Une annonce dans la nuit

--mephisto--

Une annonce dans la nuit : il va lui coller une balle dans la tête.

Ca a le don de faire rire son ami. Il commence à sourire aussi. Et à se détendre, paradoxalement.

Défoncés.

K semble se demander pourquoi on continue à lui pointer le flingue dessus. Il ne bronche pas. A peine un haussement du museau, une surélévation de la tête, et il s’affale de nouveau sur le tapis.

Anthony speede pour en préparer un autre. C’est le 5ème depuis qu’ils ont débarqué avec Fat-Fab en milieu d’après-midi. Ce soir ils sont en forme, Sedan tient le nul au Vélodrome.

C’est vrai qu’il gère bien le p’tit Tonio. Ca fait quelques années qu’il est dans le biz il faut dire. C’est lui qui les arrose à chaque fois. Un samedi sur deux et c’est toujours le même rituel : on sonne, le pit entre en premier et se place immobile devant la porte-fenêtre du balcon. Puis c’est Fabrice qui lui claque la bise.

« Bien ? »

« Bien. »

 Comme toujours, il est obligé de s’écarter pour le laisser passer. C’est comme ça, question de corpulence. Tonio, casquette vissée et écharpe Tourtel, vestige des années glorieuses, suit derrière avec un pack. Check.

« Alors, combien ce soir ? »

Pas de réponse cette fois-ci. C’est le rituel. Tous les trois s’affalent dans le canapé du salon, un endroit qu’ils ne quittent généralement plus que pour aller pisser. Fab allume la Play. Tonio se met à fouiller dans ses poches, à sortir clopes et matos, à rouler. Et lui…lui, ne sait pas. Il n’a jamais vraiment su. Il attend, jette quelques regards par la fenêtre du 22eme. Au loin et dans la grisaille, la tour Eiffel, sans doute, et quelque part derrière, le Parc, vide. Ils jouent à l’extérieur ce soir, comme à chaque fois lorsque les deux lascars débarquent pour écouter le match à la radio. Pas assez de fric pour les déplacements : encore un truc qui lui met la rage. Avec la hausse de l’abonnement, l’affaire l’a lâché. Comme à chaque fois il se dit qu’il va rattraper le coup le week-end suivant. Avec les Boys. Presque simultanément, on lui tend une manette et un joint. Après une courte hésitation, il opte pour le joint.

La nuit tombe en douceur, entre les scintillements épileptiques de la télé et les odeurs afghanes. Chacun, à part, s’adonne au même concours extrême : immobilité des gestes, du regard, des cordes vocales. Il n’y a guère que la chaîne qui diffuse encore le braillement chaotique du multiplex. Paris mène à Bollaert. Il se dit qu’ils n’iront pas foutre le bordel la semaine prochaine. Dommage. Il irait chercher la baston tout seul s’il le fallait. Il arrive un moment où il le fallait.

«T’sé quoi, j’ai revu Nuria l’aut’ jour. Elle est passée à la boutique. »

Quand Fabrice parle de la boutique, il faut comprendre la boulangerie en face du square Victor Hugo. Celle-là même qui l’a embauché après son CAP. Quant à Nuria, ça doit de mémoire être la seule fille qui a compté dans sa vie et accessoirement la seule chose pouvant l’extirper de sa torpeur à cet instant précis. Enfin, tout ça c’était y’a 10 ans. Des gamins. Depuis, elle lui apparaît de temps en temps, entre deux cauchemars. Depuis, il avait sévèrement déconné. Et quelque chose lui laisse sous-entendre que tout cela n’était pas fini. Qu’il n’en a pas fini. Tout du moins, pas avant ce soir. Il coupe le son et se redresse légèrement.

