Un fils
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Note d’intention
« Un fils » traite de divers sujets tels que la vie et la mort, la souffrance d’exister dans un monde qui n’a plus rien d’humain, la sexualité brutale et l’espoir d’avoir un futur meilleur. La pièce analyse les rapports homme femme dans un monde apocalyptique où les guerres ont mis au même rang les préoccupations des humains et des bêtes. Se nourrir et procréer. L’innocence, celle qui tient toute entière dans le lien à l’autre, n’existe plus dans cet univers ravagé mais le fantasme de l’amour, dépouillé de tout désir, persiste pour mieux faire souffrir. La stérilité qui frappe les hommes apparaît ici autant comme un risque réel que comme une métaphore des destructions causées par les logiques internes de nos comportements sociaux. Les quatre personnages de la pièce sont perdus, seuls face à eux-mêmes, se parlant mais ne se comprenant pas, décrivant leurs douleurs mais étant tous trop en détresse pour pouvoir s’entraider, sans échappatoire au désespoir relationnel qui les entoure. « Un fils » interroge sur le futur que l’on peut espérer avec une politique qui ne repose pas sur des fondements humains et plus loin que ça, interroge sur ce qu’est un être humain. Relations sexuelles obligatoires, meurtres, viols, emprisonnement. On oscille toujours entre tragique et absurde. Bien que traitant de sujets actuels, « Un fils » tente également de faire disparaître toute connotation trop réaliste pour emmener le spectateur dans une dimension distordue et lui permettre ainsi de réfléchir avec plus de distance sur notre société et son devenir.
La mise en scène sera avant tout basé sur le jeu des comédiens qui évolueront dans un décor minimal avec quelques objets de notre temps délabrés et usuels. Des sons indistincts et de longues notes froides seront parsemés tout au long de la pièce dans un écho pour représenter au mieux le vide qui les entoure et la désolation ambiante. Les lumières oscilleront entre des lumières froides pour montrer ce qui ne devrait pas être vu (les scènes en cellules) et des semi-obscurités plus intimistes (les scènes dans la maison en ruine). L’impression général qui devra avant tout se faire ressentir est celle de la solitude de chacun des personnages qui s’acharnent à vivre dans un monde mort.
Monologue de la vieille femme
La salle à manger d’une maison en ruine. Une vieille femme, seule, recroquevillée dans des couvertures est assise sur un fauteuil roulant près d’un feu.
La vieille
Je n’ai pas toujours été vieille. Le ciel n’a pas toujours été gris. La vie n’a pas toujours été si froide. Ici, dehors, dans ma tête, c’est flou. Le passé prend trop de place là dedans (elle se tapote le crâne d’un doigt). Le jardin avec ma sœur. On fait la course jusqu’au gros chêne lorsque Maman nous dit de rentrer pour nous laver. Je suis à la fenêtre de la cuisine à observer ma petite fille jouer avec son ballon. Elle est habillée de sa robe rouge que je viens de lui offrir. Sa sœur, elle, est dans son landau près de moi à grignoter sa tétine. L’homme qui deviendra mon mari me demande ma main à genoux dans la rue en me tendant une bague. J’accepte en essayant de ne pas pleurer. J’étends mon linge pendant que les petites font la sieste. Le ciel devient noir tout d’un coup et je me dis qu’il va bientôt pleuvoir. Alors je remets tout dans ma panière en prévoyant de le faire sécher plus tard mais… Mon père rentre du travail avec sa cigarette à la bouche et me soulève pour m’embrasser. Ma mère crie en sentant qu’il a fumé. Moi je m’en fiche. Je l’aime son odeur de tabac froid. Je fais l’amour au père de mes enfants en étouffant ses gémissements de la paume de ma main pour ne pas réveiller nos fils. Une lumière dans le ciel. Une deuxième, puis une troisième. Des cris quelque part. Ma belle fille insiste pour m’aider à faire la vaisselle, bien qu’elle soit enceinte, alors que les hommes boivent tranquillement leurs cafés à table. Mon fils me laisse ses petites comme tous les matins avant d’aller travailler. Je l’embrasse en lui criant « A ce soir » du pas de la porte tandis qu’il s’éloigne en klaxonnant avec sa voiture. Il n’y aura pas de soir. Il n’y aura plus de fils. Il n’y aura plus que la petite fille dans son landau. Puisque l’autre morte. Ces lumières partout dans le ciel. C’était presque beau. Presque comme une horde de lucioles gigantesques. Des lucioles dont la mâchoire béante se serait ouverte pour dévorer tout ce qui se trouvait sur la surface de la terre en virevoltant de toute part. Après il ne restait que le silence et le doute. Le doute que cela puisse être encore ce qu’on appelait la vie. Il ne faut plus y penser c’est ce que les gens disent il ne faut plus y penser…Si l’on ne veut pas perdre l’esprit comme je suis en train de le perdre.
Acte I Scène I
Une chambre entourée de murs de verre ne donnant sur rien. Un lit trône au milieu de la pièce. Un homme d’environ trente cinq ans est assis par terre, torse nu, contre un mur. Une lumière verte s’allume, il se lève pour prendre une pilule avec un verre d’eau. Une jeune femme est accompagnée par le surveillant jusqu’à la porte. Elle entre. Ils se regardent un instant sans rien dire. Elle vient pour lui serrer la main. Il ouvre les premiers boutons de son pantalon et s’apprête à le retirer.
La fille
Est-ce qu’on peut parler d’abord ?
Le procréateur
C'est-à-dire que je viens de prendre ma pilule et…
La fille
Il faut se dépêcher ?
Le procréateur
Oui.
La fille
Très bien. Je comprends.
Elle se met en sous vêtements. Le procréateur finit de retirer son pantalon.
Le procréateur
C’est plus facile pour moi si vous vous déshabillez complètement.
La fille
On peut se mettre sous la couette ?
Le procréateur
Bien sûr.
Ils rentrent tous les deux dans le lit. Elle enlève son soutien gorge et sa culotte.
Le procréateur
Vous avez suivi les leçons ?
La fille
Oui. Tous les cours. Trois fois par semaine depuis que j’ai douze ans.
Le procréateur
Alors je peux commencer ?
La fille
Je crois.
Il se penche vers elle pour l’embrasser. Elle se laisse faire avant de sauter hors du lit.
La fille
Excusez-moi. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je n’ai pas l’habitude.
Le procréateur
Ca ne fait rien. Vous n’êtes pas la première à qui ça arrive.
Elle retourne dans le lit. Il attend qu’elle soit installée avant de reprendre là où il s’était arrêté mais elle ressort aussitôt.
La fille
Je suis désolée.
Le procréateur
Je ne vous plais peut être pas.
La fille
Ah non, ce n’est pas ça. Vous êtes encore mieux que ceux dans les livres.
Le procréateur
C’est gentil.
