Les jeux de Môt

Je suis du genre flemmard. Me vautrer devant la télé fait partie de mon programme dominical pour ne pas m'extraire de mon appartement. J'avais l'excuse d'une série sur les grands philosophes pour repousser une invitation. Je ne suis pas un surhomme. Sur le point de retrouver Morphée par le biais de Nietzsche, mon index ripa sur la télécommande. Le sonal informant que les journalistes s'apprêtaient à nous abreuver d'une exclusivité me tira de ma somnolence. Un correspondant affublé d'un imperméable pour se prémunir du crachin se tenait dans une clairière. Le cadavre d'une femme avait été retrouvé dans les bois d'une commune dont l'annonce de son nom m'électrisa : Douan-la-Brezeille !

Les meurtres ne sont pas insolites dans ces bourgades. Les rivalités pour quelques hectares, les viols de fillettes ayant mal tourné à la sortie d'une discothèque ou les règlements de comptes familiaux sont monnaie courante dans les rubriques des actualités régionales. La dépouille révélait des éléments qui dépassaient l'entendement d'un rustre. De source policière, de l'ocre recouvrait la peau et sur le corps, des inscriptions avaient été gravées à l'aide d'un objet acéré.

Sur  le plateau de la chaîne info, un criminologue, un expert psychiatre et un spécialiste en cryptologie étaient invités. Ce dernier prit la parole et déchiffra les caractères démotiques qui s'inscrivaient sur un écran. Il s'agissait selon ses dires de phénicien, la langue d'Hannibal. La traduction en était Môt, le dieu de la mort. À n'en pas douter, elle n'était pas décédée de cause naturelle en allant aux champignons.

Si cette argile existe en Puisaye, la marche occidentale du Morvan, on ne l'étale plus sur la chair depuis le Paléolithique. Quant à la scarification, elle est la particularité des peuples premiers d'Afrique, d'Australie ou de Papouasie. Puis, il partit dans une époustouflante analyse d'une France mystérieuse, inchangée depuis les prédicateurs qui vinrent nous endoctriner au christianisme. Dans tout l'Hexagone, on comptait par milliers les pratiques de dévotions païennes derrière la bénédiction du prêtre. Des fontaines miraculeuses, des collines sacrées ou des vierges noires rassemblaient chaque année des foules transies.

Au JT de 20 heures, le présentateur fit référence à un dolmen implanté dans un lieu-dit proche du crime. Dès potron-minet débarquait un bataillon de complotistes, d'astrolo-alchimistes et d'ufologues. Cette bande d'hurluberlus, obsédés par les Vénusiens, l'hermétisme ou le code Enigma, transis par le déluge qui s'abattait sur eux, se mirent à évoquer les Grands Blonds qui hantent la Terre Creuse, les Cucteni-Trypellians ou le mystérieux peuple des crânes allongés avant de citer des esprits que n'aurait pas renié Lovecraft.

Je ne pouvais m'empêcher de penser à l'étrange coïncidence. En moins d'une journée, toute mon attention s'était portée vers un terroir qui jusque là n'était qu'une succession de coteaux et de prés où paissaient des charolaises débonnaires dont je rencontrais le regard bovin assis dans un train me conduisant à Lyon.

J'obtins deux semaines de congés, prétextant devoir me rendre au chevet de ma mère souffrant d'une maladie rare. Il me fallut plus de temps pour rejoindre par le TER Saint-Didier, le bourg le plus proche de Douan, que pour aller sur la Côte d'Azur où j'aurais pu me doucher après avoir pris un bain de soleil. J'eus le droit à une hydrothérapie. Un corbeau m'accueillit de son croassement, comme un hommage à ce sol qui ne croisait que trop rarement une éclaircie.

Quand j'aperçus enfin la seule auberge du village, je m'étonnais de ne pas avoir été plus attentif à sa dénomination en effectuant la réservation de ma chambre : Le relai d'Aristote. Je fus déçu lorsque le taulier me confia que le nom de sa pension provenait de son chartreux qui nous observait d'un œil inquisiteur lové dans une bergère.

Je rejoignis mon alcôve à la décoration surannée. En posant ma valise sur le lit, je découvris une enveloppe qui m'était destinée. Il y était indiqué que j'étais attendu le lendemain au pied du mégalithe et l'on me demandait la plus grande discrétion. Chose surprenante, je devais me munir de l'ouvrage de Jean Bonnoy. Au dîner, pris d'une crise de paranoïa, je scrutais chaque convive avec la sombre appréhension que ma venue était connue et que j'étais le jouet d'un dessein qui m'échappait.