Une rencontre

marjo-laine

Sa carte de visite était collée avec un scotch sur le troisième bouton de l’interphone.
Après le déclic, j’ouvre la porte sur un long couloir sombre et silencieux. J’entre dans une pièce où trois chaises sont disposées, je m’assieds, la gorge serrée. Quelques magazines sur une table dans un coin, des jeux pour enfants dans un autre. Malgré la chaleur, je n'ose pas enlever ma veste. J'ai très peu dormi. Je sursaute lorsque la porte s’ouvre. Un homme grand, jeune, s'avance vers moi. Je me lève, perplexe. Nous nous saluons en échangeant une poignée de mains. Il m'invite à le suivre dans un petit couloir, il ouvre une autre porte. J’hésite, je pense à un malentendu, avec un petit rire nerveux, je lui désigne la table d’auscultation que j'aperçois au fond de la pièce. « Allez-y, si, si, je vous assure que c’est bien ici » m’encourage-t-il, avec un grand sourire. Son bureau est une petite table, il y a déposé son téléphone, un petit agenda jaune, une feuille blanche, un stylo. Il s'assied et me désigne les deux chaises, en face de lui. Ainsi, nous nous parlerons en face à face.

Comme il me l’avait dit au téléphone, la première séance est gratuite, pour voir. Il commence par se présenter. Il partage le cabinet avec un ostéopathe. Il me parle de ses études, ses expériences dans différentes institutions, son travail avec les enfants, son installation récente en libéral, les deux jours de la semaine où il consulte. Maladroitement, il m'explique comment il a déterminé son tarif, s’excuse presque, il ne peut pas descendre en dessous d'un euro par minute. Il parle de son métier avec passion, de ce qu'il est et de ce qu'il n'est pas. On sent un cheminement, les débats avec les confrères, comment lui se positionne, et que ça lui tient à cœur. Il se reprend parfois, hésite sur le choix d’un mot, se demande s'il n'a rien oublié. J'ai dû parfois du mal à me concentrer sur son discours : ce n'est pas comme ça que j'avais imaginé mon psy. Il a trente ans, peut-être un peu moins, j'ai quelques années de plus. Il a des cheveux blonds, les yeux bleus et un charme fou.

"Voilà, je crois que c'est tout.. .… Ah oui, et puis si je vous dis quelque chose qui vous blesse ou si je suis complètement à côté de la plaque, il ne faut surtout pas hésiter à me le dire. " Il me donne ensuite la parole, à mon tour d’expliquer pourquoi je suis ici, ce que j’attends de lui. Je raconte un peu, en gros, les raisons, les derniers évènements, les brutales disparitions, les questionnements sur mon enfance, mon souhait de tout mettre à plat. Il me dit qu'ici ce sera mon endroit, mon moment à moi. Il me parle déconstruction et reconstruction, de mettre du sens, il évoque l’image du cristal plein de fêlures, quand le cristal subit un choc, les fêlures craquent.

Nous nous sommes revus deux semaines plus tard. "Je ne sais pas par quoi commencer, il y a tellement de choses", lui ai-je dit. Et puis, j’ai parlé, longtemps, des chocs, des violences, des secrets. J’ai parlé sans le regarder, tendue, retenant mes larmes, me frottant le bras avec la main, pour me donner du courage. Parfois, je me taisais, faisais une pause, avant de tout révéler. Il attendait. Son silence était doux. Je parlais, j’étais là, avec lui mais j’étais ailleurs, je me parlais à moi même, je déballais toute l’histoire, je ne le regardais pas, je me dédoublais. Et puis, il y avait ce stress, cette tension, omniprésente. "Depuis quand ?" Je ne savais pas, toujours peut être. Le sentiment d'être toujours ailleurs aussi, de ne jamais jouir du présent.
Il me parla alors de survie. Depuis tout ce temps, j'avais survécu. Toute mon énergie y passait. Une course contre la mort. Son objectif, dit-il, même s'il n'aimait pas trop le mot, consisterait à me remettre dans la vie. A cet instant, je suis revenue dans la pièce, présente, devant lui. Je le regardai, droit dans ses yeux clairs. J'allais m'accrocher à lui.