La fille
C’est vrai, dans les livres on montre votre…
Elle désigne son sexe
Le procréateur
Pénis ?
La fille
Sous forme d’un schéma transparent pour bien déterminer les parties qui aident à…
Le procréateur
L’érection ?
La fille
C’est ça. Vous avez d’autres femmes cet après midi ?
Le procréateur
Il me reste trois pilules.
La fille
Vous devez en prendre à chaque fois ?
Le procréateur
De quoi ?
La fille
Des pilules.
Le procréateur
Avant non. Mais depuis quelques mois ils ont accéléré le rythme.
La fille
Depuis le dernier bombardement ?
Le procréateur
Y’a eu un bombardement ?
La fille
Vous ne le saviez pas ?
Le procréateur
On ne me dit pas grand-chose. J’en apprends un peu avec les femmes qui viennent ici mais sinon on ne me dit rien.
La fille
Vous voulez que je vous raconte ?
Le procréateur
Oui.
La fille
Ca s’est passé en pleine nuit. D’abord on a entendu des sifflements sourds avant que de grandes flammes éclairent tout comme en plein jour. Le sol tremblait à cause du choc des missiles qui se fracassaient contre. C’est assez bizarre la vibration que ça fait. Comme si des milliers de cœurs battaient en même temps. J’ai vu par la fenêtre que beaucoup de femmes du voisinage étaient sorties dehors. Elles avaient probablement peur que leurs maisons ne leurs tombent sur la tête. Moi je pouvais pas à cause de ma grand-mère qui n’arrive plus à marcher si bien que ça. J’ai hésité à sortir, je ne vous le cacherais pas, mais finalement je n’ai pas pu me résoudre à l’idée de la laisser. Alors je me suis blottie contre elle comme quand j’étais petite et je me suis endormie sans vraiment m’en rendre compte avec les cris de la rue comme berceuse. Au petit matin lorsque le jour a percé à travers les nuages de poussière on était toujours là. Dans la rue plusieurs femmes étaient mortes. C’était la première fois que j’ai eu l’impression que ma grand-mère me servait à quelque chose. Malgré que ce soit elle qui m’ait élevée après les bombardements et qui m’ait permis d’y survivre. C’était la première fois que ce sentiment était si fort. Souvent il m’arrive de la considérer comme un objet sans aucune utilité. Elle ne peut pas aller à l’usine ou ramener quoi que ce soit à manger, vous voyez ? C’est juste une bouche en plus à nourrir alors que j’ai déjà du mal pour moi. Mais ce jour là, j’étais contente qu’elle soit là. Vous voulez qu’on réessaie ?
Le procréateur
Il le faut.
Il la bascule en arrière sur le matelas, lui écarte les jambes. Elle crie.
Le procréateur
Ca ne va pas ?
La fille
J’ai mal.
Le procréateur
C’est normal la première fois. On ne vous l’avait pas dit ?
La fille
Non.
Le procréateur
Ca va passer.
Il la pénètre, elle gémit de douleur. Le surveillant les observe derrière un des murs de glace.
La fille
Il est toujours là ?
Le procréateur
Qui ça ?
La fille
Lui.
Le procréateur
C’est sa mission.
La fille
Et ça ne vous dérange pas ?
Il sort du lit.
La fille
Vous avez terminé ?
Le procréateur
Non. Ca ne m’aide pas que vous parliez autant. J’ai besoin de me concentrer un minimum pour que la pilule marche. Vous êtes sûr d’avoir bien écouté en classe ?
La fille
Je suis désolée.
Le procréateur
Vous êtes vraiment motivée ?
La fille
Motivée ? Qu’est ce que vous voulez dire ?
Le procréateur
Vous savez bien… Avoir un enfant pour la patrie.
La fille
C’est ce que dit la loi. Toute femme âgée de seize ans devra essayer, jusqu'à ce qu’elle y arrive, de donner un enfant mâle pour que d’autres hommes fertiles naissent. Alors vous voyez je n’ai pas besoin d’être motivée ou de réfléchir à la question. Ce n’est pas moi qui décide.
Le procréateur
Ce n’est pas pour l’argent alors?
La fille
Je ne suis pas très riche. C’est dur la vie dehors.
Le procréateur
Dites moi comment ça se passe dehors lorsqu’il n’y a pas de bombes.
La fille
Vous voulez que je vous dise quoi exactement ?
Le procréateur
Comment vous vivez, ce que vous faites la journée, votre vie… Moi je ne vois personne ici. J’ai des livres à lire mais tout le monde sait bien que rien n’est vrai dans les livres.
L’homme en blouse blanche appuie sur un bouton. Une alarme retentit dans la chambre.
La fille
Qu’est ce qui se passe ?
Le procréateur
Faut qu’on se remette au lit. Faut finir le travail.
Ils se remettent tous les deux sous la couette. Il essaie de s’exciter en se masturbant.
La fille
Qu’est ce que vous faites ?
Le procréateur
Faut remettre la machine en marche.
La fille
Je peux vous aider ?
Le procréateur
Donnez votre main.
Elle passe sa main sous la couette et continue à sa place.
Le procréateur
Alors comment c’est à l’extérieur ?
La fille
En ruine.
Le procréateur
Pas tout quand même ?
La fille
Tout.
Le procréateur
Et le jardin souterrain ? On m’a dit qu’il y’avait un jardin protégé sous terre.
La fille
Il est toujours là. Je me souviens que j’y allais quand j’étais petite.
Le procréateur
Vous n’y allez plus ?
La fille
Seules celles qui donnent naissance à des enfants mâles ont le droit d’y aller à présent. C’est un autre des avantages dont on bénéficie quand on y arrive.
Le procréateur
Je ne le savais pas.
La fille
Vous n’avez pas l’air de savoir beaucoup de choses.
Le procréateur
Comment le pourrais-je ? Je ne sors jamais du centre. On m’a aménagé une serre dans une pièce pour que je puisse voir le ciel sans être atteint par les gaz mais c’est juste une serre. Je ne peux pas sentir le vent ou entendre les feuilles dans les arbres. Ce n’est pas pour de vrai. Juste une autre bulle.
La fille
Qu’est ce qui reste de vrai de toute façon à l’extérieur ?
Le procréateur
Je ne sais pas. Dites-moi.
La fille
Il parait que dans une dizaine d’années tous les gaz auront disparus. Vous pourrez vous en rendre compte à ce moment là.
Le procréateur
On a dit la même chose il y a dix ans. Vous êtes trop jeune pour vous en souvenir mais croyez moi, les espoirs déçus ne s’oublient pas.
La fille
Je ne crois pas être très douée avec votre... Il ne se passe pas grand-chose.
Le procréateur
Je vais continuer. Merci. Vous avez passé les tests avant de venir.
La fille
Oui. Il est positif. Je suis fécondable.
Le procréateur
D’accord j’y suis.
Il remonte sur elle et va jusqu’au bout. Chacun se rhabille dans son coin après cela.