« Et Sami ? Il était encore avec elle ce batard ? »

Tranchant comme la faux, laissant se propager un silence d’outre-tombe au contraste saisissant. La lourde respiration du coupable commence alors à s’accélérer par saccades, pour finalement remplir chaque recoin de la pièce. L’idée avait un jour germé, que s’il parvenait à le tuer, ça contribuerait à le faire revenir dans le droit chemin. Evidemment, ça peut paraître étrange au premier abord, mais la pensée avait néanmoins suivi son cours depuis ce fameux soir. Au début, il ne s’en était pas rendu compte, non. C’était de l’ordre du subversif… du subconscient, quelque chose comme ça. Mais plus Nuria s’était éloignée, plus Sami était devenu l’homme par qui son salut pouvait, devait et allait passer.

« Alors le gro’, tu m’réponds ? »

Presque aussitôt il bondit de façon autant improbable que soudaine pour se retrouver au-dessus d’un Fabrice atrophié par le poids de ses genoux, venus broyer ses côtes enfouies sous l’épais amas graisseux. Le canon du 9mm collé désormais à sa rétine l’encourage fortement à arrêter de gémir et coopérer. Tonio ne bouge pas. Il a arrêté de s’en mêler le jour où Fred avait menacé de dénoncer son klebar non stérilisé. Pire, il a peur que son pote d’enfance n’attende pas les autorités et passe à l’acte lui-même. « A défaut de les butter, il faudrait leur couper les couilles. », avait-il sobrement revendiqué une fois. Dans des moments comme celui-là, il devenait incontrôlable.

« Bon allez Fred, sérieux, lâche le steuplé’, il va se pisser dessus et saloper ton canap’. »

Il paraît ne pas avoir entendu dans un premier temps. Il finit pourtant par se dégager de la masse tremblante et revient à son emplacement initial. Comme si rien n’était ou presque, il rallume le poste, tire trois lattes et s’allonge par terre le flingue à la main.

Marques rouges sur le visage, Fabrice se relève tant bien que mal à son tour en se tenant le bide. Il attrape son blouson, tête baissée : même nature morte que précédemment, avec cette fois Fab, debout, comme pétrifié. Longue hésitation. Il décide d’enfiler son bombers et prend le chemin de la sortie. Sans un mot, sans un regard pour personne. Il y’a seulement Tonio pour tenter de l’arrêter en esquissant un mouvement du bras. Fred, lui, est déjà ailleurs. La porte claque dans un courant d’air. But pour Paris.

« Sérieux, t’as abusé sur c’coup là. »

« Tu vas voir, je vais lui trouer le crâne à ce salopard », lâche-t-il en visant nonchalamment la tête du chien. « Comme ça, entre les deux yeux : Badaboum. »

C’est fini : Tonio vient de sortir à son tour, Paris a gagné et Fred replonge dans la solitude de ses samedis soirs. Ayant retrouvé quelque peu ses esprits, il entame des bribes de rangements : des coussins sont remis en place, les cendriers vidés. La console retourne prendre la poussière sous la télé. D’habitude il se risque à un tour de la cité pour s’en griller une dernière, comme ça, tranquillement. Mais ce soir, c’est différent. En plus, le gros l’avait sérieusement contrarié toute à l’heure. En y réfléchissant bien, il regrette presque de s’être à ce point emporté. Il n’était pas à une connerie près ceci dit. Avec le Fab ils se connaissent depuis le primaire, il allait pas faire chier non plus ! Non, c’est vrai, il aurait dû comprendre : leur histoire longue de quelques mois, sa fin implacable par la faute du p’tit merdeux, la lente chute dans les abîmes…son coup de sang prémonitoire.