C'était les vacances, je suis partie avec mon mari et ma fille au bord de la mer, par une forte chaleur. Nous devions aller voir ma famille. Nous avions trouvé une maison face à l'océan, à une dizaine de kilomètres de chez eux. Après le long voyage, nous avons passé la soirée tous les trois – pendant que ma fille prenait son biberon, nous avons bu plusieurs bières sur la terrasse. Le lendemain, on était pas pressé, on a pris notre temps. Ma fille jouait avec de l’eau à l’ombre des pins, mon mari souffrait de la chaleur, du soleil, ce n’était pas son climat. J’ai sorti mon crochet, mon fil, j’essayais de me concentrer sur les mailles en l’air, les coulées, les brides.

Et puis, on est finalement allé voir ma famille C’était comme dans ces films qu’on doit revoir à cause de leur fin. Où tout s’explique autrement. Il se passe des choses étranges, on ne comprend pas toujours bien pourquoi, ou bien alors on est baladé par le réalisateur, qui nous emmène sur une fausse piste. Et puis, finalement on comprend tout.

Quand nous nous dispensions de visites, je m’efforçais de me maintenir en vie. Nous profitions de la mer, qui était chaude, nous mangions dans nos restos préférés, boudés par les touristes, nous passions nos journées dehors. Les nuits furent très dures, les heures immobiles à tout réinterpréter, à souffrir, mon mari qui me retrouvait terrorisée, entre deux sommeils.

Je revis le psy la semaine suivante. Nous étions rentrés la veille. Après le bord de mer, nous nous étions offerts une petite escapade à trois, loin de ma famille, à l’abri des mots blessants, des souvenirs qui tuent. Le coin était magnifique, des forêts, des lacs, une petite ville médiévale, en hauteur, un joli point de vue. On dormait dans un hôtel confortable, avec une belle piscine et des petits déjeuners somptueux. Il fallait bien ça. Puis, on est remonté doucement vers chez nous.

Je suis arrivée juste à l’heure cette fois-là.  Dans le couloir, je croisai un homme qui sortait. Il ne voyait pas que moi. Je comptais les minutes entre ses deux rendez-vous. Je l’imaginais, consultant ses messages, relisant ses notes, prenant l’air, fumant une cigarette peut-être… Cinq, dix minutes sont passées. J’attendais, le cœur battant. Surprise par son « bonsoir madame », je lui répondis dans un souffle. Il portait un tee-shirt noir, qui lui allait bien. Porterait-il des chemises, des gros pullovers quand il ferait froid ? Nous allions traverser plusieurs saisons ensemble. Je m'imaginais déjà l'appeler pour annuler un ou deux rendez-vous cet hiver à cause des routes enneigées. Nous échangerions quelques phrases sur le temps, il me conseillerait d'être prudente. Au fil des mois, une complicité se créerait peut-être.

Il était tard, je devais être la dernière. J’ai raconté la semaine, les visites, les rendez-vous avec le notaire, la peur, le sens nouveau que j’avais trouvé à mon passé. Qu’est-ce que j’allais faire de tout ce glauque ? "On va le sublimer", répondait-il. Je parlais vite, je devais parfois reprendre mon souffle, je ne voulais rien oublier. Entre deux récits, j'essayais de le rassurer, "vous verrez, après, je promets, j'aurai des semaines plus calmes". Il me répondait d'un sourire, amusé. Je finis par me taire, épuisée.

Il prit la parole. « Maintenant, je vais vous parler de mon expérience avec des jeunes filles qui ont subi un inceste, vous me direz si ça vous parle.." Le sentiment de distance, disait-il, d’un train qui passe, mais on n’est pas dedans, l’exclusion, le fait de croire que ce qu’on avait vécu, c’était normal". Il a ensuite analysé ce que je venais de lui dire, mis en lumière le mode de fonctionnement destructeur d'une famille comme la mienne. Je le laissais me délivrer son interprétation. Sa parole était douce, les mots choisis avec rigueur. Il parlait de "pulsions", "satisfaction des désirs".  Je l'imaginais en première année de psycho, lorsqu'il ne maîtrisait pas encore les concepts, quand il ne savait pas encore trop ce qu'il allait faire de sa vie. C'était théorique au début, puis il avait dû les potasser au fil des années pour finalement les intégrer dans sa boîte à outils de psy. Je réussissais à m'évader, à tenir mes émotions à distance, je l'imaginais plus jeune, dans ses années facs, j'étais curieuse de lui, de sa discipline.  J'admirais aussi la façon dont il structurait son discours, dont il amenait les choses.