La fille
Merci. J’espère que ça va marcher.
Le procréateur
Si ce n’est pas le cas nous nous reverrons dans quelques mois.
La fille
Au revoir.
Elle sort. Lui, prend une nouvelle pilule. Noir.
Acte I Scène II
La salle à manger d’une maison en ruine. La vieille tricote dans son fauteuil. La jeune femme entre.
La vieille
Alors ça y est ?
La fille
Ne commence pas grand-mère.
La vieille
Tu t’es faite baiser ?
La fille
Grand-mère arrête !
La vieille
Regarde ce que tu deviens. Tu te transformes en pute !
Elle gifle sa grand-mère qui tombe au sol.
La fille
Je suis désolée grand-mère
Elle se précipite pour l’aider à se relever.
La vieille
Bien sûr que tu ne l’es pas.
La fille
Tu sais qu’on a besoin de cet enfant pour manger
La vieille
Ils t’ont contaminée.
La fille
Qui m’a contaminée grand-mère ?
La vieille
Ces hommes. En posant leurs mains sur toi ils t’ont contaminée.
La fille
Je ne veux plus en parler.
Elle sort de son sac une grosse miche de pain qu’elle pose sur la table.
La fille
Je vais nous préparer une bonne soupe.
La vieille
Où est ce que tu as trouvé ce pain ?
La fille
Ils me l’ont donné.
La vieille
Comme paiement ?
La fille
Comme remerciement.
La vieille
Si ton père pouvait voir cela…
La fille
Ca ne sert à rien de parler des morts ! Tu sais qu’il ne faut pas parler du temps d’avant.
La vieille
C’était un homme droit tout comme son père. Jamais il ne t’aurait laissée te souiller de cette manière. Il aurait honte de toi ma fille.
La fille
Ca suffit ! Les hommes de notre famille n’ont pas connu ce monde. Mon monde ! Tu peux te souvenir de l’époque où tu étais heureuse comme bon te semble mais ce n’est pas ce qui nous fera avancer. Que voulais tu que je fasse grand-mère ? Que j’aille en prison pour ne pas avoir obéi à la loi en te laissant mourir de faim seule dans cette maison pourrie ? Si j’ai un fils tout changera. Notre vie changera grand-mère. Ce ne sera peut être pas aussi bien que dans le passé, mais ce sera pour sûr mieux que ce que nous avons.
La vieille
Et si tu as une fille comment ferons-nous ?
La fille
J’aurais un fils. Je le sais.
La vieille
Il ne nous reste donc plus qu’à attendre.
La fille
Nous irons vivre dans les lotissements avec ceux qui ont un garçon. Nous aurons de quoi manger tous les jours, nous n’aurons plus peur de ne pas avoir assez de bois pour passer la nuit.
La vieille
On avait tout ça avant qu’ils ne fassent tout exploser. On avait tout cela. Tu es trop petite pour t’en souvenir. Mais un jour nous étions heureux.
La fille
Nous le serons à nouveau.
La vieille
Que tu dis.
La fille
Je vais nous faire à manger.
Noir.
Acte I Scène III
Le centre. Le procréateur est nu assis sur son lit. Le surveillant entre avec une pile de vêtements.
Le surveillant
Tiens.
Le procréateur se rhabille.
Le surveillant
Je t’ai aussi ramené un livre que j’ai trouvé dans une maison.
Le procréateur
Merci.
Le surveillant
C’est rien. Est ce que tu as besoin d’autres choses avant que je parte ?
Le procréateur
Non. Va retrouver ta fille.
Le surveillant
Très bien. J’y vais.
Le surveillant commence à s’en aller.
Le procréateur
Est ce que…
Le surveillant
Oui ?
Le procréateur
Est ce que tu as pu demander aux anciens?
Le surveillant
Je suis désolé.
Le procréateur
Je comprends.
Le surveillant
Ils disent qu’ils ne peuvent pas te faire prendre de risque même pour une courte sortie.
Le procréateur
D’accord.
Le surveillant
Repose-toi bien. C’est une grosse journée demain.
Le procréateur
Comme tous les jours.
Le surveillant sort. Noir.
Acte I Scène IV
Neuf mois plus tard. Elle est assise immobile sur une chaise dans le salon. La vieille pleure et hurle assise sur sa chaise devant le feu de cheminé.
La vieille
Dis-moi où elle est ? S’il te plait dis-moi que tu l’as donnée, s’il te plait…
Elle lui fait signe que non avec la tête.
La fille
Ici, quand une fille naît, c’est par accident. Pas par choix
La vieille
Ne me dit pas que tu as fait ça à ta propre fille.
La fille
Pourquoi est ce que tu t’en inquiètes ? Tu ne la voulais pas.
La vieille
Ne me dit pas que l’as emmenée à l’usine. Mon dieu, ne me dit pas ça.
La fille
Elle n’a pas souffert.
La vieille
Mon dieu !
La fille
A peine une journée qu’elle vivait. Elle est partie avant de savoir ce qu’était la vie. C’était le mieux à faire. Elle est vite tombée dans la lave de la cuve. On était plusieurs femmes à être venues pour rendre ces enfants qui n’étaient pas les bons. Pas ceux qu’on avait désirés. Certains des bébés pleuraient mais pas le mien. Elle avait les yeux grands ouverts sur moi. Comme si elle comprenait que c’était son frère qu’elle devait aller chercher, comme si elle me pardonnait pour ce que je m’apprêtais à faire. Son regard est resté ancré au mien jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans le feu.
La vieille
Tu n’aurais jamais du tomber enceinte.
La fille
J’étais tellement sûre.
La vieille
Tu savais très bien que rien n’était sûr.
La fille
Si les machines étaient encore en fonction et qu’on m’avait dit que c’était une fille je me serais faite avorter. Comme au temps où l’on pouvait le faire. Mais comment aurais-je pu savoir ? Chaque fois que je sentais l’enfant me frapper dans mon ventre j’imaginais les poings durs d’un homme, dans chacun de mes rêves je voyais ses cheveux bruns. Bruns comme ceux son père. N’en parlons plus grand-mère elle a rejoint toutes les victimes des bombes.
La vieille
J’aurais pu l’élever. Comme toi je t’ai élevée.
La fille
Avec quoi l’aurais tu nourrie ? Il n’y a rien à donner à un bébé femelle. Il n’y a rien à donner à toute femelle inutile. Si je ne partageais pas mes rations de l’usine avec toi grand-mère tu serais morte. Je dirige cette famille, je dois faire les choix, je suis celle qui essaie de nous sortir de toute cette crasse. Alors s’il te plait ne me dit pas ce que j’aurais dû faire ou non !
La vieille
Rappelle-toi quand je te lisais la bible avant de t’endormir. Comme tu aimais cela.
La fille
Ce n’étaient que des histoires pour enfant.
