Un homme sans voix

nyckie-alause

Dans cette histoire le héros se nomme Euphonos. Quel joli nom pour un homme sans voix. De voix il était impossible qu'il en ait. Le nom était donné dès la naissance et pour toujours, jusqu'à la mort dans ce royaume.  Mais le savait-il quand je le rencontrais? 


Le cheval avançait au rythme lent d'un pèlerin, soulevant autour de lui un nuage pulvérulent que le vent léger venu de l'ouest dispersait en un soupir. L'impression était étonnante comme si l'animal frôlait à peine la surface du chemin. Euphonos descendit de la bête dès qu'il m'eut aperçu. 


Je marche à pied depuis des jours et cette poussière recouvre mes vêtements. Je marche dans la couleur du sable de la plaine, je suis comme la plaine elle-même. Je n'arrête ma course lente qu'au plus chaud de midi quand la lumière écrasante efface jusqu'aux ombres. Je m'assieds sur une pierre et secoue la cape qui me couvre pour la replacer aussitôt sur mes épaules et autour de moi, relevant la large capuche qui retombe sur mon visage. Je deviens une pierre dressée sur la plaine déserte, un rocher que le paysage aspire.


Comment Euphonos s'était-il rendu compte de ma présence ? Aurait-il perçu le bruit de ma respiration, l'odeur de sueur de mes cheveux ? J'ai ce matin mangé une orange, est-ce cela qui l'a alerté, mes mains glissées sous ma cape, ce parfum laissé sous mes ongles qui me ravit et contient ma faim jusqu'à la nuit s'échapperait à travers l'étoffe épaisse ?


L'animal s'est arrêté à quelques pas de moi et la réfraction de la lumière ne lui laisse sous la panse qu'un ovale gris pâle. L'air est si chaud à cette heure que de ses naseaux ne s'échappe rien, ses paupières sont closes. Il n'attend rien que de sombrer, statufié dans cette plaine blanche, aspiré à son tour dans la poussière, que de disparaitre.


Euphonos, je le nomme maintenant mais à cet instant nous ne nous sommes pas parlé, je ne connais pas encore son nom, ni son visage, je doute même de son existence. Il choisit une pierre qui émerge du sol, s'y assied, soulève sa cape de grands gestes, la poussière se disperse, l'entoure, l'efface partiellement dans un nuage scintillant, le recouvre à nouveau. Il n'a pas relevé son capuchon. J'aperçois son visage, ses cheveux hirsutes, sa barbe parfaitement pointue lisse brillante. Ses mains alternent en glissements sur elle, en chasse le sable qui crépite en tombant à ses pieds, lui donnent un brillant exceptionnel qui renvoie le soleil au zénith sur son visage.


Euphonos me fixe intensément sans prononcer un mot, pas un son… C'est à lui d'engager le dialogue puisqu'il vient d'arriver. L'arrivant dans une rencontre se doit de saluer en premier, exprimer qu'il ne veut pas de mal à l'occupant des lieux, se présenter, enfin se plier à ce qu'exige la coutume des hommes du désert. 


J'ai imaginé mille choses. Qu'il s'était arrêté par hasard, qu'il ne m'avait pas vu autrement que comme un amas rocheux, que s'il avait quitté sa monture c'est qu'elle était morte, et d'ailleurs ne vous ai-je pas dit qu'elle est en train de disparaître dans le sable. Déjà je ne perçois plus l'ovale gris entre ses pattes, le sable est arrivé à la moitié de son corps, seulement sa crinière brille encore d'un peu de vie, comme la barbe d'Euphonos.


De sous sa cape déployée il tire un sac brun, sombre, sombre comme la terre du pays d'où je viens, en soulève le rabat après en avoir dénoué les cordons, puis dégage avec la délicatesse dont il use pour caresser sa barbe, un instrument qui n'est, je le sais à présent, pas une arbalète ou une arme quelconque. Une conque brillante d'incrustations de nacre, un long manche que des clefs d'ivoire terminent tendant des cordes qui n'attendent que le bon moment pour vibrer. 

Dans ce désert les seules vibrations perceptibles sont celles de la lumière car même nos pas n'ont pas provoqué d'écho, ni nos sandales, ni les sabots de ce cheval. Dans cette plaine la seule vie semble être la nôtre, même si pour le cheval je ne suis plus sûr de rien.

L'instrument d'Euphonos s'est exprimé pensais-je, c'est à moi de parler…

— Ismaël, c'est mon nom. 

Que dire de plus. Il fait chaud… La lumière… La poussière… 

Je lui tend ma gourde qu'il ne prend pas. Il accorde son luth comme je caressais mon Amour, des petits cris et des soupirs, des hésitations et des souffles retenus… 

« Monom' Mon'homm' menomme'' » chantonnent les cordes… puis une hésitation « Heu », puis « fon' »… puis un silence si long et si tendu que je rejette mon capuchon en arrière, en attente.

Il sourit. Il fixe le soleil brûlant et me sourit. Il serre son luth contre lui comme une fiancée et doucement, tout doucement il pince les cordes qui disent « Euphonos est son nom ». Euphonos est muet, le luth vient de le dire.


Longtemps nous sommes restés assis face à face comme deux rochers que les vents du désert s'appliquent à user de leur souffle abrasif. Longtemps sans dire plus que nos noms tour à tour. 


Quand l'horizon s'est lentement soulevé le soleil a dessiné de nouvelles ombres autour des reliefs, le cheval est redevenu une monture, les pierres ont repris de la consistance de pierre. Euphonos a dépoussiéré son luth avant de le ranger dans son grand sac couleur de terre, sombre comme la terre de mon pays. Quand il l'a glissé dans ce sac la dernière corde a lâché un «  adieu… » qui signifiait que plus jamais nous ne nous rencontrerions. 


Il a enfourché sa monture sans se retourner et du pas tranquille de celui qui sait où il se rend, il est parti vers l'est. Je l'ai regardé sans ciller, mes yeux sont devenus brûlants. Je les ai fermés moins d'une seconde et quand j'ai regardé à nouveau la plaine était redevenue désertique et blanche. J'ai bu l'eau qui clapotait au fond de ma gourde et à mon tour j'ai pris la route, dans la direction opposée à la sienne. Un soleil trompeur dans les yeux j'ai aperçu une rivière, comme un ruban doré, au loin, bordée de peupliers


 Sera-ce un mirage ?

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