Tandis qu’il descend les marches quatre à quatre, il y repense. Ca lui donne quelque chose comme un semblant de motivation supplémentaire. Ca faisait, quoi, cinq-six ans qu’ils ne s’étaient plus revus. Depuis qu’elle était partie faire ses études à Paris. Avant, ils se croisaient encore, de temps à autre. Le temps de changer de trottoir justement. Il pense qu’elle ne l’avait plus calculé. Il pense qu’elle avait honte de lui. Ses mains tremblent. Il allume sa clope au niveau de la porte d’ascenseur du 4ème et jette un coup d’œil par la baie vitrée. Dehors, les habituels. Les petits. Ils l’avaient été un jour eux aussi…petits. Exactement là, à cet endroit, entre le terrain de basket aux panneaux inexistants et un manège qu’ils n’avaient, de mémoire, jamais réussi à faire tourner : Tonio, chétif et timide, Fab, qui montrait déjà des prédispositions aux pâtisseries, Nuria, la petite Shéhérazade, celle qui faisait chavirer les cœurs. Le sien. Et le Sami, sans arrêt dans les pattes de sa sœur. A l’époque, ça lui mettait le s nerfs déjà.

Ca a donc duré un peu plus de quatre mois. La famille Chaouch s’était installée dans le quartier au début de l’année 96. « Je vous présente une nouvelle camarade de classe : elle s’appelle Nuria, et nous vient de Tunis. », avait alors solennellement annoncé leur principale. « Veuillez lui réserver votre meilleur accueil. » Il s’en rappelle car quelqu’un dans la classe avait sorti un truc du genre « Si t’es d’Tunis, touche moi mon gros pénis ». Très vite, l’hilarité générale s’était mise au service cette hospitalité « française ». Le bonhomme en question était cependant loin de se douter qu’il venait de déclencher là un processus implacable et dont les effets iraient exponentiellement jusqu’à son exil prématuré du collège.

Les faits :

Alors que tout le monde s’attendait à ce qu’elle imitât le faciès outré de Mme. Schwarz, Nuria devait paisiblement quitter l’estrade, pour se diriger vers l’énergumène de l’avant-dernier rang, épiée de surcroît par l’ensemble compact des paires d’yeux environnantes.

Toutes, sauf une : celle du principal intéressé, trop occupé à savourer son instant de gloire avec les mecs de derrière.

Il ne s’aperçoit de sa présence qu’au dernier moment et reste interdit en dévisageant la fille, désormais debout, face à lui.

Nuria plonge alors son regard vert-luisant dans le sien, et accessoirement sa main dans son entrejambe. « Franchement, je ne comprends pas comment tu peux te vanter avec tes deux noix de cajou là! »

Le temps a paru comme figé l’espace d’un instant. Avait-on bien tout compris? Et puis rapidement, l’hystérie collective : cris, rires, objets volants, chambrages en tout genre à l’attention de celui qui venait de perdre à jamais son identité aux yeux de la classe, du collège, de la cité entière, le désormais nouveau « mister noix d’cajou ». Imperturbable au milieu de cette tempête, la jeune demoiselle venait, inversement, de gagner un respect et une liberté appréciables auprès des autres garçons. Ce devaient être dans les quelques instants qui suivirent, lorsqu’elle l’avait frôlé pour venir s’asseoir dans la rangée juste devant, qu’il était tombé amoureux d’elle pour la première fois.

La seconde fois, ce fut le lendemain, lorsqu’ils se regardèrent.

La troisième, un après-midi ensoleillé d’avril, lorsqu’ils s’embrassèrent.

Son sourire se transforme aussitôt en rictus amère. Raviver ces souvenirs, c’est se sentir comme une merde après. Même alcoolisé au dernier degré, son père ne lui aurait jamais permis. Il se reprend, écrase sa clope contre la vitre et la fait rouler dans les escaliers. Non, la merde c’est certainement pas lui. Pas avec ce flingue chargé, planqué dans la poche intérieure de son sweat en tout cas. Reprise de la descente dans l’immeuble mal éclairé.