La vieille
Et quand bien même. J’aurais pu lui raconter à elle aussi. Et peut être y aurait elle crû plus que toi.
La fille
Tu les liras à ton petit fils.
La vieille
Tu comptes donc y retourner?
La fille
Où ça ?
La vieille
Tu sais très bien de quoi je veux parler. Du centre. Tu vas y retourner n’est-ce pas ?
La fille
Bientôt nous aurons à nouveau une grosse miche de pain sur la table grand mère.
Acte I Scène V
Le centre. Elle est accompagnée par le surveillant jusqu’à la chambre entourée de mur de verre.
Le surveillant
Il va arriver. Il fait sa balade.
La fille
Dans la serre ?
Le surveillant.
Oui. Il y a le droit à chaque fois qu’une des femmes qu’il a fécondées donne un fils.
La fille
C’est sa miche de pain.
Le surveillant
On peut dire ça. C’est votre première fois?
La fille
Non. La deuxième.
Le surveillant
Ca n’avait rien donné ?
La fille
Pas marché.
Le surveillant
Une fille ?
La fille
Oui.
Le surveillant
Morte ?
La fille
Oui.
Le surveillant
Vous avez bien fait.
La fille
Vous croyez ?
Le surveillant
Bien sûr. Presque tous les hommes sont morts et ceux qui restent sont stériles, alors avoir une fille ça ne sert en rien la nation. Ce sont des hommes qu’il nous faut.
La fille
Pour la guerre ?
Le surveillant
Pour la sauvegarde de notre race.
La fille
Et c’est tout ?
Le surveillant
C’est déjà pas mal. Vous êtes mariée ?
La fille
Non
Le surveillant
Et ça vous dirait ?
La fille
Je ne sais pas.
Le surveillant
J’avais une femme dans le temps. Quatre fois elle est tombée enceinte. Quatre fois elle a eu des filles. La quatrième ça l’a tuée. Y’a eu un problème à l’accouchement et en moins de deux elle était morte.
La fille
Plus de famille alors ?
Le surveillant.
Si. Une fille. La dernière j’ai pas eu le courage de la tuer. Elle me rappelait trop sa mère. Le soir quand je rentre chez moi elle me réchauffe.
Il s’assoit sur le lit.
Le surveillant
Venez vous asseoir. Restez pas debout.
La fille
Ca va aller.
Le surveillant
Vous voulez pas vous entraîner ?
La fille
M’entraîner ?
Le surveillant
Vous savez bien…Ce serait dommage de ne plus avoir l’occasion d’avoir un fils si ça ne marche pas ce coup ci.
Elle part résignée s’asseoir à côté de lui. Il la bascule sur le lit et la baise froidement puis se relève.
Le surveillant
Il ne va plus tarder maintenant. Bonne chance.
Il sort de la chambre tandis qu’elle reste sans bouger. Il raccompagne le procréateur dans sa chambre puis les surveille de l’extérieur.
Le procréateur
Je prends ma pilule et je suis à vous.
La fille
Prenez votre temps
Le procréateur
C’est votre première fois ?
La fille
Non on s’est déjà vu y’a quelque mois.
Le procréateur
Et ça n’avait pas marché ?
La fille
Non.
Le procréateur
Une fille ?
La fille
Oui !
Le procréateur
Morte ?
La fille
Mais qu’est ce que vous avez tous besoin de me demander ? Oui elle est morte, oui je l’ai tuée ! Quel autre choix est-ce qu’on m’a laissé ? Vous vous êtes bien dans votre cage, vous voulez voir l’extérieur ? Ah ! Mais allez-y ! Je parie que vous supplieriez de revenir vous enfermer ici.
Le procréateur
On peut commencer ?
La fille
Qu’on en finisse.
Le procréateur
Vous et le surveillant vous avez…
La fille
Vous allez arrêter de me poser toutes ces questions ?
Le procréateur
Pardon.
La fille
Fécondez-moi. Et s’il vous plait…
Le procréateur
Oui ?
La fille
Faites que ce soit un garçon.
Ils s’allongent tous les deux dans le lit. Le surveillant les observe du couloir à travers une des parois en verre.
Monologue du surveillant
Le surveillant
Ce matin j’ai baisé ma fille. Froidement. Calmement. Dans le silence le plus absolu. Sans bataille, ni cri, sans chaleur ni sueur. Par habitude. Ses yeux posés sur moi avec un brin d’impatience que ça se termine. La seule femme qui ne me quittera jamais. Mon enfant. La chair de ma chair. Mon amour ou ce qui s’en rapproche le plus. Ca m’arrive de lui être infidèle avec les femmes qui passent par ici. Mais il n’y a pas les sentiments que j’ai pour elle. Seulement une sorte d’intérêt à voir si elles auront dans leurs yeux cette flamme qu’elle n’a pas dans les siens. Une lueur dont je me rappelle du temps d’avant. Mais non. Jamais. Disparus les yeux mi-clos d’une femme, sa peau qui frémit, ses cuisses qui s’écartent pour ouvrir le passage vers son plaisir, ses lèvres qu’elle mordille pour étouffer ses cris. Disparu le sourire de satisfaction qui laisse croire qu’on a pas été si mauvais que ça. Les bombes ont détruit ces instants où le reste du monde n’existait plus. Fini les cœurs rouges qui flottent dans tous les sens, les blondes platine dans les rues, les minijupes transparentes qui laissaient voir la petite culotte, le rose pour les petites filles à naître et le bleu aussi. Des rats en quête de survie rampant sur une grande plaque d’égout. C’est ce qu’on est devenus. Les femelles ne pensent qu’à enfanter. Les mâles savent qu’ils en sont incapables. On coexiste les uns avec les autres dans l’attente de jours meilleurs. Et seul Dieu sait si on espère pour rien. Et seul Dieu sait si on le mérite.
Acte I Scène VI
Un an plus tard. La salle à manger de la maison en ruine. Elle rentre de l’usine un nourrisson dans les bras. La vieille l’observe de son fauteuil roulant.
La fille
Ne dis rien.
La vieille
Je n’allais rien dire.
La fille
C’est mon enfant.
La vieille
Non.
La fille
C’est l’enfant que j’attendais.
La vieille
Pas le tien.
Elle dépose le bébé dans son landau avant de se rapprocher de la vieille.
La fille
Je ne veux plus entendre cela. Tu comprends ? Jamais. Il me serait facile d’oublier de te nourrir vieille femme. Il me serait facile de te faire disparaître sans que quiconque s’en aperçoive. Ce bébé est le mien. Il est ton petit fils. N’ose pas remettre cela en doute.
La vieille
Tu auras beau me faire disparaître ou te convaincre que cet enfant est le tien, il ne l’est pas. Depuis quelques jours seulement tu l’as et déjà tu crois te sentir la fibre maternelle ? Déjà tu défends tes droits sur lui ? Ne me dis pas quoi dire ou quoi faire. Agis comme bon te semble. Je partirai telle que j’ai toujours été.
