Talons aiguille

Olivia remontait péniblement le petit chemin caillouteux menant jusqu'à la maison de ses parents. Ces fichus escarpins aux talons aiguille, auxquels elle n'était pas habituée, entravaient sa marche. Quelle idée elle avait eue, et encore ils ne faisaient que sept centimètres. Elle avait certes hésité mais leur couleur rouge allait si bien avec le motif fleuri de sa robe d'été.

A mesure qu'elle s'approchait du modeste pavillon en pierre meulière, sa marche se faisait encore plus hésitante et ses mains commençaient à trembler, son cœur à battre un peu trop fort sous le joli corsage. C'est qu'Olivia revenait de Paris où elle avait subi une intervention, une de plus, mais encore plus importante que les précédentes. Et c'était aujourd'hui le grand jour, celui où elle avait définitivement abandonné ses costumes d'homme, car Olivia, alias Olivier, était une transsexuelle.

En fait, tout avait commencé très jeune pour elle, mais elle ne le savait pas encore. Ce qu'elle savait pourtant, c'était qu'elle n'avait, comme ses deux frères, aucune attirance pour les jeux violents, et certains sports comme le football par exemple ; non, elle préférait lorsque sa petite cousine venait à la maison, jouer avec elle, à la poupée. Mais après tout pourquoi pas ! Certains enfants ont un penchant naturel pour les jeux de l'autre sexe, cela arrivait parfois, rien d'étonnant à cela.

Olivier, puisque c'était son prénom à l'époque, restait toujours à l'écart des autres garçons et parfois ses deux frères étaient obligés d'intervenir quand il se faisait malmener par eux. Le pire ce fût lorsqu'à une kermesse d'école où les enfants devaient tous se déguiser, il avait choisi parmi toutes les tenues, une belle robe de princesse et le diadème qui allait avec. Mais, comme ça lui allait bien ! Il avait même remporté la deuxième place et était monté sur le petit podium prévu à cet effet sous les applaudissements mais aussi sous les quolibets et les sifflets des garçons.

Olivia se remémorait tout cela en gravissant les derniers mètres du chemin torturé. Quel parcours depuis, mais quelles embûches, quelles tortures. Tortures morales, car Olivier se sentait, en grandissant, de plus en plus différent des autres. Quel imbroglio dans son pauvre cerveau. A l'adolescence, il se sentait bien un peu attiré par les filles, certes, mais pourtant, il en était de plus en plus convaincu : il était fille, lui-même !! Mais il devait dissimuler cet état de fait, pour sa famille, et puis il y avait encore tellement d'esprits obtus même en France. Certains lâches n'hésitaient pas à passer « à tabac » homosexuels, transgenres ou autres personnes « hors normes ». Cela devait également froisser, égratigner leur virilité. Dans d'autres pays, c'était pire encore, on pourchassait ces gens, les emprisonnait ou, horreur, les assassinait. N'étaient-ils pas des pervers, des suppôts de Satan ! Où la bêtise humaine ne se logeait-elle pas !!

Il avait lutté durant des années pour être « comme tout le monde », il s'était fiancé, puis marié et avait eu deux superbes filles. Il avait ouvert un magasin de vêtements, plus exactement de robes de mariées et il n'avait pas son pareil pour rectifier un tombé, ajuster un bustier. Tout lui avait réussi en somme, mais au fond de lui, il y avait toujours ce mal être, qu'il cachait sous de grands sourires.

 A l'aube de la quarantaine, il avait pourtant pris son courage à deux mains pour enfin avouer à son épouse ce qui le tourmentait depuis si longtemps. Cette dernière accusa le coup, mais après de longues discussions entre eux deux, elle comprit qu'elle devait s'effacer, le laisser vivre pleinement sa vie, qui n'appartenait qu'à lui et l'aider au besoin. Et ce fut elle, qui, petit à petit, annonça la chose à ses filles, ses parents ensuite, enfin à toute la famille.

Pour Olivier commença alors le long et lourd « parcours du combattant » nombreuses visites dans ce grand hôpital parisien, nombreuses interventions douloureuses, mais il ressortait de ces épreuves encore plus décidé, plus fort que jamais. Son couple avait éclaté mais, sa femme et lui, étaient restés en très bons termes et il le savait, il lui faudrait se reconstruire, continuer sa vie autrement à présent.

Et c'est pour cela, qu'en ce matin d'été, Olivia remontait jusqu'à la maison de son enfance - où l'attendait toute sa famille - dans sa jolie robe fleurie. Il était devenue définitivement « Elle » Olivia, cette très jolie femme, encore fragile sur ses talons aiguille, mais déjà beaucoup mieux dans sa tête.

Sa mère, les yeux embués, l'accueillit en premier :

- Que tu sois devenue fille, peu importe si tu es enfin heureux, tu seras toujours mon enfant, et rien ne changera jamais cela !