Son ton changea lorsqu'il parla de mes parents. Il laissa tomber le jargon, ils auraient dû me protéger, où étaient-ils  ? Ils ne pouvaient pas ne pas avoir vu. Son visage était grave, ses paroles dures. J'étais ébranlée par cette colère contenue. Il me ramenait vers ma réalité mais il y allait avec moi.  Je me laissais doucement portée par sa voix. « Au moins, je lui disais, maintenant, je vais arrêter de me mentir ». Il me répondait que la vérité n'est pas toujours facile, qu'on fait ce qu'on peut.

Une autre fois, en attendant mon tour, j’entendis sa voix chaleureuse, un rire, il parlait avec un homme, le même que celui de la fois dernière peut-être ? La poignée de main puis l'entrée dans le cabinet, pour. Pour la première fois, je remarquais derrière lui des murs bleus, aux finitions imparfaites. Peut-être avait-il demandé cette couleur, qu'il estimait apaisante ? Sur son bureau, des feuilles blanches, deux stylos, mais il ne notait jamais rien pendant la séance, il ne détournait pas le regard. Il remarquait mes traits plus détendus que la fois précédente, mon expression quand je parlais de ma mère.

Dans la salle d'attente, je n'avais pas ouvert un magazine. Je l'avais attendu, le regard fixé sur la porte, tétanisée. Depuis plusieurs jours, je sursautai en prenant l'ascenseur, quand la voix de synthèse se déclenchait, mais aussi quand ma fille se mettait à chanter, quand mon mari faisait tomber sa fourchette sur la table, pour un plancher qui craque, une porte qui grince. Je me demandai dans quel état j'allais sortir de la séance. J'avais des choses à révéler, c'était le lieu, non ? Il y aurait ma vie, où je tenterais d'oublier, d'avancer et puis il aurait ici, où je replongerai dans le passé, creuserai, déterrerai. Lui, il examinerait, soufflerait un peu dessus, délivrerait sa bonne parole d'expert. ça me ferait un mal de chien, mais il fallait en passer par là. Le dentiste, lui, au moins, il avait la décence d'anesthésier. Et puis, ce serait facile, je correspondais au profil type.  Suffit de savoir surfer, tapez "inceste" dans "google", et vous y êtes. Victimisation, anxiété, problèmes de sommeil, moi j'avais utilisé la stratégie "hyper mature" pour m'en sortir, version 1ère de la classe, l'intellect pour armure. Bref, j'étais du pain béni pour psy, quarante euros facilement gagnés.

Cette fois- là, il me parla longuement, dès le début. Il avait remarqué le tremblement de mes mains. Pourquoi étais-je dans un état pareil ? Pour qui est-ce que je le prenais ? Il ne voulait pas être celui qui m'arracherait des secrets et qui m' abandonnerait, désemparée. On n’était pas sur un ring de boxe. Il tapotait avec son index en différents points de la table, autour d'un cercle invisible, comme les tours d'un château fort.  Des défenses, dit-il, il fallait peut- être que je m'en crée avant d'aller plus loin. Ici, c'était mon endroit, mon moment à moi. Il serait respectueux et bienveillant. Qu'est-ce que j'avais imaginé ? Il me fit alors cette merveilleuse révélation : notre relation n'était pas à sens unique, il n'était pas là pour délivrer la bonne parole, c'était plus compliqué que ça, c'était une rencontre.

Je décidais alors de garder mes noirs secrets pour plus tard. On avait tout notre temps. Je lui parlais de mes autres rencontres. De cet ami, amoureux fou, qui m'écrivait de belle choses, des narrations amusantes où il se mettait en scène, racontait des moments de sa vie d'étudiant, soudain transcendés parce que j'avais croisé son chemin, d'étonnants poèmes où il célébrait ma beauté.  Cette relation si particulière pendant tout le temps de ma thèse, avec Paul ce copain de fac, nos diners en tête à tête, notre habitude de nous retrouver pour prendre un verre tous les jeudis soirs. La fois où il m'avait emmené sur la grande roue, bravant son vertige, juste pour me faire plaisir. Nos voyages, l'été, avec d'autres, les tournées de vodka dans les pays de l'Est, la fois où on avait pris une ligne de bus au hasard, juste pour voir. Nos discussions interminables sur tout et rien, le langage, la philosophie, le militantisme, sur l'amour, que l'on ne ferait jamais ensemble.