Elle pose sa tête sur les genoux de la vieille.
La fille
Pourquoi dois tu rendre les choses si compliquées? Ce fils je le méritais autant que la femme qui l’a porté dans son ventre. Comme elle j’ai été touchée par l’homme, comme elle je l’ai senti bouger en moi et j’ai crié en sentant sa tête sortir dans le jour. Deux fois j’ai mis bas pour rien. C’était injuste que je n’y aie pas le droit.
La vieille
Ne parle pas de justice.
La fille
Est ce que tu réussiras à me pardonner ?
La vieille
Y arriveras-tu toi-même ? N’as tu pas peur de croiser ton reflet dans le miroir et de l’apercevoir ? Cette femme au visage meurtri par les coups de pierre, cette femme sur laquelle tu as sauté comme une bête enragée pour lui voler sa progéniture et dont tu as laissé le cadavre baignant dans son propre sang près de la route qui mène au centre. Arriveras-tu à oublier ?
La fille
J’y arriverai. Dans la chaleur des lotissements d’état, j’y arriverai.
Le surveillant frappe à la porte de la maison. Elle se lève pour aller ouvrir.
La fille (s’adressant à la vieille)
Ne dis rien. S’il te plait.
Elle ouvre la porte. Le surveillant entre, dépose son manteau et observe la pièce d’un air inquisiteur.
Le surveillant
De l’eau.
La fille
Tout de suite
Elle lui ramène un verre.
Le surveillant
L’enfant ?
La fille (désignant le landau)
Là.
Le surveillant
Date de naissance?
La fille
Il y a six jours de cela.
Le surveillant
Vous avez mis bas seule ?
La fille
Avec ma grand-mère
Le surveillant (s’adressant à la vieille)
Vous confirmez ?
La vieille ne répond rien.
La fille
Elle n’a plus toute sa tête.
Le surveillant
Dans quelle pièce cela s’est passée ?
La fille
A l’étage.
Le surveillant
Montrez-moi.
La fille
Pourquoi ? Ce n’est qu’une chambre.
Le surveillant
Justement.
La fille
J’ai eu cet enfant. Je ne veux plus…
Le surveillant
Oh que si vous voulez. Il y a tellement de choses que je peux faire et qui ne vous aideraient pas.
Il se rapproche d’elle, son visage à quelques centimètres du sien.
La fille
Pas ici.
Ils montent à l’étage. La vieille avance avec son fauteuil roulant pour voir l’enfant au dessus de son landau.
La vieille
Voilà la famille dont tu hérites. Une femme qui ouvre ses cuisses aux hommes sans désir, un père rat de laboratoire et une vieille qui mourra bientôt et dont tu ne connaîtras jamais le nom ni les valeurs. Ta vie volée seulement pour améliorer la nôtre. Tu me regardes de tes yeux qui voient tout pour la première fois mais bientôt tu désireras ne jamais avoir ouvert l’œil sur cette terre. Tu souffriras plus que ceux d’avant toi et moins que ceux qui te survivront. Voilà les prédictions que te fait une vieille femme au bord de l’épuisement telle une méchante sorcière de conte de fée. Serrer ton cou un peu trop fort serait presque faire preuve de charité, mais je n’en n’ai ni suffisamment le courage ni suffisamment la haine. Je garde dans ma chair un espoir incompréhensible. Non pas pour toi, mais pour elle, cette femme à l’étage qui s’offre si facilement. Que sa vie un jour soit autrement.
La vieille retourne près de la table en les entendant redescendre de l’étage.
Le surveillant.
Préparez l’enfant.
La fille
Le préparer ?
Le surveillant
Il doit être examiné et vacciné. Procédure habituelle.
La fille
Nous ne venons pas avec lui ?
Le surveillant
Ce n’est qu’après cela que vous pourrez accéder aux lotissements.
La vieille (marmonnant)
Pure folie.
Le surveillant
Comment ?
La fille
Ne l’écoutez pas, elle divague.
Le surveillant
Vraiment ?
La fille
Elle pense toujours que le monde est le même que celui d’avant les guerres.
Le surveillant
Elle a de la chance alors. Le garçon?
La fille
Le voilà. Tenez.
Le surveillant sort, l’enfant dans les bras.
La vieille (elle éclate de rire)
Moi qui suis folle ?
La fille
Tu ris à présent ?
La vieille
C’est pour ne pas pleurer en te regardant.
Acte I Scène VII
Le centre. La chambre entourée de murs de verre. Le reproducteur est allongé sur le lit les yeux fixés au plafond. Le surveillant entre avec le bébé.
Le surveillant
Ton fils.
Le procréateur
Non.
Le surveillant
Tu ne veux pas le voir ?
Le procréateur
Cet enfant n’est pas le mien, il est celui de l’état. Tu le sais aussi bien que moi, non?
Le surveillant
Je n’ai pas oublié.
Le procréateur
Pourquoi l’amener ici ?
Le surveillant
Je ne sais pas.
Le procréateur
Est ce que c’est un jeu pour toi que de me le montrer?
Le surveillant.
Très bien je m’en vais.
Le procréateur
Attend un instant.
Il s’approche pour observer l’enfant.
Le procréateur
Alors c’est à ça que je sers. A fabriquer cet embryon d’homme.
Le surveillant
Tu construis une nouvelle nation.
Le procréateur
Où tous les hommes seraient frères.
Le surveillant
Chaque problème en son temps. C’est le premier que tu vois n’est ce pas?
Le procréateur
Tu le sais bien. Tu as toujours le regard posé sur moi.
Le surveillant
Pas toujours.
Le procréateur
Depuis que tu as ce poste en tout cas. Depuis des siècles. Je me souviens encore du regard fier que tu avais en arrivant. Ce regard tu as perdu depuis longtemps.
Le surveillant
C’est vrai. Je m’en souviens. Je venais d’avoir cette promotion qui me sortait de la rue pour venir travailler ici. Ma femme était encore en vie. Enceinte de l’enfant qui la tuerait. De cette seule fille que je garde en souvenir de sa mère. Est-ce que malgré toutes les femmes qui viennent te voir, tu te souviens du visage de sa mère toi aussi en le regardant?
Le procréateur
Non. Je ne vois que le visage de mon geôlier à travers lui. Celui qui ne me laissera jamais sortir tant que je serais capable de féconder, encore et encore, d’autres êtres comme lui. J’aurais voulu ne jamais l’avoir vu, que jamais il ne naisse, ne jamais avoir été capable de porter la vie. Laisse-moi seul.
Le surveillant sort. Le procréateur s’assoit sur le lit et sort un couteau de sous son matelas. Une alarme retentit. Il se lève brusquement pour pousser le lit contre la porte et empêcher le surveillant d’entrer.
Le surveillant
Que fais-tu ? Ouvre cette porte.
Le procréateur
La porte s’ouvrira bientôt d’elle même.
