Stones (for ever)

June 1974 / Breshanan lake, Ontario / 10:23 pm

De retour au salon, j'ai avisé machinalement la chaîne et y ai découvert un vinyle sympa qui somnolait bêtement. C'était le Goats Head Soup des Stones. Pas forcément leur meilleur LP de la décennie mais une trouvaille qui m'a décidé à abandonner ma ST-59 et écouter enfin de la vraie musique.

Power-on et pointe de diam's pour d'infimes chuintements amplifiés, prélude au plaisir brut par baffles interposées.  En fait, il s'agissait là du plus court chemin possible pour résumer nos vies de l'époque, un raccourci braillé par cette même bande un peu partout sur les ondes quelques mois plus tard avec leur célébrissime It's only rock'n'roll...

Ce soir-là, la voix de Jagger était parfaite. Une harmonie vocale totalement en phase avec cette fluidité nocturne propre aux abords du lac. Alors rapidement, l'environnement qui s'estompe, laissant le son prendre la main, abandonnant aux chords le leadership de ces secondes suspendues.

J'avais réglé le niveau sonore juste ce qu'il fallait et quand les Angie à répétition ont succédé aux riffs en pédale wah-wah de Taylor sur Doo Doo Doo Doo Doo, on a atteint le haut de la gaussienne, le couronnement de la soirée. Dans l'air doux du salon, c'était comme si des flashs sonores et répétitifs envahissaient l'espace autour de moi, des bulles d'avertissement qui montaient crescendo avant de redescendre comme ces feuilles d'érable qui chutent des branches aux lendemains des premières gelées d'automne. Lumière éteinte, par la fenêtre ouverte du salon, je percevais le chant des criquets dans le pré, les premiers de l'année et de temps à autre des glapissements de renards dans la nuit. Des claquements secs et furieux qui rappelaient qu'on vivait dans un lieu réellement à l'écart ici.

Les titres se sont enchaînés.

Entre les morceaux, dans ces interstices de silence, la brise nocturne agitait le petit monde autour de la cabane. Des secondes comme des fenêtres sur une autre dimension, une, deux secondes indécises et hop ! cet irréel se retrouvait masqué par les guitares. Deux faces, un disque et la nuit, un véritable moment magique.

Le dernier que je me souvienne avoir vécu aussi intensément là-bas, entre les murs de bois de la cabane.

Elle est rentrée tard et m'a trouvé assoupi. Ses gestes étaient simples et sa voix remplie de douceur quand elle m'a réveillé pour m'entraîner dans la chambre.

De leur côté, les Stones avaient dû repartir en studio. Ou en tournée peut-être... C'est qu'ils avaient sacrément la bougeotte ces p'tits gars à l'époque. Et on peut dire ce que l'on veut, la coke n'était pas l'unique responsable de cette propension à l'instabilité... Parce qu'ils étaient comme prédisposés aux sautillements, les bougres. Des rebonds qui perdurent encore à notre époque et en passant, voilà sûrement la raison pour laquelle ils traînent encore dans le coin.

Et moi pas.

La chaîne était donc muette au retour de ma blonde, seules deux petites loupiotes rouges caftaient l'impasse musicale précédente. On est allé se pieuter, lovés, scotchés ensemble, engloutis autant par nos sens et le besoin de l'autre que par l'inconscience de notre jeunesse. Nous traversions là nos plus belles années, nos meilleurs moments de vie ensemble et quelque chose me dit qu'aucun de nous n'en avait conscience.

Elle et moi, ici au Canada. Mike et sa bande, là-bas en Angleterre. Un océan de distance entre nous mais tous bien réunis par le seul miracle de la musique.

Alors oui, je vous le confirme : les Stones, version fin 73, sont bien passés me voir ce soir-là. Moi et personne d'autre.

Je m'en souviens même très bien, c'était hier. Ou avant-hier, difficile à dire. Peut-être même que c'était il y a bien plus longtemps encore, allez savoir...

En fait, faut que je vous avoue que je ne me rappelle plus trop parce que même si je me suis toujours appliqué à courir le plus vite possible, l'âge a fini par me rattraper. Et ce qu'on appelle pudiquement la "maladie de la mémoire" également si j'en juge par ce que m'expliquent régulièrement mes enfants.

Mais rien n'est triste. Parfois j'oublie les choses, les gens. Parfois ça me revient, par bribes, par séquence. Et alors dans mon esprit amoindri, il y a comme des flashs lumineux, souvent ceux d'une époque qui l'était aussi.

Des flashs tels ceux qui se sont peut-être faufilés dans ce texte.

Et cette fois, je me souviens très bien: la seule chose qu'il m'ait été possible de conserver de cette époque bénie reste les impressions de cette soirée vécue au bord du lac Bresnahan.

Avec les Stones. Pour toujours.