Sur les talons d'Achille

Sophie Brugeille

Synopsis

 Elle s’appelle Nadine Sopalin. Un nom pas glam’ du tout, donc, et la vie qui va avec. Trentenaire mal dans sa peau de rousse et terrorisée à l’idée de mourir un jour, elle décide de se frotter à sa grande angoisse et s’inscrit comme bénévole dans une association d’accompagnement en fin de vie. Attendez, ne fuyez pas ! Parce que c’est justement là qu’elle va connaître Achille. Un homme incroyable qui va l’envoyer loin, très loin, au bout d’elle-même. Nadine la trouillarde va se retrouver en Sicile, métamorphosée par sa mission, débordée par les émotions… 

Début du roman :

C’est sorti comme un boulet de canon. Le premier juillet, je lui ai trouvé un air grave. Avant même que je ne lui dise bonjour, il m’a fait signe de fermer la porte, a longuement pris son inspiration et m’a dit mot pour mot :

-      Nadine, vous êtes un ange et je vais avoir besoin de vos ailes.

Le monde s’est écroulé sous mes pieds. Il allait me demander l’impensable. Soulager ses douleurs, abréger ses souffrances, le débrancher. Panique.

Au stage, les formateurs avaient brièvement abordé le sujet, le temps de nous dire que ce genre de requête, illégale de surcroît, ne nous concernait pas, nous étions là pour accompagner, pas pour pousser dehors, qu’il fallait, si toutefois ça nous arrivait, mais rassurez-vous c’est très rare, prévenir le personnel soignant, point. Et ça tombait sur moi. Le fameux droit d’en finir dignement. Dans l’absolu, j’étais pour. Au pied du lit, beaucoup moins. J’ai eu des sueurs froides, les mains moites, le tournis. Cette mission me dépassait, j’avais sans doute eu tort de ne pas suivre les consignes à la lettre, de trop me confier, de nouer une relation ambigüe avec lui.

J’aurais dû me méfier, un homme aussi souriant en pareille circonstance a forcément une idée derrière la tête. Tout s’éclairait, il avait fait appel à une inconnue dans l’unique but de trouver une personne neutre, capable d’accomplir l’innommable. Peut-être allait-il même me proposer de l’argent.

A l’évidence il m’avait manipulée depuis le début et j’étais tombée dans le panneau. Moi dans mon plus grand rôle, celui de la naïve qui pensait avoir connu l’amitié la plus sincère du monde et qui se retrouvait dindon d’une farce nauséabonde. La colère a pris le dessus. Une colère violente, unique dans l’historique émotionnel de ma vie. Moi qui n’avais jamais rien osé dire à personne, j’allais lui crier ma façon de penser, mon écoeurement, mon indignation. Non, je n’étais pas un ange. Et mes ailes, il y a bien longtemps qu’elles avaient été coupées.

Mes lèvres sèches cherchaient à se décoller quand sa voix a brisé le silence.

Lentement, posément, avec l’assurance de celui qui a mûrement réfléchi son destin, Achille m’a exposé sa requête.

Et ça n’avait rien, mais alors rien à voir avec ce que j’avais imaginé.

******

La première fois que je suis entrée dans sa chambre, la 509, il était là, étendu sur son lit, les paupières closes et le teint pâle. Ne voyant pas le drap bouger, je me suis figée au milieu de la pièce, guettant les mouvements de son thorax, le souffle coupé pour mieux entendre le sien. J’ai voulu faire demi-tour, plus sûre du tout d’être à la hauteur.

Quand sa voix a brisé l’épais silence pour me dire qu’il m’attendait, j’ai cru m’évanouir tant mon cœur a bondi. Ses yeux se sont plantés dans les miens, des yeux fatigués, creusés. Mais un regard incroyablement intense.

Ses bras étaient maigres, ses mains étaient bleues, pleines de pansements qui tenaient des perfusions. Il n’avait plus de cheveux, plus beaucoup de cils, tout était fidèle à ce que j’avais pu entendre sur le sujet avant de m’engager. Et en vrai, c’était encore plus impressionnant. On m’avait dit qu’il avait quarante-huit  ans, j’ai pensé qu’il ne les faisait pas. Il m’a demandé si j’étais la personne qui… Je lui ai répondu que oui, j’étais bien la personne qui.