Le surveillant
Que veux-tu dire ?
Le procréateur
J’ai trouvé la solution pour partir d’ici.
Le surveillant
Te tuer n’est pas la solution. Ouvre-moi !
Le procréateur
Dis-moi comment je m’appelle.
Le surveillant
Quoi ?
Le procréateur
Dis-moi comment je m’appelle et je t’ouvrirai.
Le surveillant
Je ne connais pas ton nom.
Le procréateur
Moi non plus je ne le connais pas mais tout le monde devrait savoir comment il s’appelle non ?
Le surveillant
Un nom ne sert à rien. Seul notre rôle de reconstruction d’un monde meilleur est important. Tu as une mission.
Le procréateur
Je ne l’ai jamais demandée! Je veux sortir d’ici.
Le surveillant
Un jour tu seras libre. Comme nous tous.
Le procréateur
Pas un jour. Tout de suite !
Le surveillant
Ce n’est pas possible.
Le procréateur
Je sais.
Le surveillant
Ouvre-moi avant que d’autres surveillants n’arrivent et que je ne puisse plus rien faire pour toi.
Le procréateur
Pour nous tu veux dire ? Est ce que tu crois que je ne sais pas que nos vies sont liées? Que si je ne sers plus à rien, toi non plus tu ne sers plus à rien ?
Le surveillant
Ne fait pas cette erreur. Le monde n’est pas comme tu le penses dehors.
Le procréateur
Je m’en rendrais compte par moi-même.
Le procréateur baisse son pantalon, attrape son sexe et le tranche. Il hurle. Noir.
Acte II
Deux cellules de prison, l’une à côté de l’autre, dont seules deux petites fenêtres remplies de barreaux laissent passer un peu de lumière. En avant scène une porte. Les deux cellules sont identiques, un lit poussé contre un des murs, des toilettes dans un coin. On distingue l’ombre d’une femme assise dans celle de droite. L’ancien procréateur est dans celle de gauche, allongé sur le sol, avec les mêmes vêtements que la scène précédente à l’exception de son entre-jambe recouvert de sang. Il se lève pour aller s’asseoir sur la cuvette des toilettes.
Monologue du procréateur
Le procréateur
J’aimerais que toute cette histoire ne soit qu’un autre de ces livres improbables. Une histoire où un pauvre gars assez fou pensait qu’en se tranchant son membre il serait libre. Ca fait encore mal. Mais plus comme avant. Juste une douleur faible entre mes cuisses. Mais permanente. Pour les anciens, mon corps leur appartenait aussi bien que le ventre des femmes qui portaient les enfants. Elle avait raison en me disant que je ne savais rien de l’extérieur. Crime contre la survie de la race. Prison à vie. Encore et encore la même journée. Je me demande parfois si tout était écrit avant que je naisse. Si mon destin était de passer ma vie enfermé dans une cellule. Peut être suis-je condamné pour les crimes d’une vie passée. Dans ce cas j’aimerais me souvenir de ce que j’ai pu faire. Ou alors n’est-ce qu’un concours de circonstances, un jeu d’avant ma naissance où chaque nouvelle âme à naître devait tirer une carte qui déterminerait son futur. Je pense avoir alors tiré la plus mauvaise. Celle où je devais sauver l’espèce humaine. Le sang s’est arrêté. Les autres prisonniers ne diront plus que c’est comme violer une femme pendant ses menstruations que d’enfoncer leurs queues à l’intérieur de moi. C’est étrange mais ça ne me gêne pas qu’ils profitent de ce corps. Il n’a de toute façon jamais été mien. Ici on a le droit à une heure de sortie par semaine dans la cour. Et pendant ces soixante minutes là, je suis plus content que je ne l’ai jamais été. Regarder le ciel, sentir le vent, me sentir vaporeux. Il me suffit de fermer les yeux pour m’envoler et voyager. Comme si j’étais devenu une épée céleste qui sortait pour la première fois de son fourreau, une épée capable d’envelopper tout l’univers. Dans toute vie il y a des moments de bonheur. Et je crois que le mien est à son apogée dans la cour de cette prison sordide.
Acte II Scène I
La femme dans l’autre cellule s’approche des barreaux. C’est la vieille.
La vieille (en criant)
J’ai faim.
Personne ne lui répond.
La vieille
S’il vous plait… Quelqu’un…
Le procréateur sort un morceau de pain de sous son lit et le tend à la vieille à travers les barreaux.
La procréateur
Tenez.
La vieille
Merci.
Elle commence à le manger avant de s’arrêter.
La vieille
Est ce que vous en…
Le procréateur
Non. C’est bon. Je n’arrive à rien avaler en ce moment.
La vieille
Merci.
Elle recommence à manger son pain.
Le procréateur
Vous venez d’arriver?
La vieille
Ils m’ont transférée hier, pendant la nuit.
Le procréateur
D’où ça ?
La vieille
Du centre.
Le procréateur
Du centre ? Seuls les criminels ayant commis des infractions au code de la sauvegarde de la race y séjournent.
La vieille
J’ai tué une femme.
Le procréateur
Même pour en avoir tué dix vous n’y auriez pas eu le droit.
La vieille
J’ai tué cette femme pour lui voler son enfant.
Le procréateur
Son fils ?
La vieille
Oui.
Le procréateur
Je ne comprends pas. Une femelle de votre âge n’aurait jamais pu faire croire que ce bébé lui appartenait.
La vieille
Je sais.
Le procréateur
Alors pourquoi…
La vieille
Je vous remercie pour votre pain. Mais peut être n’ai pas envie d’exposer ma vie à un inconnu.
Le procréateur
Je suis désolé.
La vieille
C’est moi. Je suis trop vieille pour vivre cela. Mes nerfs ne sont plus assez durs.
Le procréateur
Vous avez de la famille à l’extérieur ?
La vieille
Oui. Ma petite fille.
Le procréateur
C’était pour elle alors.
La vieille
…
Le procréateur
Excusez-moi.
La vieille
D’où viennent ces taches sur votre pantalon.
Le procréateur
C’est du sang
La vieille
Vous êtes blessé ? Je peux faire quelque chose ?
Le procréateur
Ca va aller. Je commence à cicatriser.
La vieille
Laissez-moi voir. Vous savez dans le temps je soignais toute ma famille.
Le procréateur
Ah oui ?
La vieille
Dès qu’on avait un petit bobo ou quand les garçons rentraient de l’école après s’être battus, c’est moi qu’on venait voir. J’étais la guérisseuse officielle de notre famille.
Le procréateur
C’était avant tout ça ?
La vieille
Oui avant tout ça.
Le procréateur
Un bisou ne suffira pas à me guérir vous savez.
La vieille (en riant)
A mes garçons aussi ça ne suffisait pas. Laissez-moi voir.