Un rapide coup d’œil à l’extérieur et il s’élance sous la pluie fine en ajustant sa capuche. Tête baissée et mains dans les poches, c’est une ombre filante sous les réverbères. Il fait suffisamment attention de ne croiser personne, ça risquerait de tout compromettre. Surtout ne pas réfléchir. Foncer. L’image floue de son enfoiré de père lui revient. Il va enfin le lui prouver : qu’il a changé, que ce n’est plus la mauviette d’antan, que les coups l’ont aguerri, qu’il avait eu raison de l’élever à la dure. En butant cette « saloperie de bougnoul », comme il s’amusait à le répéter. Mais, à la différence de son paternel, lui s’en tirerait. Plutôt crever que de prendre perpèt’ en zonzon. Il serre fort la crosse à travers le polystyrène et accélère le pas.

En touchant au but il se dit que ça fait un bail qu’il n’y était pas revenu. Depuis ce fameux été olympique justement, lorsqu’il s’échappait dans la nuit pour aller la rejoindre. Le lotissement paraît moins luxueux qu’avant. Il se dit aussi que c’est à force d’avoir passé tout ce temps au milieu de ces barres HLM…on  s’y habitue sa race.

L’appartement des Chaouch se situe au premier étage d’un immeuble qui en compte trois. Il faisait le mur. Elle avait la télé dans sa chambre. Le pied. Il ne fallait pas qu’elle rate les relais en athlé. Lui, c’était plus le foot ou le basket, mais peu lui importait après tout, du moment qu’elle était là aussi. En fait, Sami restait le problème. Ou plutôt le devenait. Il se réveillait souvent en pleine nuit et venait se blottir contre sa sœur, un domaine dont il s’appropriait l’exclusivité. 6 ans le môme. A dire vrai, ça ne le traumatisait pas plus que ça au début. Il doit l’admettre, ils se prenaient même à jouer tous les trois. Sami la suivait partout et tout le temps. Il se rappelle, que ce soir-là, alors qu’il « montait » la voir, au même moment que sa jambe se dérobait et qu’il tombait à terre, il était encore là, aux premières loges. Que dès lors, sans savoir pourquoi, il avait commencé à le haïr. Une haine évidente, contenue, enfouie, cachée…mais tellement présente, à ce point essentielle. Et oppressante.

Dans quelques instants, dès qu’il franchirait le seuil de la porte, que le premier coup partirait, c’en serait fini. C’en serait fini de ses cauchemars récurrents qui l’obligent à se réveiller en sueur, à changer de t-shirt. De cette même vision qui le poursuit, celle de la chute, de cette chute qui n’en finit plus ; de Nuria, visage tendu, qui le regarde depuis la fenêtre, impassible; de l’écrasement de ses os sur le ciment froid, sous les yeux du morveux qui avait revêtu pour l’occasion les traits âpres de son père ; de la brûlure indissociable, qui pénètre chaque pore, chaque vaisseau, chaque globule, qui ronge l’intérieur, jusqu’à l’âme; de ce sol, enfin, qui l’aspire et dans lequel il s’enfouit, son unique échappatoire.

Il frissonne et tandis qu’il revient à une certaine forme de réalité il se rend compte qu’il est debout, arme au poing, fin prêt à activer la sonnette de l’appartement. Dans la pénombre, sa main glisse à tâtons le long du mur à la rencontre du bouton. Il se raidit, sent la chaleur l’envahir. La sonnerie est finalement là, sous son index. Il lève la croisse de son pistolet, qui manque de glisser à cause de la sueur accumulée dans sa main. Il se sent prêt. Il appuie. Aussitôt, elle résonne. Une impression de vide s’empare de lui, puis, soudain, un doute. Si évident pourtant. S’il n’était pas seul. Comment ne pas y avoir pensé plus tôt? Ca se bouscule dans sa tête : Nuria était partie, leur père avait foutu le camp. Il restait la mère. Onze heures et demie, elle devait dormir. En plus, il n’a même pas fait gaffe s’il y’avait de la lumière dans l’appart. Ca fait plus d’une seconde que la sonnerie a retenti, tandis qu’il reste toujours bloqué. « Fais quelque chose bordel. » Deux secondes. Une éternité. Il retrouve l’usage de ses jambes, qu’il fait pivoter. « Dépêche toi, merde ». Bruits de pas ; soudaine montée d’adrénaline ; lumière aveuglante. Trop tard. Il ferme les yeux, instinctivement.