Il avait une voix incroyable. Profonde. Sexuelle. A faire passer Barry White pour Farinelli. J’étais muette, je ne savais pas par quoi commencer. Fallait-il que je lui demande s’il avait besoin d’un verre d’eau, non, c’était idiot, devais-je lui proposer une activité, non ça c’est pour les vieux et les enfants, un sujet de conversation, oui mais lequel, à moins que je me taise, mais alors pourquoi être venue, c’était horrible. Et puis surtout, j’avais la sensation qu’il allait beaucoup mieux que moi, je veux dire qu’il n’avait pas l’air accablé ni déprimé, et ça m’a profondément déstabilisée vu les circonstances.

-      Je m’appelle Achille et je suis très heureux de vous rencontrer. Et si vous me parliez de vous, pour que je sache avec qui je vais faire un bout de chemin ?

Le piège. Avant de me lâcher dans le grand bain, on m’avait appris à écouter, surtout pas à me raconter. Alors que tout s’embrouillait dans ma tête, que je me demandais si j’étais filmée, ou enregistrée, si je pouvais transgresser ou si je devais être un bon petit soldat du bénévolat, je l’ai vu qui se redressait dans son lit, il me souriait comme jamais on ne m’avait souri.

Comment un type aussi plein de vie pouvait-il être en train de mourir ?

******

Je m’appelle Nadine Sopalin. Comme l’essuie-tout, c’est ça. J’ai toujours pensé que les noms de famille influençent ceux qui les portent. Moi, j’absorbe tout. Trop. Par exemple je ne lis plus jamais les faits divers, car je ne les digère pas. Ils s’accumulent dans un coin et me constipent la pensée. J’aurais tellement aimé porter un une syllabe fraîche et aérienne qui ne veut rien dire ! Quand je donne mon nom à un guichet de banque, l’employé qui n’avait pas levé les yeux de son ordinateur finit toujours par regarder à quoi peut bien ressembler une Nadine Sopalin. Et je ne veux même pas savoir ce qu’il pense à ce moment-là.

Facteur aggravant, je suis née près de Limoges. Bien sûr, il y a la porcelaine, jolie, la gare des Bénédictins, sublime, la rue du Clocher et celle du Consulat, un tant soit peu animées. Mais je suis lucide : quand un humoriste cite Limoges dans un sketch, c’est rarement pour  évoquer le côté fun et culturel de l’endroit, plutôt pour faire rire. Voilà, donc déjà, au départ, je suis née dans une ville qui fait rire. Mes parents ? Des gens sans histoires.Ils prendront leur retraite l’année prochaine (ils disent ça depuis exactement 1999), en attendant ils tiennent un magasin COOP. Si, là-bas, ça existe encore. Chaque matin, mon père met sa blouse bleue pétrole après s’être aspergé d’une eau de toilette à la lavande et avoir rabattu sa mèche en arrière avec du Pento (sorte de crème capillaire d’un autre temps). Ma mère, elle, met une blouse rose pâle. Elle en a trois, pour ne jamais tomber en rade. Pas question de tenir la caisse en civil, toujours être visible dans son uniforme acidulé, sur lequel elle a cousu son prénom, Claudine, juste sur le sein gauche. (Chez nous, les prénoms en « ine » sont très appréciés. J’ai failli m’appeler Martine.) Avant de descendre dans la boutique (ils habitent juste au-dessus), elle pique ses cheveux avec une sorte de peigne bifide, je n’ai jamais compris à quoi ça sert, puisque ça ne coiffe pas et qu’il n’y a aucune différence entre avant et après. Enfin peu importe, c’est son petit rituel à elle avant de recevoir les clients. Comme les artistes poussent un cri avant d’entrer sur scène. Elle a les cheveux courts, permanentés, légèrement bleutés, comme toutes les mémés de la région. Et Dieu sait s’il y en a. Enfin la vérité, c’est qu’il n’y a pas tellement plus de vieux à Limoges qu’ailleurs. C’est juste que là-bas, les femmes semblent ne pas pouvoir attendre des ans l’irréparable outrage et foncent dès la quarantaine se faire bleuter la toison. Elles prennent vingt piges en leur âme et conscience. L’avantage, c’est qu’avec ça, elles ne font pas l’âge qu’on leur donne. Il y a quinze ans, maman avait déjà l’air d’avoir soixante cinq ans tout en n’ayant aucune ride, ce qui impressionnait les (vraies) vieilles.