On avait finit tous les deux par laisser tomber la thèse, on voulait faire autre chose de nos vies. On a rencontré l'amour, le vrai, petit à petit, on s'était perdu de vue. Je lui parlais aussi de l'homme avec qui je couchais à cette même époque, l'époque de Paul. Il y avait eu la première fois où j'avais dit oui, parce qu'il le fallait bien, et les autres, les douleurs, les nausées. ""Encore une fois, dit-il, vous ne vous êtes pas écoutée"". Faire l'amour c'était un partage, ce n'était pas de l'excitation mais du désir, une rencontre. A mon tour, je lui donnais ma vision, la façon bien différente dont j'envisageais les relations intimes maintenant, une connexion émotionnelle, quelque chose de très fort, de très beau. J'étais frappée du naturel avec lequel nous étions en train de parler de sexe, sans équivoque. Nous n'étions pas dans un bar, nous étions dans ce lieu. Ce cadre protecteur nous projetait dans autre dimension, il nous permettait d'être proche, et nous maintenait à distance.

Et puis finalement je lui parlais de mon prof de lycée qui avait tant compté, lui qui disait que la culture pouvait sauver la vie. Il m'avait donné l'envie d'écrire. Les moments importants de ma vie, j'avais besoin de les fixer sur le papier, avant qu'ils ne disparaissent. Il y avait souvent de la gravité, mais toujours allégée par de la beauté, beauté d'une poule d'eau sur la rivière au petit matin, beauté des premiers flocons qui tombent, beauté d'une rencontre. Mon sourire revenait, s'élargissait, je me voyais radieuse et il souriait avec moi, nous étions bien.

En sortant ce jour -là, je levais les yeux vers la pendule de l' église toute proche, j'étais restée plus d'une heure, il était bientôt midi. Le soleil était éclatant. J'entrai dans un café, sur une petite place. Je commandai un sandwich jambon fromage. Pendant que le patron préparait mon sandwich, j' attendais au comptoir, avec quelques habitués. Un chien dans la rue se mit à aboyer, la serveuse fit tomber une petite cuillère sur le comptoir. Je ne cillai pas. Mes mains ne tremblaient plus. J'avais maintenant un nouveau et beau secret : la psychothérapie n'était pas une complainte larmoyante. Nos rencontres étaient des instants imprévisibles, authentiques; uniques.

  • J'ai beaucoup aimé car on rentre direct dans l'histoire de cette fille, c'est fluide ça passe tout seul, c'est très sympa!

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Cat

    dreamcatcher

    • merci, la fluidité c'est important et pas toujours évident :-)

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Zen

      marjo-laine

  • ah si tout ceci n'était pas vrai, je dirais bravo! mais il y a une émotion trop forte qui est issue de ce texte, et on ne peut qu'écrire en murmurant, on ne pourrait même pas parler. Heureusement que les mots peuvent s'écrire en silence.
    Une restitution d'une vérité acharnée avec une volonté magnifique de s'en sortir, de répondre à la voix qui t'écoute, refaire le chemin vers la vie.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Bbjeune021redimensionne

    elisabetha

  • Un texte tout en douceur, un texte qui soigne et enveloppe. Merci

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Gif hopper

    Marion B

    • "qui soigne et qui enveloppe" tout comme une bonne psychothérapie alors! merci à vous

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Zen

      marjo-laine

  • C'est si précis, et pudique, en même temps. Karima a parlé d'acuité, je suis d'accord. J'avais le coeur qui battait tout au long du texte. L'impression, en même temps, d'être prise dans une musique. Bravo.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Carole

    Carole Menahem Lilin

    • à mon tour d être émue, la précision, la pudeur, oui, c est ce que je souhaitais...et pour la musique, oui, il y a de ça aussi, une histoire de rythme...c est chouette que vous l ayez remarquez :-)

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Zen

      marjo-laine

Signaler ce texte