Un Franc C. F. A. dans L'Hexagone

lanlan

                                                   

 

 

                                       ENTRE CIEL ET TERRE

J’ai hâte de finir mon histoire. Je voudrais accélérer le temps, mais  aujourd’hui semble ne pas finir, et demain est l’absent de toujours, la promesse définie qui avance plus vite que moi, pour enfin figer la distance qui nous sépare, le rêve insaisissable. Du Coup, je désire l’avenir autant que je le ménage parce qu’il  me cache tout. Mes amours, mes joies, mes chagrins, et surtout  l’inévitable dénouement de mon histoire. Demain, je dormirai dans une autre maison, dans un autre lit, sous un autre climat. Je foulerai une autre terre, une autre parcelle de l’univers. Je goûterai au charme de l’ailleurs. Bien que je ne sache que très peu de ce que sera demain, il est certain que  mon passé s’est arrêté, suspendu entre les souvenirs neufs de l’Afrique que je quitte et l’anticipation des découvertes dont, pour aussi longtemps que je me souvienne, j’ai toujours rêvé. Combien de temps me faudra-t-il pour forger dans la réalité l’image du héros de mon  histoire? Mon image? Quels signes extérieurs de richesse lui donnerai-je? Quelle action dois-je entreprendre pour lui assurer une victoire  certaine? Dans quelle catégorie socioprofessionnelle le muterai-je? Le Français étant pratiquement ma langue maternelle, quelle autre langue devrai-je apprendre pour lui assurer une communication riche d’efficacité sur le plan  international? Autant de questions dont les réponses demeurent ajournées dans l’étrange temporalité de l’espoir.  Je suis perplexe, complètement seul et fragile. Ma pensée devient fugitive, craintive et, cependant, elle me présente ma propre réussite dans une clarté fulgurante. Je serai patient, heureux et armé d’une disponibilité sans faille. Je serai ouvert d’esprit.

« Quelque chose du pays des blancs, quelque chose ! » 

Ces quelques mots prononcés en guise d’au revoir par ma mère sonnent à la fois comme une prière et une recommandation. Je les garderai certainement dans un coin de ma tête, tout au long de mon séjour en terre Française. Pour l’instant, je nage dans l’euphorie de m’être extirpé de ce pays où les  changements vont à la même vitesse que les mille pattes. Ce pays où la corruption grandissante, étend généreusement ses tentacules jusqu’au cœur de la vie quotidienne. Du coup, je prends conscience que je ne remercierai jamais assez monsieur Rossi de m’avoir sorti des dents de l’inévitable étau des coutumes qui se serrait inexorablement autour de moi. Je sais aussi que, désormais, j’aurai des devoirs envers les deux fiancées que ma mère m’a collées dans les bras, et leurs deux enfants. Lourde tâche qui m’obligera à prendre des responsabilités et sera le fondement de ma motivation pendant les premières années de mon séjour en France. Pour l’instant, je suis préoccupé par mon voyage,  par la découverte de l’inconnu et surtout  je suis habité par la peur  de l’avion que je prends  pour la première fois aujourd’hui.

Il est sept heures précis. L’avion flambant neuf de la C.A.M.A.I.R. qui devait décoller à six heures trente est encore immobilisé sur la piste de l’aéroport de Yaoundé. La piste qui s’étend à perte de vue est noyée dans l’éclat jaunâtre du soleil matinal. Le ciel légèrement brumeux s’apprête à vêtir sa robe bleu-nuage de saison, avant de laisser les fines gouttelettes de pluie arroser  le pays à intervalles réguliers tout au long de la journée.      

Les mécaniciens qui s’affairaient autour de l’avion ont regagné nonchalamment les  hangars aux toits en tôles ondulées qui abritent leurs ateliers. D’où je suis assis, je devine le va et vient incessant des familles qui attendent ou accompagnent leurs parents. Peu à peu, je commence à sentir un lent et insidieux mal-être m’envahir. La peur de l’inconnu, l’angoisse de  l’éloignement. La distance pourtant minuscule qui sépare l’avion de la salle d’attente où j’ai quitté mon frère, mes amis, et Bella ma fiancée, me paraît interminablement grande et commence à me rendre vulnérable et chagrin.

C’est la première fois de ma vie que je me trouve  seul, dans une assemblée aussi dense qu’indifférente. Dans l’espoir de trouver une connaissance, un ami, je repasse vainement une dernière fois tous les visages en revue. Mais je suis incapable de reconnaître qui que ce soit. Du coup, je me bats non seulement pour cacher mon isolement, mais aussi contre cette subite perturbation qui sévit jusqu’aux profondeurs de  mon être. Car, cet avion qui vient de rater son décollage me donne l’impression que moi aussi j’ai complètement raté mon départ. Et, bien que je me  sache  encore installé  sur le sol de mes ancêtres, cet avion pour moi  sent déjà, non pas la France, mais un ailleurs qui, malgré l’espoir qui m’anime, immisce dans mes pensées une image flou et un peu amère qui grandit et me déstabilise.