Le procréateur
Non je vous assure…Ce n’est pas…
La vieille
Je vous suis redevable. Pour le pain. Laissez-moi vous aider s’il vous plait.
Le procréateur
Ce n’est pas beau à voir.
La vieille
J’ai déjà vu des choses que vous n’imagineriez même pas mon garçon. Allons…
Le procréateur
Très bien.
Il s’approche du mur de barreaux qu’ils partagent et baisse son pantalon.
La vieille
Mon dieu… Mais qu’est ce qu’ils vous on fait ?
Le procréateur
Ils ne m’ont rien fait. C’est moi.
La vieille
Vous? Mais pourquoi?
Le procréateur
Il y a des choses plus dures pour un homme que de perdre ce qu’il a entre les jambes vous savez.
La vieille
Vous avez travaillé pour le centre n’est ce pas ?
Le procréateur
Comment le savez-vous ?
La vieille
Peu de gens savent que seuls les prisonniers soupçonnés de crime contre la survie de la race y séjournent.
Le procréateur
…
La vieille
Vous étiez un de ces engrosseurs?
Le procréateur
Qu’est ce qui vous fait dire ça ?
La vieille
Je ne vois sinon pas pourquoi vous auriez décidé de vous en prendre à vous même. Et particulièrement à votre virilité.
Le procréateur
Vous pouvez rire maintenant.
La vieille
Rire ? Et pourquoi donc ?
Le procréateur
Est ce que ce n’est pas pathétique d’avoir fait cela pour au final n’être transféré que d’une cellule vers une autre ?
Le surveillant entre sans qu’ils s’en aperçoivent.
La vieille
Vous avez eu beaucoup plus de courage que beaucoup d’hommes. Et même si aujourd’hui vous vous trouvez en face de moi, j’admire votre volonté de toucher un jour la liberté du doigt.
Le surveillant
Du courage ? C’est de la plaisanterie ?
Le procréateur
Nous ne t’avons pas invité à te joindre à notre conversation.
Le surveillant
Ne me dis pas ce que je dois faire. Je suis toujours celui en charge ici. Et maintenant que tu ne sers plus à rien je n’aurais pas de mal à te battre comme n’importe quel autre chien enfermé dans ces murs.
La vieille
Vous… Etes vous obligé de…
Le surveillant
Oh je vois que vous avez retrouvé vos esprits depuis la dernière fois.
Le procréateur
Ne t’en prend pas à elle. Je suis le seul responsable de ce qui t’arrive.
Le surveillant
Tu as raison. Tu es le seul responsable. Alors dis moi t’es tu fait de nouveaux amis ici?
Le procréateur
Que veux-tu dire ?
Le surveillant
Est ce que vous entretenez de bons rapports ?
Le procréateur
Ils continuent à profiter de moi dès qu’ils en ont l’occasion si c’est ce que tu veux savoir.
Le surveillant
Nous nous connaissons depuis si longtemps que je n’ai même pas besoin d’ouvrir la bouche pour que tu saches à quoi je pense. J’aimerais pouvoir en être autant capable avec toi.
Le procréateur
Es tu vraiment obligé de rester ici ? Prends-tu vraiment plaisir à me voir enfermé dans cette crasse ?
Le surveillant
Je veux m’assurer que plus jamais tu n’auras l’occasion de cacher un couteau sous ton lit. Si je n’ai pas pu te garder en capacité de procréer je peux t’assurer que je serais en mesure de te garder vivant pour que tu puisses avoir le temps de regretter ce que tu nous as fait.
Le procréateur
Qu’attends-tu de moi ? Des excuses ? Tu veux que je me sente coupable parce qu’ils t’ont transféré ici et que tu as perdu tes privilèges. Ne crois tu pas que j’ai déjà beaucoup à endurer pour me sentir navré pour toi ?
Le surveillant
…
Le procréateur
Rien à dire ?
Le surveillant
Quelqu’un est venu pour te voir la vieille.
Il sort. La petite fille de la vieille entre. Elle s’arrête un instant en voyant le procréateur enfermé.
La fille
Que faites-vous là ?
La vieille
Tu le connais ?
La fille
C’est lui.
La vieille
Quoi ? L’homme qui t’a souillée ?
La fille
Arrête grand-mère.
Le procréateur
C’est vrai vieille femme. Je suis celui qui a planté la graine d’un enfant dans son ventre.
La petite fille s’approche de la cellule de sa grand-mère.
La fille
Tiens je t’ai apporté ce qu’ils ont bien voulu me laisser prendre. Il y a quelques légumes…
La vieille
Je t’avais dit de ne pas venir.
La fille
Je sais.
La vieille
Alors pourquoi ?
La fille (Chuchotant)
Crois tu que j’arrive à vivre en te sachant ici ? Même tuer a été plus facile que de te laisser prendre ma place.
La vieille
J’arrive au bout de ce que j’avais à vivre. Que me reste t il ? Peut être une année au plus. Alors que toi tu es jeune. Meurtrie mais jeune. Capable d’affronter bien plus que moi ce monde auquel je ne comprends plus rien.
La fille
Je suis responsable de tout ça.
La vieille
C’est vrai. Je suis enfermée par ta faute. Pour tes erreurs. Mais tu es de mon sang, la dernière de notre famille. La seule preuve qui existe encore que je n’ai pas rêvé ma vie d’avant. La seule trace que je puisse laisser sur cette terre de ce que j’ai construit dans cette vie.
La fille
Je dois pouvoir faire quelque chose…
La vieille
Oui. Vis.
La fille
Sans toi je ne sais pas.
La vieille
Tu devras apprendre.
La fille
Mais…
Le procréateur
Écoutez-la.
La fille
Ne me parlez pas. Vous ne nous connaissez pas.
Le procréateur
C’est vrai. Mais je le voudrais. Je voudrais moi aussi avoir quelqu’un comme elle qui vous offre l’occasion de repartir. Ne gâchez pas tout ça.
La vieille
Je ne pensais pas un jour me retrouver là. A ce moment précis où lui, avec tout ce qu’il représente, est d’accord avec moi.
Le surveillant revient.
Le surveillant
La visite est finie.
La fille
Déjà ?
Le surveillant
Je décide du temps accordé.
Le procréateur
Laisse leur en un peu plus.
Le surveillant
Je ne crois pas t’avoir invité à te joindre à notre conversation.
La vieille
Pars et ne revient pas.
Elle prend la direction de la sortie lorsque le procréateur lui prend le bras à travers les barreaux.
Le procréateur
Et ce fils ?
La fille
Je n’en veux plus.
Elle sort avec le surveillant. Noir.
Acte II Scène II
C’est la nuit. Les deux prisonniers dorment dans leurs lits. Ils sont réveillés en sursaut par l’entrée de la fille.
La vieille
Que fais-tu ici ?
La fille
Nous n’avons pas le temps de parler. Ils vont bientôt arriver.
Elle ouvre les deux cellules.
Le procréateur
Comment avez vous fait ?