« Fred, c’est toi?»

La voix jadis familière de Nuria vient de jaillir du bas de l’escalier. Est-ce encore une illusion? Se préserve, les garde volontairement fermés. Il vérifie que le flingue est rentré et soupire. Rien du côté de la porte ; personne de toute évidence. Ca le soulage, il aurait été bien emmerdé pour le coup. Il ôte sa capuche, doucement, dévoilant son crâne rasé. Et ouvre les yeux. Nuria est bel et bien là, en train de le dévisager, comme incrédule. Il a du mal à contenir son regard et baisse les yeux. Il se sent comme apaisé dans un premier temps, mais très vite, son escapade nocturne lui revient et la honte du flagrant délit l’envahit. Regards dans le vide, sous silences.

« Qu’est-ce que tu fous là ? »…

Il tressaille devant ce ton brusque qu’il ne lui connaît pas, ose la regarder enfin. Il se dit qu’elle est encore plus jolie que dans ses souvenirs.

« Envie de t’voir. », lui rétorque-t-il, hésitant maladroitement.

« Ah oui ? Ca t’a pris comme ça, dans la nuit ? Tu te fiches de moi. Allez, fous le camp. Dégage s’il te plaît. »

Elle fait un pas de côté, l’invitant à descendre. Il ne s’empêche plus de la fixer maintenant.

« J’avais envie de te voir, simplement envie de te voir.» répète-t-il, timidement. La phrase fait écho dans la cage d’escalier, dans sa tête. Il en a envie, oui, il en a toujours eu envie. Il le sait, il en est sûr désormais. Il vient de s’en rendre compte, à cet instant…elle ne lui fait plus peur…elle lui manque.

« Et tu crois quoi sincèrement ? Que tu peux te pointer chez moi alors que tu n’as pas arrêté de m’éviter toutes ces années ? Dis-moi que tu plaisantes là. Dis-le-moi. »

Il ne trouve rien à répondre. La sècheresse dans sa voix le trouble pourtant moins que les propos eux-mêmes. Il se rappelle, au contraire, avoir eu l’impression que juste après « l’accident », c’était elle qui avait pris ses distances. Il n’avait jamais compris et, il est vrai, jamais cherché à comprendre : pourquoi l’avait-elle ignoré alors qu’il était si mal en point ? Il s’était trouvé des raisons. C’était comme ça, les filles, après tout ; elles rencontraient un autre mec, plus mignon, plus gentil, et elles l’échangeaient contre l’ancien, comme on remplace un jouet cassé. C’était peut-être pas plus mal tout compte fait. Elle était trop bien pour lui cette fille.

Ca avait commencé en cette fin d’après-midi là, alors qu’ils avaient rendez-vous chez elle, comme d’habitude. Enfin, non, pas tout à fait. Sami serait dehors à jouer, pour une fois. Il s’était alors évadé de la maison dans l’excitante perspective de leur tête à tête. Il avait commencé à escalader et se voyait déjà en train de toquer à sa fenêtre pour la surprendre. Vint sa chute, puis plus rien. Un voile blanc qui dura près de dix jours. Il avait ensuite raté la rentrée et tout avait changé : ils n’étaient plus dans la même classe, ils ne se voyaient plus. Il ne voyait plus personne d’ailleurs. Il a commencé à s’embrouiller avec ses potes. A s’embrouiller tout seul. A fumer, à dealer, à traîner. A taper aussi…et à retaper. Il se sentait en décalage…il était carrément à l’ouest. Il restait Tonio. Il restait Fab. Ses potes. Il repense à toute à l’heure, à tous les coups bas qu’il leur avait fait…et ils continuaient à être là malgré tout. Il avait encore déconnecté. Une fois de plus. Un frisson le parcourt. Il se dégoûte, il se hait. Il a envie de vomir.

