Un top model à ne pas suivre

Chris Toffans

Le corps, totalement dénudé, gisait dans l'herbe au pied d'un magnolia en fleurs. C'est un jogger de Central Park qui avait appelé la police au petit matin, après avoir repéré une silhouette blafarde sous un tapis de pétales roses et blancs. Isolés de la foule par des rubans jaunes portant la mention "do not cross", les lieutenants David Conrad et Kate Johnson observaient cette forme inerte avec perplexité. Il faut dire que le visage sans regard de la jeune femme n'inspirait pas la moindre émotion, pas plus que le reste de son anatomie d'ailleurs, même si elle bénéficiait d'une 'plastique' absolument irréprochable.

" C'est quoi ce délire ?, lança David, qui avait dû écourter ses congés pour cette affaire soit-disant urgente.
- Le délire c'est que ce mannequin saigne, rétorqua Kate en faisant un signe de tête vers les poignets rougis de la 'victime'.
- Attends, tu rigoles j'espère ! Nous c'est la criminelle, c'est pas miracles et compagnie. On n'a pas le temps de s'occuper des tarés qui jouent à la poupée dans les parcs publics. Un sac poubelle et l'affaire est classée.
- T'emballe pas David. Si on a fait appel à nous c'est parce que des tests ADN ont révélé que ce sang appartient à Jane Stewart, le célèbre top model qui a disparu il y a un mois. Apparemment l'auteur de cette mise en scène n'a pas laissé d'empreintes.
- Je vois. Reste plus qu'à attendre les résultats de l'autopsie, histoire de déterminer si notre fashion victime a fait l'objet d'une agression ou si elle s'est suicidée."

Jusque là, aucun élément de l'enquête n'avait permis aux policiers d'entrevoir une issue positive quant au sort de la cover girl new-yorkaise, mais ce rebondissement inattendu avait soudain ravivé les espoirs de la retrouver saine et sauve.

(...)

"Ça y est, le médecin légiste a autopsié le mannequin !" David sortait de l'ascenseur en feuilletant un rapport dactylographié. "Il lui a ouvert le crâne, et tu sais ce qu'il a trouvé ?
- Non, quoi ? répondit Kate avec intérêt .
- Rien. Elle n'avait absolument rien dans la tête.
- Pauvre mec.
- Par contre le toubib a pris son pied pendant son examen. Et il a découvert un message enroulé dans l'un de ses orteils. Il s'agit d'une demande de rançon.
- Une rançon ?
- Oui, tu sais c'est une somme d'argent que l'on réclame en échange de quelqu'un ou de quelque chose.
- Je sais, idiot. Qu'est-ce qu'ils veulent ?
- En fait le ou les auteurs du message exigent 2 millions de dollars sur un compte off-shore pour le 15 du mois, sans quoi Jane sera exécutée.

Paul Stewart, le mari de Jane, était un homme d'affaires de renom à la tête d'un grand domaine viticole. Malgré les apparences, son entreprise était aujourd'hui au plus mal à cause de la menace croissante du marché asiatique. Paul était conscient que la seule solution pour réunir une telle somme était de mettre en vente le patrimoine familial. Une chose impensable. Au fond, il souhaitait presque que Jane soit retrouvée morte. Et puis comme ça il pourrait refaire sa vie avec Lin Mei, sa nouvelle passion, celle qui avait su lui redonner goût à la vie. Lin Mei, c'était la prof de mandarin de Jane. En effet, la dernière lubie de son épouse avait été d'apprendre le Chinois, histoire de tromper son ennui de femme d'intérieur oisive. Avec ce péril jaune qui lui compliquait l'existence, Paul considérait cela comme un affront insupportable.

"Monsieur Stewart !"

C'est drôle, il ne connaissait même pas Lin Mei. En fait, comme il était dans le rouge il l'avait embauchée au noir, après l'avoir rencontrée par hasard à la sortie d'une réunion de lingerie coquine organisée par sa femme.

"Monsieur Stewart, vous êtes sûr de vouloir payer cette rançon ?"

Et puis merde, il allait la vendre cette propriété. Avec le pognon il pourrait payer les 2 millions, le divorce, et il lui resterait largement de quoi s'installer en Chine avec Lin Mei. Compte tenu de son savoir-faire, il pourrait faire fortune dans l'Empire du Milieu, où le style de vie à l'occidentale était de plus en plus en vogue.

"Bien sûr que je vais payer ! Je ne veux pas courir le risque de perdre celle que j'aime... "

Comme promis, la rançon fut réglée dans sa totalité et à la date prévue. Mais les cyber-recherches ne permirent pas de retrouver le titulaire du compte , trop bien protégé par l'anonymat d'un paradis fiscal impénétrable.
Enchantées par ce dénouement, Jane et Lin Mei pouvaient enfin sabrer le Champagne. Elle trinquèrent à leur victoire, sous la fraîcheur des cocotiers, et mêlèrent leurs langues dans un long baiser amoureux. Particulièrement heureuse, Lin Mei leva son verre à ce cher Paul, qui désormais n'avait même plus une bouteille de vin pour noyer son chagrin. "Tu vois Paulo, la prof de ta femme ne sera jamais ta maîtresse. Pour moi c'est adieu les cours, bonjour la classe. Et que cela te serve de leçon, vieux con !"

"Bravo pour cette tirade pleine d'enseignement ! Mais j'ai bien peur que la récréation soit terminée." Se levant de la table d'à côté, le lieutenant David Conrad s'approcha du couple de futur ex-millionnaires, accompagné de sa coéquipière Kate qui passa les menottes à une Jane Stewart totalement abasourdie.

Si l'argent n'avait pas pu être tracé, ce ne fut pas le cas des deux fugitives, dont les fausses identités ne réussirent pas tromper la vigilance des policiers. David empoigna Lin Mei sans ménagement. L'air résignée, celle-ci regardait le ciel en plissant les yeux. "T'as raison poupée, profite encore un peu du soleil des Bahamas, parce que t'es partie pour rester à l'ombre un bon bout de temps."

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