La fille
Le surveillant. Je l’ai assommé pendant que nous…
La vieille
Non. Non. Ne me dis pas que tu as fait ça !
La fille
Je n’avais pas le choix.
La vieille
Je ne viendrai pas.
La fille
Grand-mère !
La vieille
N’as tu donc pas compris pourquoi j avais pris ta place ? Ai-je sacrifié les derniers jours qu’il me reste pour rien ? Où crois tu aller maintenant ? Et comment as tu pensé qu’avec ce corps en ruine je serais capable de te suivre ?
Le procréateur
Je peux vous porter.
La vieille
Me porter ? Partez avant qu’il ne se réveille.
La fille
Il faut fuir tant que nous avons le temps. Nous pouvons partir et tout recommencer comme tu le voulais.
La vieille
Je ne m’imaginais pas dans le dessein que je traçais pour toi.
La fille
Grand-mère il est trop tard à présent. Suis-moi s’il te plait.
La vieille
Je…
Le surveillant tente d’entrer mais le procréateur l’en empêche en bloquant la porte.
Le surveillant
Combien de fois allons-nous devoir rejouer cette scène ?
Le procréateur
Tu la rejoues car tu le veux bien. Laisse-nous partir.
Le surveillant
L’alarme se situe à quelques centimètres de mon doigt. La seule raison pour laquelle je ne la pousse pas est pour me protéger. Mais si vous ne me laissez pas entrer je n’aurai pas d’autre choix.
Le procréateur (s’adressant aux femmes)
Que devons nous faire ?
La fille
Je ne sais pas. Grand-mère…
La vieille (s’adressant au surveillant)
Si nous retournons dans nos cellule, la laisserez vous partir?
Le surveillant
Je ne peux pas faire ça.
La vieille
Dans ce cas vous n’avez plus qu’à déclencher l’alarme.
La fille
Grand-mère !
La vieille
Ne prononce plus un mot. Je commence à être fatiguée de couvrir tes arrières.
Le surveillant
Je ne dirai rien. Retournez dans vos cellules et tout se passera bien.
Le procréateur et la vieille retournent dans leurs cellules. Le surveillant entre.
Le surveillant
C’était la meilleure chose à faire.
Il gifle la fille et la fait tomber au sol.
La vieille (Hurlant)
Vous aviez promis.
Le surveillant
Enfin de compte peut être bien que vous n’avez plus toute votre tête. Qui croit encore aux promesses ?
La vieille
S’il vous plait ne lui faites pas de mal.
Il ne l’écoute pas et commence à violer la fille devant les deux détenus.
La vieille
Vous méritez d’aller en enfer.
Le surveillant
Je croyais que nous y étions déjà. Quoi ? Je ne fais rien de plus que lui. D’accord, aucune chance qu’elle ait un fils de moi à cause de mon pauvre sperme infertile mais tout de même je ne vois pas la différence. Regardez-la pendant que je la pénètre, le même visage inexpressif, la même impatience que toutes les autres à ce que ça finisse. Elle se relèvera comme d’habitude après cela sans peine, incapable de savoir que rien de tout ça n’est normal.
La vieille
Oh excuse moi ma toute petite de n’être pas partie avec toi.
Le procréateur
C’est toi qui devrais être à ma place. Coupable comme tu l’es.
Le surveillant
La culpabilité ne sert plus à rien. Je profite de ce que la vie m’accorde. Et ce n’est pas grand chose.
La fille
Je sais que rien de tout ça n’est normal.
Le surveillant
Alors pourquoi ne te débats-tu pas ?
La fille
Pourquoi faire ?
Le surveillant
Le respect de toi même.
La fille
Où est le tien ?
Le surveillant
…
La fille
Arrête maintenant.
Le surveillant
Ce n’est pas à toi de décider quand j arrêterai.
La fille (hurlant)
Si. Je peux le décider. Je peux décider.
Elle enserre brusquement le visage du surveillant en enfonçant ses doigts dans ses orbites. Il se débat mais elle ne le lâche pas, agrippée à lui comme un serpent, jusqu’à ce que son corps repose inerte contre le sol. Noir.
Monologue de la fille
Elle est assise sur une chaise. Tout baigne dans l’obscurité à part elle.
Après les murs de la prison il riait. Malgré ma peur que l’on nous attrape il riait. Je n’avais jamais entendu ça. Les sourires je connaissais mais pas les rires. Il y eut un après. Il me faisait croire en un après. Et j’ai pu voir ce que ma grand-mère avait vu. Un homme qui dépose une couverture sur mes jambes pour que je ne puisse pas avoir froid, qui me prend dans ses bras pour me protéger même lorsque je n’en ai pas besoin, qui me regarde avec du désir dans les yeux pour ce que je suis et rien de plus. On a couru longtemps sur le bruit de l’alarme au loin. J’ai rempli toute une vie sur cette course. Sa main dans la mienne. Je nous ai vus. Autrement, comme on aurait du l’être. Mariés, avec des enfants, un jardin vert et un chien recouvert de tâches blanches et marron. Beaucoup de disputes pour pas grand chose et de réconciliations pour beaucoup de raisons. Maintenant qu’il voyait ce que ça faisait d’être à peu près libre il avait arrêté de rire. Il voyait comme ça faisait peur la liberté. On s’est cachés dans le noir. J’ai crû qu’il pleuvait mais non. C’était trop épais. Trop chaud aussi. Fallait vite finir notre histoire. On était vieux. Aussi vieux que ma grand mère mais on était heureux. Avec toute une vie derrière nous. Une vie pas toujours facile mais quand même agréable. Sans trop de regrets. Et avec plein de bons souvenirs avec lesquels partir. Ce noir duquel nous ne sommes jamais sortis. Sa main a lâché la mienne et il est tombé. Moi aussi je suis tombée. Pas très longtemps après lui. Juste quelques secondes qui m’ont suffit à voir qu’il n’était déjà plus là. J’aurais voulu savoir si mon corps avait fait trembler le sol en s’écrasant. Comme une bombe.
Noir.
merci du partage, pas le temps de lire l'ensemble d'une traite. Aussi, je prendrai le temps de TOUT lire et je repasserai en parler comme il se doit. J'ai lu le préambule, je suis intrigué; mais les vignes et vendanges m'attendent. ad plux
· Il y a plus de 13 ans ·Juloin La Mort
Un peu du même avis que Manou concernant les monologues. Ceci dit, le dialogue nous renvoie instantanément les images de la scène.Surréaliste. J'aime bien l'idée. L'ensemble est très cohérent.Bravo.
· Il y a plus de 13 ans ·nothing-in-lemon
J'aime ton propos, la couleur de ta pièce, tes dialogues...moins des monologues... Voilà mon retour... Me fait penser à une expo ' dystopia' au capc de Bordeaux . En tout cas bravosssss
· Il y a plus de 13 ans ·Manou Damaye