Soudain, une rassurante voix féminine se fait entendre dans le haut parleur. Elle se veut conviviale, parce que chargée de ménagements élémentaires capables de déclencher une indulgence de la part des voyageurs.

-Mesdames et messieurs, un retard d’un certain nombre de minutes est à prévoir pour notre vol à destination de Paris je répète, etc. 

Contrairement à ce que son auteur pouvait en attendre, ce communiqué provoque une réaction générale d’indignation des voyageurs qui, à la demande de la même  hôtesse, venaient de boucler leurs ceintures de sécurité, et attendaient sagement le décollage du 747. Dans l’agitation générale, on entend distinctement en ordre dispersé 

-C’est toujours pareil !   

-Qu’est ce qu’il y a encore,

-Ils exagèrent …. Quand même !

Certains voyageurs se sont même levés et hurlent leurs mécontentements. D’autres allument leurs  pipes ou leurs cigarettes. Seuls les habitués des voyages pour qui cela n’est qu’une tracasserie de plus gardent leur calme et replongent dans la lecture d’un journal,  d’une revue ou d’un livre.

L’un d’entre eux, un blanc aux cheveux poivre et sel qui scintillent sous la lumière du spot placé au dessus de sa tête a installé un véritable bureau devant lui. Avec son stylo plume plaqué or, il commence à tracer allègrement des kilomètres  d’écriture sur des feuilles amovibles qu’il range ensuite dans un classeur. Le classeur est marqué par les signes particuliers de l’usure, de la longévité. Des feuillets dactylographiés et manuscrits fourmillent d’annotations et de biffures. Il y a aussi toutes ces personnes inconnues avec lesquelles je vais passer la moitié de ma journée.

A sept heures et  trente minutes,  les hôtesses distribuent des tasses de thé, de café ou de chocolat, accompagnés de tranches de pain préparées, de petits pains,  de  croissants,  et des petits pots de confiture. L’hôtesse qui me sert est avenante et serviable. Elle me propose un large choix de thés, je me décide pour du thé nature, après avoir hésité entre des parfums dont j’entends les noms pour la première fois. 

Cette tasse de thé me permet de meubler ma solitude et de dissiper mon ennui pendant quelques minutes.

Sans cérémonial ou rituel,  je bois par petites gorgées,  comme le ferait peut-être un connaisseur, mais  je suis incapable d’en apprécier la juste valeur gustative. Jusqu’à la dernière goutte, je savoure le doux réchauffement que ce liquide procure à mon organisme. Après ce légitime forfait, je repose délicatement la tasse dans le petit plateau posé sur la tablette qui m’emprisonne dans mon siège, alors que seuls mes avant-bras peuvent encore évoluer librement en usant des deux accoudoirs comme point de résistance.

En vérité, rien de tout ce qu’il y avait sur le plateau présenté par l’hôtesse ne me rappelait mes petits déjeuners au village. Généralement, c’était le reste du repas du soir, précédé quelques fois d’une tranche bien mure de papaye ou d’ananas fraîchement cueillis. Je suis à la fois  ému et satisfait car,  non seulement c’est la première fois que je bois du thé, mais aussi c’est la première fois qu’un si copieux déjeuner est mis à ma disposition et m’est servi par une charmante demoiselle. Je suis intimidé par la présence  de tous ces  produits inconnus et si alléchants  que j’aimerais goûter jusqu’au dernier. Mais la peur du ridicule ne m’a pas permis de demander à l’hôtesse de me venir en aide. Pendant un bref instant, j’ai eu la nette impression que j’avais un pan de cette culture française à laquelle j’aspire, servi cordialement sur un plateau. Pourtant,  je me comportais comme un vieillard de la brousse qui ne reconnaîtrait  pas son portrait qu’il découvre pour la première fois dans un miroir. Après un coup d’œil furtif à droite et à gauche,  je tombe sur un voyageur qui est entrain d’étaler délicatement, à l’aide d’un petit couteau qui n’est pas affûté,  un mélange savant de beurre et de confiture sur le premier des trois petits pains qu’il a soigneusement alignés dans son plateau. Rapidement, un impérieux besoin s’installe  en moi. Mes glandes salivaires humidifient ma bouche et bientôt immergent ma langue. Malgré le va-et-vient indiscret de ma pomme d’Adam qui m’oblige à évacuer le trop  plein de salive  par le gosier,  je ne mangerai pas.  Il est trop tard. Le beurre, le pain et la confiture m’ont été retirés.  Mon premier  petit déjeuner à la française a été expéditif et manqué.

