Touriste
marjo-laine
La chambre est encore sombre, Adèle tourne la tête vers son radio-réveil et plisse ses yeux myopes. Le halo lumineux rouge se transforme en chiffres : il est déjà l'heure. Elle aventure ses pieds sur la moquette rêche et se rend dans la salle de bain qu'elle partage avec les garçons. Comme tous les matins, elle peste en voyant l'épaisseur de la couche de poussière recouvrant les tubes de gel douche à moitié vides. Elle ôte son pyjama et entre dans la baignoire au fond douteux. Elle reste un long moment là, sous un rideau d'eau brûlante, protégée.
De retour dans la chambre, elle remet ses lunettes, basculant brusquement dans un monde aux contours précis, aux angles tranchants. Elle s'habille en vitesse. Surtout ne pas oublier, cette fois, de mettre des collants sous son jean. Elle sort de sa chambre en actionnant la poignée ronde - forcément.
En guise de petit-déjeuner, elle fait réchauffer quelques gaufres sorties de l'immense congélateur. Elle les arrose généreusement de sirop d'érable. En accompagnement, elle se décide pour un thé à la cannelle. Sur le large bar qui sépare le coin séjour du coin repas, elle prends un petit pot en forme d'ourson et le presse au-dessus de son thé pour y mettre un peu de miel. Assise à la table, en face de la baie vitrée, elle contemple les flocons qui tombent et s'écrasent sur le sol depuis longtemps recouvert d'une épaisse couche de neige. Elle frissonne.
Quelques minutes plus tard, le cuir de ses chaussures s'abîme dans la neige épaisse du trottoir. Le vent glacial lui fait baisser la tête, elle ajuste la capuche de sa doudoune sur son bonnet polaire. Elle essaye de hâter le pas tout en prenant garde à ne pas glisser. Le quartier est désert, les maisons, identiques. Un jour, elle s'est même carrément trompée. Elle a pas mal insisté, essayé et réessayé sa clé, a forcé sur la poignée. Elle s'est brusquement mise à trembler en comprenant son erreur, elle a pensé à Michael Moore et son Bowling for Colombine. Heureusement, personne ne l'a accueillie avec un fusil.
Au bout de quelques minutes de marche, elle reconnait la pancarte blanche et rouge qui marque l'arrêt de bus. Juste une petite planche de bois un peu rudimentaire. Rien pour s'abriter, ni pour s'asseoir. "Tu verras, lui avait dit Hélèna, aux États-Unis, le bus, c'est pour les pauvres, donc essentiellement les minorités. Quand t'es blanc, tu te fais remarquer. " Adèle se souvient encore qu'il y avait une sorte de jubilation dans sa voix. Elle n'avait rien répondu et s'était contenté de commander un troisième chardonnay. Elles étaient sorties au café près de la fac après leur séminaire de recherche hebdomadaire, Hélèna voulait la briefer avant son départ. Hélèna, c'était sa directrice de thèse. Quarante cinq ans, linguiste internationalement reconnue, un doctorat au MIT sous la direction de Noam Chomsky, vingt ans de recherche en France et toujours l'accent et les tournures déroutantes de sa Roumanie natale. Une petite femme blonde énergique, un cerveau bouillonnant. Mais un caractère difficile qui rendaient ses étudiants tellement dingues qu'ils lui avaient affublé le doux nom de sorcière des Carpates. Ce séjour américain, c'était son idée évidemment. Six mois dans un labo de neuro et de psycholinguistique, un environnement stimulant pour terminer sa thèse. En finir, Adèle ne demandait certainement pas mieux.
Pour le moment, elle essaye surtout de s'en sortir avec ses colocataires apathiques et peu soucieux du ménage; ses trajets de bus et le froid exceptionnel qui sévit sur la côte Est. Pas franchement comme ça qu'elle a imaginé son séjour.Enfin, le bus arrive. Elle donne les un dollar et vingt cents tout pile au chauffeur mutique, s'installe à l'avant et se perd dans la contemplation de l'affiche collée en face de son siège : le visage d'un homme noir, sous-titrée "Wanted". Un mauvais western. Elle maudit Héléna.