« Tu disparais, comme ça, du jour au lendemain. Tu réapparais subitement et tu ne m’adresses plus la parole une seule fois. Et là tu débarques…pour « ME voir ? ». J’hallucine. T’es complètement barré Fred. »

Il est à nouveau happé par ses propos. Il voudrait riposter, mais aucun son ne sort. Sa tête est complètement retournée.

« Ohhhh !! Je t’écoute là !… T’avais quelque chose à me dire ou pas ? »…

« C’est tout ? »… 

«Tu viens jusqu’ici pour te la fermer une fois de plus ? »…

« P’tit con. Tu t’es encore défoncé. Va t’faire foutre, dégage d’ici. »

Il a du mal à réaliser. Garde baissée, les coups pleuvent, fracassants. Et ce foutu mal de ventre qui s’intensifie. Il serre les poings, en vain. Ses forces l’abandonnent, il  vacille, se rattrape à la rambarde contre laquelle il reste appuyé, attend la prochaine salve. Elle ne vient pas. Un coup d’œil en direction de Nuria et il l’aperçoit par terre, adossée contre le mur, la tête entre les mains. Il n’ose toujours rien lui dire. Les secondes silencieuses s’enchaînent. Unique trouble dans ces abysses, le clic de la minuterie, et la lumière vient emboîter le pas au son. Aucune réaction. Chacun, plus que jamais, aspire à un instant de tranquillité. L’obscurité mue progressivement et ils commencent à se deviner dans la pénombre. Ils frémissent ; tentent de prolonger ce moment ; respirent le parfum de leur souvenir… Et la nuit est transpercée.

« Ok. Puisque tu ne veux pas parler, c’est moi qui vais le faire. », lance-t-elle sur un ton calme, vaguement mélancolique.

 « Je voulais que tu saches… Tu m’as fait beaucoup de mal Fred. Trop. Je ne sais pas si je l’ai mérité…ou plutôt ce que j’ai fait (ou pas fait) pour le mériter…peu importe, c’est de l’histoire ancienne. Au début je n’ai pas compris pourquoi tu n’étais pas venu ce soir là. Je t’en ai voulu, j’étais très déçue…et puis Sami m’a raconté…l’histoire sur ton père, qu’il te cherchait, qu’il l’avait reconnu dans la rue et menacé pour te retrouver…et lui, bête comme il est, il lui avait dit que t’étais peut-être ici…Il a voulu le suivre après ; il est arrivé trop tard… Tu ne le sais pas…mais quand il a vu ton père te ramasser, avec du sang sur la tête, il a eu très peur. Il croyait que t’étais… mort… Et moi, du coup, quand il m’a raconté ça…j’ai cru que j’allais péter les plombs… Je suis passée te voir le soir même, et puis le lendemain, trois fois, et puis pas mal de fois encore après… Personne ne répondait…je mourais de trouille tu comprends ? J’ai pas arrêté de t’appeler…pas arrêté. A chaque fois, quand ça décrochait, on me disait qu’on me connaissait pas, qu’il fallait que j’arrête d’appeler…que t’allais bien… (je me suis raccroché à ça)…ou que tu ne voulais pas me parler. Alors au début, non, j’y croyais pas… je ne pouvais même plus m’endormir seule, et Sami, c’était encore pire… Alors on dormait tous les deux… Puis je me suis fait une raison. J’attendais ton retour, je me suis dit qu’il y’avait une explication à tout ça…et puis après, quand je t’ai revu, ça été super dur, tu comprends ?… Je t’avais perdu une deuxième fois. Pour de bon. J’ai pas compris… je ne comprends toujours pas…Qu’est-ce qui t’a pris Fred ? Qu’est-ce qu’il t’est arrivé pour changer à ce point…pour que tu ne me regardes plus, que tu me parles plus…pour que tu me détestes à ce point ? Je te demande rien de plus, juste ça…et après tu pourras t’en aller. Mais avant, s’il te plaît, parle, dis-moi quelque chose…Tu me le dois ! »

