous a bien fait sourire. Je lui ai fait part de mon rêve: ouvrir un café littéraire où l'on puisse lire et écrire et échanger des idées. J'ai su grâce à mon psychologue (avec lequel les liens se resserraient vite comme les mailles d'un pull sans trous), que je pouvais présenter un projet à la banque L. qui l'étudierait et pourrait le cas échéant m'accorder un crédit pour monter mon affaire. J'en ai d'abord été enchantée mais j'ai très vite réalisé que cela représentait trop de travail, trop de soucis et de contraintes, j'ai préféré que mon projet reste un rêve. J'allais travailler dans mon snack-bar jusqu'à la fin de mon contrat en décembre et après?

Après, est venu le temps du bonheur par interférence. Une saison à aimer, entre lettres de motivation et sorties culturelles. Tout un hiver passé à jongler avec les week-end et les entretiens, Pôle Emploi, les amis et puis l'envie de lever le pied. Au printemps, j'ai trouvé du travail dans une autre boulangerie en ville, pour trois mois. J'étais contente oui et non, j'en avais assez des contrats à durée déterminée. Mais bon ça me faisait un travail aussi, c'est avec un sourire mi-figue mi-raisin comme le temps en ce début de printemps que j'ai retrouvé la chaude odeur du pain, et le cher souvenir de mon père. Plus le temps passait, plus il faisait un temps de chien, et plus Sylvain, mon psychologue, faisait la tête. En avait-il assez de moi? Je lui ai demandé un jour car j'en avais bien peur. Il était plus distant, en ma présence son regard était bien lointain.

"Qu'est-ce qu'il se passe enfin? Tu en as après moi ou quoi?

- Non, non... Voilà, je suis au chômage. Chacun son tour m'a-t-il dit avec un pauvre sourire qui m'a fait craquer.

- Oh! Désolée vraiment, j'étais loin d'imaginer. Mais tu vas retrouver...

- Oui, j'espère...

- J'ai fait quelques lettres de motivation, j'ai mis mon CV à jour. J'ai eu un rendez-vous à Pôle Emploi.Voilà pourquoi il avait été si distant.

- C'est bien écoute! Bientôt tu auras des entretiens, je te l'assure.

- Oui... Je ne désespère pas.

- Tu aimes ta profession de toute façon!

- Ben justement je suis plus très sûr de moi. Je voudrais trouver un associé  et faire de la psychologie clinique dans un cabinet.

- Tu as cherché dans cette voie-là?

- Oui, j'ai commencé, j'ai contacté d'anciens collègues de fac.

- Et alors?

- Et alors rien de bien intéressant."

Il ne m'a pas semblé très motivé mais j'ai laissé tomber et nous avons parlé de la pluie et du beau temps. Entre parenthèse le temps était toujours à la pluie. Et le mois de juin est arrivé et le beau temps également. Je terminais mon contrat à la boulangerie. Sylvain avait trouvé un petit stage de trois mois, à l'hôpital. C'était mieux que rien. Il  prenait ça avec philosophie. On a continué à jongler entre week-end et recherche de travail, en vérité j'avais envie de partir en vacances. C'est ce que j'ai fait. J'ai eu envie de retrouver mes parents à Angers, c'est ce que j'ai fait avec joie et une légère envie de pleurer. J'avais 26 ans, j'étais encore jeune, j'avais un ami mais ma vie n'avançait pas beaucoup. Elle piétinait même et puis Sylvain qui n'avait pas de travail...

Arrivée chez mes parents, on m'a fait un accueil chaleureux bien que j'étais partie de la maison en claquant un peu la porte vue que je voulais mon indépendance contre l'avis de mes parents car je n'avais que mon bac en poche et un diplôme d'université. Au cours d'une promenade dans le jardin où l'on admirait les genêts, mon père m'a demandé si j'y arrivais financièrement. Il est vrai que j'avais un compte en banque où il versait un peu d'argent dessus tous les mois, ce qui m'aidait bien. Je me suis empressée de lui dire que j'étais boulangère, j'avais quelques larmes dans les yeux. Il m'a regardée en fronçant un peu les sourcils et il a souri.