10h00 : Adèle est en retard pour le séminaire, son bus vient de la déposer aux abords du campus. Une vraie petite ville, avec ses résidences étudiantes, son stade, ses fast-food, sa supérette, sa boutique bio, sa chapelle et même sa police privée. Elle se met à marcher plus vite, court, glisse et se vautre lamentablement sous l'œil goguenard d'un groupe d'écureuils. Une autre spécificité américaine, qui même par -15, pullule dans les espaces verts. Sales bêtes.
Essoufflée, glacée et humide, Adèle sort sa clé pour ouvrir la porte du paradis des linguistes : le Cognitive et Neurolinguistic Lab. Ici, tous les rêves sont permis. Vous voulez tester une hypothèse sur le basque, le tchèque ou une langue salishenne, parlée par les derniers indiens d'une réserve de Colombie britannique ? Le labo a les moyens de vous trouver des locuteurs. Vous vous demandez si la partie du cerveau qui est mobilisée quand on forme une phrase interrogative est la même que celle utilisée pour une affirmation? Le labo a à sa disposition le matériel très coûteux pour votre protocole expérimental. De nombreux bureaux, une salle de réunion, du matériel dernier cri, des séminaires plusieurs fois par jour, des chercheurs prestigieux- rien à voir avec son labo en France. L'espace se limite à une pièce de 20 m2, avec un grand tableau blanc, pas toujours de feutres et quatre ordinateurs, dont un hors service depuis un an. L'endroit est souvent désert, les rares moments de forte agitation étant réservés aux réunions trimestrielles du Conseil de Laboratoire ou aux quelques cours dispensés aux trois étudiants qu'on aura réussi à persuader de se lancer dans un master recherche en linguistique. Malgré tout, Hélèna lui avait assuré que les étudiants français étaient appréciés outre-atlantique. On leur reconnaissait souvent une grande créativité, illustrant ainsi parfaitement le dicton "Quand on a pas de moyens, on a des idées".
La seule idée qui se forme dans son esprit maintenant, c'est celle de ses mains sur une tasse de café brûlant. Elle a besoin d'un peu de réconfort après sa lamentable chute dans la neige. Après tout, elle n'est plus à quelques minutes près. Son moral remonte un peu quand elle découvre sur la table une boîte en carton ouverte avec à l'intérieur, quelques donuts au glaçage chocolat.
Concentrée sur sa dégustation sucrée, elle ne remarque pas l'entrée de Peter Clark dans la salle. La nuit était déjà bien avancée lorsqu'elle rencontra Peter pour la première fois. Tee-shirt noir moulant à inscriptions, boucle d'oreille unique, jean usé et délavé, il remuait ses fesses dans un bar d'Europe de l'Est. Encore une fois, Adèle s'était laissée convaincre par Hélèna, elle avait renoncé à ses vacances sans surprise dans un camping breton pour aller suivre deux semaines de cours intensifs de linguistique à Lublin en Pologne. Une summer school, avec des cours en anglais, des étudiants de toute l'Europe, des enseignants-chercheurs du monde entier, bref, une opportunité à ne pas manquer.
Elle s'était beaucoup ennuyée aux cours, elle trouvait certains profs poseurs, comme ce chercheur du MIT, cheveux longs et hypothèses farfelues qui donnait ses cours pieds nus, tel un prophète prêchant la bonne parole. Elle y avait finalement trouvé son compte en mettant un point d'honneur à ne rater aucune soirée. Pour tous ces doctorants et jeunes chercheurs qui passaient la majeure partie de leur temps à travailler, publier, enseigner, communiquer, l'école d'été était une sorte de colonie de vacances, un grand défouloir, qui ouvrait la porte aux beuveries et rencontres en tout genre.