Au début, il ne comprend pas, il est pris de cours. Les mots lui parviennent avec un train de retard à chaque fois. Et à chaque fois, ce train le percute, de plein fouet. Il n’arrive pas à s’en dégager, on lui roule dessus. On l’écrase à plus de 300 à l’heure. Son corps, en morceaux est déchiqueté à chaque syllabe, se reconstruit dans les silences, puis est pulvérisé à nouveau.

Il n’y croît pas une seule seconde au début. Elle invente, c’est sa façon à elle de se venger. Il la comprend… mais quand même, c’est du délire…il déroule le film : il monte, pose le pied droit, puis le gauche sur l’encoche, il glisse…elle délire…Non. Il regarde d’abord en haut mais elle n’est pas à la fenêtre…et puis, non, il ne glisse pas…on le tire. Une main le tire vers le bas. Il reconnaît la poigne. C’est celle de son père, qui le tire d’un coup sec avant qu’il n’ait eu le temps de s’accrocher à la rambarde…c’est elle qui délire ? On ne le rattrape pas. Il tombe au sol, désarticulé. Il a mal, c’est sa tête. Il voit son père debout en train de vociférer. Il n’entend pas ce qu’il dit. Son crâne a explosé et son estomac est en train d’éclater sous les coups de pied. Trois, peut-être quatre, il s’en souvient maintenant. Il lui crie d’arrêter, il pleure, il a de la morve plein la bouche. Et là il remarque Sami à quelques mètres, qui pleure, lui aussi. Blackout. Bouche ouverte, sa respiration s’accélère. Il s’accroche à la rampe pour ne pas tomber. Ses jambes commencent à trembler, mais il reste debout. « Fais un effort, souviens-toi. » Il rembobine. Les détails lui reviennent, plus précisément. Il se sent emmené. Blackout. « Je t’en supplie, fais un effort. » Une odeur de whisky l’assaille. Elle ne le quitte plus. Son père est ivre-mort. Blackout. Il se voit dans l’appartement, allongé sur le lit. Est-ce après ? Est-ce un autre jour ? Blackout. Blackout. Blackout. Il n’y arrive pas putain. Il manque de tomber mais se redresse à la force de ses bras. Il frissonne. Il est fatigué. Il enfouit les mains dans ses poches. Elles rencontrent le métal froid du Beretta de son père. Des larmes viennent parsemer le contour de ses yeux. Elles s’élancent, une par une, au ralenti. Mais là encore il ne s’en aperçoit pas. Pas plus qu’il ne sent les mains de Nuria venir se poser sur son visage. Il saisit uniquement le pistolet. Elle est là pourtant. Elle lui parle mais il ne l’entend pas. Elle le regarde mais il le charge. Il baisse la tête. Il arme, le cliquetis résonne…

…comme avant. Comme quand son père le lui a collé sur la tempe ce soir là. Comme lorsque, ce soir là, sous la seule autorité d’une bouteille et d’une arme, il s’était déshabillé. Comme, lorsque, ce soir là, il avait entendu sa mère crier de l’autre côté du mur. Comme lorsque, ce soir là… son père, après avoir déboutonné son jean, s’était placé au dessus de lui en lui chuchotant à l’oreille, doucement « Je croyais t’avoir répété que je ne voulais plus te voir avec cette chienne d’africaine. », et que par la suite, alors qu’on lui déchirait les entrailles, qu’on lui brisait les os pour une deuxième fois et qu’il entendait ces mots se répéter inlassablement, il s’était évanoui…au milieu des battements sourds de son lit, des hurlements de sa mère, de la sueur imbibée d’alcool, de son mal de tête, de son silence…pour ne plus se réveiller.

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