" Si tu es heureuse ainsi..."

Heureuse, ce n'est pas le terme que j'aurai employé avec la situation de Sylvain et moi qui devait retrouver du travail pour septembre.

-Pourquoi fais-tu ça Agnès? Que veux-tu prouver?

Je ne m'attendais pas à ces questions.

- Pour rien, pour moi, j'ai répondu déconcertée.

- Tu sais que ta chambre est toujours à ta disposition...

- Mais je ne veux pas revenir habiter avec vous! je me suis écriée.

- Tu veux continuer à vivre seule?

- Mais je ne suis pas seule, j'ai des amis. (En vérité j'avais deux amies, les autres étaient des amis de Sylvain).

- Bon, dans ce cas, allons rejoindre ta mère. Elle doit s'impatienter."

Je suis restée une semaine chez mes parents à faire ma grande, mais j'étais drôlement contente que ma mère me dorlote. Pendant une discussion entre femmes elle m'a dit: "Je te trouve embellie, tu as un homme dans ta vie?

Je n'ai pas voulu répondre mais ma mère a tenu à me dire:

- Si c'est le cas, faites bien attention."

Je l'ai regardé de mon oeil noir un peu je crois et je l'ai embrassée.

De retour dans mon petit nid, j'ai vu un mot sur la table de la cuisine:

- Je ne m'en sors pas, ce stage ne remplit pas mes poches. Il faut que je paye mes factures, je ne veux pas me retrouver à sec. Je pars en Suisse trouver du travail.

Paf! La paire de claque de ma vie. Allait-il revenir? Je l'espérais mais pourquoi ce mot?

J'ai appelé, appelé, pas de réponse de sa part. L'été est passé, puis l'automne, et l'hiver. Grosse déprime de mon côté, longue période de chômage, envie de tout claquer, de retrouver les jupes de ma mère, ma chambre avec la tapisserie avec des nuages. Non, ç'aurait été un retour en arrière et ça je ne voulais pas! Je suis retournée au snack-bar où j'avais travaillé et je l'ai vu, lui, Sylvain! C'est comme si le jour s'ouvrait sur un nouvel horizon, de nouvelles perspectives ensoleillées. Il a mis un doigt sur sa bouche, alors je n'ai rien dit. Je l'ai regardé avec émerveillement, il m'a offert un café et l'on s'est embrassé. Pendant notre long baiser j'ai senti qu'il me souriait, alors j'ai souri moi aussi.







  • Tout est bien qui finit bien. Jolie nouvelle.
    Pendant mes études j'ai travaillé en boulangerie et maintenant je rêve d'ouvrir un café littéraire où on pourra y voir des expositions de photographes, j'ai même le nom du lieu.

    · Il y a plus de 5 ans ·
    40405 (2)

    Lady Etaine Eire

    • Merci Etaine! La boulangerie, et la photo ne sont pas des thèmes anodins pour moi, ils renvoient à de très fortes émotions. Je te souhaite d'ouvrir ton café littéraire, lui donner un nom c'est déjà le faire exister. Bonne chance!

      · Il y a plus de 5 ans ·
      Coucou plage 300

      aile68

  • J'aime bien les histoires qui finissent bien :)

    · Il y a plus de 5 ans ·
    W

    marielesmots

    • :o))

      · Il y a plus de 5 ans ·
      Coucou plage 300

      aile68

  • Les sourires illuminent les jours gris! Belle nouvelle

    · Il y a plus de 5 ans ·
    Cavalier

    menestrel75

    • Merci menestrel!

      · Il y a plus de 5 ans ·
      Coucou plage 300

      aile68

  • sourires après vous avoir lu ;)

    · Il y a plus de 5 ans ·
    Img

    Patrick Gonzalez

    • :o))

      · Il y a plus de 5 ans ·
      Coucou plage 300

      aile68

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