En attendant que les hôtesses finissent de desservir, je replonge dans l’observation des voyageurs. Certains trempent leur croissant ou leur petit pain dans la tasse, d’autres boivent bizarrement un verre d’eau avant ou après la boisson chaude. Peu à peu, l’anxiété de l’attente s’estompe et fait place à une ambiance plus détendue, plus décontractée. Les passagers, noirs en majorité, commentent à haute voix la dernière réunion du parti politique local ou le dernier voyage à la campagne. L’un d’eux, qui bégaye, prononce régulièrement plusieurs mots Français, avant d’en placer un en son patois. « Bebela je te dis Akiéééé! Ces gens là franchement…Owoé ! C’est quoi même ! Je te dis cent pour cent  la vérité ! Je les ai vu tous les deux, de mes propres yeux comme je te vois là. Owog ya ! A Mot pardon, laisse tomber !etc. » De plus, il aime acquiescer ou répondre négativement, par des onomatopées suivies d’éclats de rire tonitruants. Tout cela déroute les Européens  et leur rend son discours inaccessible.

A sept heures quarante minutes, l’avion décolle enfin ! J’ai subitement la gorge sèche. Mes deux mains moites  saisissent avidement les bords de mon fauteuil. J’ai l’impression de m’évanouir. J’essaie d’appeler au secours, mais ma respiration se suspend. J’ignore si réellement j’ai crié. Car je n’entends rien d’autre que le bourdonnement assourdissant qui remplit mes oreilles. J’essaie d’invoquer, à voix basse, certains de mes ancêtres. Je demande particulièrement de l’aide à celui dont je porte le nom, et qui était un sorcier célèbre. Je sens mes lèvres bouger toutes seules, mais j’ai l’impression que le son ne suit pas,  et que mes gestes s’évanouissent dans un silence inexorable. Entre peur et  prière je flotte dans l’immensité de l’espace et mes seuls points de repère sont les nuages insaisissables.

Dans ma tête, je cherche une courte prière à dire. Je choisis rapidement le Confiteor que je disais souvent quand j’étais servant de messe, à la mission Catholique d’Emana. A peine ai-je prononcé « Santa Maria Virginae » que je sens l’avion dégringoler soudain à une vitesse folle, avant de se stabiliser à nouveau quelques instants plus tard. Ces quelques secondes paraissent les plus longues et les plus indécises de ma vie. A la fin de ce cauchemar, la voix de l’hôtesse invite finalement les voyageurs à dénouer leurs ceintures, à allumer des cigarettes s’ils le désirent, bref à se mettre à l’aise. Petit à petit, je retrouve mes facultés physiques. Autour de moi, les passagers que je croyais aussi agités que moi  sont calmes, comme s’il ne s’était rien passé. L’écrivain continue tranquillement son travail. Quant aux discussions, ont-elles repris ou continuent-elles tout simplement ? Je ne le saurai  jamais.

Mes membres retrouvent peu à peu la plénitude de leur rattachement  à mon corps. Mes bras lâchent doucement les bords de mon fauteuil.

 

                         TERRE PROMISE

 

Cependant, pendant quelques secondes encore,  ma mémoire flanche. Elle refuse de me dire où je suis, qui je suis,  ce que je fais ici. Seuls mes yeux qui transforment ma tête en une espèce de girouette docile volent à mon secours, et trouvent finalement  un point de repère fixe au contact de l’écrivain.

Au même instant, je revis  les dernières scènes d’adieu au village. Un à un, tous les visages de ma famille réapparaissent devant moi chaleureux et joyeux. Le vin de palme coule à flot, les blagues et les railleries à gogo.  Pour la première fois, je réentends  les conseils de tante Rosalie, les recommandations  de papa Linus, et la voix anxieuse de ma mère qui me répétait invariablement : « va mon fils ! Va et rapporte-nous rapidement quelque chose du pays des blancs. » Ces mots me réconfortent mystérieusement et me donnent, pour mon séjour en France, une force morale qui me permettra d’endurer,  de persévérer.

Les questions qui commencent à surgir dans ma tête sont aussitôt repoussées par la réalisation d’avoir appris… Ce chemin de la lointaine  métropole m’a ramené à la terre profonde de mon être. J’amène avec moi mes précieux   et impalpables bagages qui constituent mon être tout entier, et que je ne pourrai jamais laisser dans une soute, parce  qu’ils ne peuvent pas être fouillés par les agents de douane. Le cultivateur, le cueilleur de vin de palme, le cuisinier que j’étais, l’homme accompli, affiné et  envié que je voudrai être à mon retour de France. C’est ma valise d’illusions que je ne peux ouvrir pour l’instant qu’en moi-même et pour moi même.    

