Une blague de trop

citronnelle

Paloma s'apprétait à fermer la porte de son bureau lorsqu'un détail attira son attention. Un stylo noir. Il n'y avait qu'un seul stylo noir posé sur ses deux dossiers roses. Agacée, elle se dirigea vers le placard à fourniture au fonds du couloir et en revint avec un deuxième stylo identique, qu'elle déposa religieusement à côté du premier. Elle jeta un coup d'oeil circulaire à la pièce pour s'assurer que tout était en ordre, puis claqua la porte.

Sur le chemin du retour, comme à son habitude, elle compta les passagers présents dans le wagon de métro, puis les associa mentalement par paires, en fonction de leur taille ou de leur ressemblance. Pour un peu, elle leur aurait demandé de se ranger deux par deux.

C'était ainsi depuis dix ans : dans la vie de Paloma, tout devait aller par deux. Elle avait deux chats, deux plantes, deux flacons de parfum, deux meilleurs amis, et, sur ses étagères, les objets étaient disposés par deux, en fonction de leurs similitudes. Il lui arrivait même d'acheter des objets en double dont elle n'avait aucune utilité, juste parce qu'elle ne trouvait pas de deuxième objet susceptible de ressembler suffisamment au premier. Il fallait que les choses soient par deux ou ne soient pas.

Arrivée au 2 de la rue des Mouettes, Paloma gravit les deux étages qui la séparaient de son studio. Elle tourna deux fois la clef dans la serrure et ouvrit la porte. Au moment où la pièce s'éclaira, Paloma eut un haut-le-coeur. Son appartement, laissé le matin même dans un ordre binaire absolu, ressemblait désormais à un champ de bataille.

Paloma chancela et dut s'asseoir sur le canapé pour éviter un malaise. Elle fut prise de tremblements compulsifs et commença à se ronger les ongles. Dans le salon, les livres avaient été déplacés, mélangés, un des Yuka avait été placé dans l'évier, un bol - un seul - trônait au centre de la table. Les magazines, rangés le matin même en deux piles parfaitement identiques, gisaient en un amas sordide sur le tapis indien. Sacrilège ultime, des objets avaient tout bonnement disparu, laissant leur binôme dans une solitude insoutenable. Paloma eut l'impression que tout son être avait été profané et, toujours prostrée sur le canapé, elle sentit monter en elle une colère immense. C'est à ce moment là qu'elle remarqua une enveloppe, posée en évidence sur la table basse. En un geste, elle la décacheta et lu :

"Joyeux anniversaire Palo ! Fais pas la gueule, on a voulu s'amuser un peu pour marquer le coup. 22 ans, ça se fête, non ? Viens nous rejoindre au Tropical bar. On t'attend !"
Et le mot était signé "Tes potes qui t'aiment, Eli et Julie".

Deux heures plus tard, Paloma sortit de la bouche de métro, place de la Bastille. Avant de quitter son appartement, elle avait essayé d'en rétablir l'ordre autant que possible, tentant malgré son agitation d'associer par paires les objets esseulés. Avec soin, elle avait ensuite choisi sa plus belle robe noire et avait accroché deux fleurs en tissus noir dans ses cheveux blonds.

Il était 22 h lorsque Paloma arriva à hauteur du Tropical bar. Eli et Julie l'apperçurent et lui firent de grands gestes en riant. Impassible, Paloma traversa la rue en les fixant du regard. Arrivée devant eux, elle ouvrit son sac en cuir noir et y plongea la main jusqu'à sentir le métal froid au creux de sa paume. L'instant d'après, deux coups de feux résonnèrent dans le tumulte de la rue. Des gens hurlèrent avant de s'évaporer dans les ruelles adjacentes. Paloma ferma les yeux et vit apparaître le visage souriant d'Enora, sa soeur jumelle, morte il y a dix ans. Elles aussi elles avaient été deux, une paire, un binôme, un couple. Aujourd'hui, Paloma allait enfin rétablir l'ordre des choses. Et tandis que, dans tout le quartier, résonnaient les sirènes de la police, un troisème coup de feu retentit. Il était 22h02.

  • Le début est amusant, on découvre un personnage intéressante avec ses manies ... et là, la chute ! Super ! L'effet de surprise est total ! Bravo !

    · Il y a environ 11 ans ·
    2012 03 20 17.06.21

    ananas

    • Merci Ananas ! Ravie que ça vous ait plu.

      · Il y a environ 11 ans ·
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      citronnelle

  • Je n'ai pas grand-chose a ajouter au commentaire de eclectik-girl... Moi aussi j'ai pris une claque, et j'ai même aimé ça. Quelques fautes gênaient la lecture mais je les ai vite oubliées... Bravo !

    · Il y a environ 11 ans ·
    22426505 10214352780243686 4788264389893518117 o

    mallowontheflow

    • Merci Leto. Vous faites bien de me signaler les fautes d'orthographe. J'en corrigerai quelques-unes dès que je le pourrai...

      · Il y a environ 11 ans ·
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      citronnelle

  • c'est super super bien écrit. Bravo pour ce travail de pro. J'ai été par contre déçue par la chute. C'est un peu trop. Mais le texte est vraiment parfait.

    · Il y a environ 11 ans ·
    Bbjeune021redimensionne

    elisabetha

    • Merci bien. J'ai voulu jouer sur l'effet de surprise... Mais en effet, la chute peut paraître un peu excessive...

      · Il y a environ 11 ans ·
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      citronnelle

  • wha la claque !
    Le texte commence comme une comédie, on sourit de cette femme qui a un toc agaçant, certes, mais ça n'handicape qu'elle, finallement.
    Et cette mauvaise blague qui tourne au drame, ça, c'est une superbe chute !

    · Il y a environ 11 ans ·
    Plume orig

    eclectik-girl

    • Merci, merci ! Au plaisir de vous lire prochainement.

      · Il y a environ 11 ans ·
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      citronnelle

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