Ensuite, ils ouvrent le magasin. Il est 7h30. A Paris, personne ne fait ses courses à 7h30. Là-bas, si. Il y en a même, parfois, qui attendent sur le trottoir. Pour acheter une bouteille de vinaigre et un paquet de biscuits à la cuiller. Mes parents trouvent ça normal donc tout va bien.

Ma mère parle peu. A peine la lumière allumée – des néons aveuglants qui clignotent par endroits, donnant au mini-supermarché un petit air de supérette des Pays de l’Est – elle sort ses ardoises et sa craie pour noter les promotions du jour. Ensuite, elle les installe dehors, contre la vitrine recouverte de papiers colorés annonçant les tombolas, les bals et les foires du coin.

Pendant ce temps-là, mon père charge son camion pour partir en tournée. Un long périple à 3trente kilomètres à la ronde pour ravitailler les personnes qui vivent encore plus loin de tout. Quand j’étais petite, je me disais que ce n’était pas possible d’être encore plus isolé que nous, dans notre village muni du strict minimum pour ne pas retomber à l’état sauvage. Pourtant, si. On m’expliquait qu’il y avait des vieux (encore eux !) seuls dans des fermes, sans voitures, sans famille. Qui ne parlaient à personne sauf à mon père. J’avais beaucoup de mal à y croire, je pensais que mes parents cherchaient à me faire peur, qu’ils en rajoutaient pour que je finisse par trouver ma vie sympathique…

Parce qu’ils voyaient bien, que je déprimais. Et pour eux, c’était un mystère. Je ne me rendais pas compte de la chance que j’avais d’habiter un endroit aussi sain, d’avoir une famille aussi unie, un chien aussi affectueux, des voisins aussi serviables… Et puis le train à cent mètres, prêt à m’emmener à Limoges, l’Eldorado, en seulement 25 minutes si toutefois je ressentais le besoin de m’émanciper un peu (clin d’œil de ma mère). Parce qu’il n’était pas question d’aller plus loin, ni de voyager. Pourquoi faire, hein ? Avant, les gens passaient leurs vie dans leur village et n’étaient pas plus malheureux. Je n’avais qu’à regarder la télé, beaucoup moins dangereux et tellement moins coûteux ! Eux, n’avaient jamais mis les pieds hors de la Haute-Vienne, le plus joli département français, mais si, tu vois bien tous les anglais qui viennent acheter chez nous.

A 19h, après une dure journée passée à avoir écouté, servi et encaissé (sans broncher) une trentaine de leurs congénères à cheveux bleus, André et Claudine Sopalin – vous aviez oublié ?- se retrouvent dans l’arrière-boutique, lessivés mais heureux.

Et une de plus de passée, ils disent en riant mais sans rire. J’aurais aimé que ce soit du cynisme, ça a toujours été du premier degré. A 20h00, ils regardent le journal de France 2 en dînant. A 20h25 mon père roule sa serviette, y fait un nœud solide, la donne à ma mère qui la range avec la sienne dans le tiroir sous la table. A 20h27, il se lève et regarde dehors (même quand il fait nuit noire). Pendant ce temps, elle finit la vaisselle. En rangeant les assiettes à leur place, elle voit les bols. Du coup, elle les dispose sur la toile cirée tout juste épongée. Du coup (bis), elle sort aussi deux petites cuillères, le sucre, le pain, la confiture et… leurs deux serviettes du tiroir sous la table. Du coup (c’est le dernier), elle sort la casserole pour faire chauffer leur lait le lendemain. Voilà. Tout est en ordre pour qu’aller dormir ne signifie pas aller mourir. Là, mon père se retourne (il était toujours à la fenêtre) et dit que demain sera un autre jour.

C’est faux. Je le sais, j’ai vécu dix-huit ans et quarante-deux jours chez eux sans avoir eu l’impression de changer de journée.

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