C'était ainsi entre deux vodkas bon marché qu'elle avait pu ajouter le contact de Peter Clark à son carnet d'adresses. Jusqu'au petit matin, ils avaient enchaîné les verres à un euro. Il lui raconta ses études à l'université de San Diego, son post-doc en Norvège, des années de purgatoire dans un labo d'Afrique du sud avant d'acquérir un poste très convoité au prestigieux laboratoire de Maryland. Peter s'était montré très intéressé par le sujet de recherche d'Adèle. C'était d'ailleurs grâce à lui qu'on avait accepté sa candidature américaine; incroyable comme la combinaison alcool fort et débardeur à bretelles pouvait aider dans le domaine de la recherche.
Lui aussi est donc en retard pour le séminaire. Pointant le donut du doigt, Peter gratifie Adèle d'un "bon apetite!" avant de se dépêcher de sortir, un mug fumant à la main. Veste noire, jean sobre, bourreau de travail et air soucieux, difficile de croire que c'était lui qui chauffait les pistes et faisait la fermeture des bars l'été dernier.
Sa pause café terminée, elle se décide enfin à rejoindre Peter et tous ses collègues pour la grand messe hebdomadaire, le séminaire du labo. Le principe est simple, chaque jeudi tout doctorant qui le souhaite présente son travail en cours, son hypothèse du moment. Le reste de l'heure est consacré aux questions de l'équipe. Aujourd'hui, c'est Nina qui expose sa recherche, une hypothèse sur l'acquisition des verbes transitifs en russe. L'esprit d'Adèle est ailleurs, elle feuillette discrètement le plan du métro de D.C*, elle a prévu de faire un tour à Dupont Circle ce week-end. Il paraît qu'on y trouve un très bon restaurant éthiopien. Si D.C. est loin d'avoir l'énergie bondissante de New York, il faut lui reconnaître ses grandes possibilités gastronomiques. Soudain, Peter coupe la parole à Nina, ramenant l'esprit d'Adèle dans la pièce. Elle admire son aplomb formidable. Toutes ses interventions se ressemblent, se terminant invariablement par une phrase choc du genre « mais voyez tout ce que ça nous dit sur l'architecture du langage ». Certes.
Elle déjeune ensuite d'un bagel avec son amie Chun Chieh, son exhubérante collègue taïwanaise. Elles discutent d'une éventuelle sortie à Annapolis pour un déjeuner au bord de l'eau. Chun-chieh veut manger des crabes, parce que là-bas, on vous donne un marteau pour les ouvrir. Partir en virée avec Chun-chieh est toujours une expérience.
L'après-midi est consacré à la mise à jour de son Facebook et à l'écriture d'un résumé de sa recherche pour une conférence à San Francisco. Elle s'y voit déjà. Elle partage son bureau avec Masaya, un post-doctorant japonais. Au début, ils avaient eu beaucoup de mal à communiquer à cause de leurs forts accents respectifs. C'en était même gênant. D'incompréhensions en malentendus, ils étaient finalement devenus amis. Il lui avait même offert du thé ramené de son dernier séjour à Tokyo.
En fin de journée, elle reprend son bus, qui la dépose en retard. La nuit tombe vite en cette saison et les voies piétonnes ne sont pas éclairées. Elle prend mille précautions pour ne pas se faire écraser. Elle rentre, salue ses colocataires d'un vague "hey". Un bain et un thé pour se réchauffer. Un appel de sa mère. Elle la visualise dans son lotissement ennuyeux. Elle se rappelle son enfance, son univers étriqué, la sortie de la semaine, au supermarché, sa grand-mère qui lui prédisait un avenir aux choix limités. Elle répond au texto de Chun-chieh qui lui propose d'aller passer quelques jours à Chicago, le mois prochain. Elle bénit Hélèna. Elle s'endort vite.
* = façon courante de nommer la capitale américaine (Washington D.C.).
J'ai accroché au côté "pro" d'Adele, Cognitive&Neurolinguistic Lab. :) Pourtant je ne suis pas dans le domaine, mais j'ai trouvé ça sympa, comme dans une série, d'se plonger dans sa vie comme ça :)
· Il y a environ 10 ans ·dreamcatcher
ah super, merci pour ce retour, je me demande toujours si je suis suffisamment "accessible".. :-)
· Il y a environ 10 ans ·marjo-laine