En regardant l’écrivain travailler, je sens mon inspiration grandir et se fertiliser. Je voudrai prendre des notes, car mon imagination m’entraîne dans la contexture d’une histoire à la fois  fictive et réelle. Je suis le héros d’un ouvrage vendu à deux millions d’exemplaires. L’histoire se passe bien entendu en France. Dans une France à moi, celle dont j’ai toujours rêvé pour aussi longtemps que je m’en souvienne. A ce moment encore, je ne peux distinguer entre l’hallucination et le mythe ; la foule de péripéties qui m’attend. La France mythique était jusque là l’élément sans lequel mon imaginaire et mes espoirs n’auraient pu prendre formes. Cependant, j’aurai aussi à découvrir très rapidement, et par hasard que ces formes ne peuvent pas être approchées, qu’elles ne sont finalement qu’une hallucination. A ce moment encore, je jouissais du pouvoir de donner à cette France en moi un paysage et une architecture à moi.

J’étais dans la confidence et l’admiration d’une France qui pourrait tout pour moi. Cette France qui a hissé successivement Towa, Owona, Melone, Eno Belinga, Bouelé, Senga  Kouo Ntamak, Ngango, Ndam Njohya  et bien d’autres, au sommet des « modèles de réussite » de notre pays. Une France à la hauteur de son rayonnement à l’étranger. Raoult Follereau, Molière, Charles  De Gaule, La Fontaine, Christophe Collomb, Pasteur et  le Docteur Jamot. Le bourreau du trypanosome Gambien, cette maladie qui a décimé les populations des pays d’Afrique. La France des droits de l’homme. La terre d’asile,  emblème de la liberté, de l’égalité, et surtout de la fraternité. Bref, elle était tout un univers conçu spécialement pour favoriser mon ascension sociale et me placer au rang des respectés et des enviées qui font l’élite de notre pays.

La France  chaleureuse et accueillante. L’hospitalité sans pareil des français qui me permettra d’entreprendre en toute quiétude des études qui seront couronnées par des diplômes valables dans le monde entier! Enfin je retournerai  au pays dans la clameur d’une ovation bien méritée, car, comme maman me le répétait,  je rapporterai quelque chose du pays des blancs, quelque chose!

Sinon pourquoi le sort m’aurait-il choisi? Moi l’ancien cuisinier embauché au Messes Des Officiers Blancs? Moi l’auteur de quelques poèmes maladroits et de deux pièces de théâtre qui ont terminé leur carrière aussitôt commencée dans les tiroirs du concours interafricain de R.F.I et dans ceux des  éditions C.L.E de Yaoundé?

Je peux m’arrêter pour contempler ma vie et mes ambitions, car le temps s’est suspendu pour quelques heures dans cet avion où j’ai, parmi tous ces inconnus, reçu l’onction sacrée du baptême de l’air.

Apres l’escale à Marseille, Le 747 vient enfin de s’immobiliser sur l’aéroport d’ORLY.

Avant de  mettre pieds à terre, je m’entends  crier « Bonjour la France! Bonjour les amis! Je suis très sincèrement content d’être chez vous!» Comme en écho, j’entends nettement  tout le pays me répondre qu’il m’aime, qu’il est ma deuxième patrie, mon sauveur qui me tirera des filets de la misère. J’entends une voix amie imperceptible aux autres voyageurs s’élever dans la salle d’attente comme si elle venait de l’au-delà pour me souhaiter nommément la bienvenue. 

Dans un mouvement incertain, mes mocassins délicats  se posent sur la dernière marche de l’escalier qui conduit de l’avion à la nation Française. D’un  regard avide, je cherche aussitôt la terre. Oui la terre! La matière première qui lorsqu’elle est mélangée a de  la pluie féconde, nourrit, et abrite depuis toujours les seigneurs qui la peuplent. Je voudrais sentir et embrasser le sol Français. Où est la terre de France? Je voudrais tellement y frotter mon front, et mes mains. La humer pour imprimer à jamais l’odeur de sa poussière dans mes poumons. Sans tarder ; je voudrais m’imprégner de cette culture Française dont les coopérants ne représentent qu’une infime partie en Afrique. Moi l’ancien cultivateur, l’ancien cueilleur de Meyok Melen,  le vin de palme local, je souhaitais  savourer la terre Française comme j’aimais savourer ma terre natale. Mais en guise de sol, je  ne trouve que le bitume et, même s’il a la même couleur que moi cela  ne fera pas  l’affaire. 

Je suis happé, puis noyé dans le mouvement de  la foule vers le hall d’attente où, après  vérification de mon passeport, les douaniers me font passer par l’endroit où il y’ a marqué  « SORTIE ».  Intrigué, je ne comprends pas pourquoi, je dois entrer en France par la sortie. Cela me semble de mauvais augure. 

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