Transfert
marjo-laine
Elle avait décidé de tout dire à son psy ce jour-là. Cela faisait plusieurs mois déjà qu'ils se voyaient régulièrement. Elle choisissait ses vêtements avec soin, retouchait toujours un peu son maquillage, elle préparait ses entretiens, sélectionnait des anecdotes, pensait à des phrases percutantes. Avant d'y aller, elle avait déjà dix, vingt séances dans sa tête. Il fallait qu'il la trouve charmante, et drôle, oui, l'humour était son point fort. Et brillante évidemment, quel parcours! Quelle femme intelligente! Elle lui balançait des références, des noms, s'assurait qu'il était au niveau. Aussi, elle aimait bien sa façon de lui sourire quand il lui disait au revoir, même quand elle lui avait raconté des horreurs. Rien n'était vraiment grave finalement, avec un sourire pareil.
Elle commençait à le connaître un peu. D'abord, elle savait qu'il habitait le même quartier. Elle l'avait croisé une fois. Elle était à la boulangerie, on lui préparait un sandwich. Derrière elle, les gens attendaient. Au bout de la file, il était là, il ne la voyait pas. Il était vraiment grand, il semblait différent, une décontraction, comme de la nonchalence, sa façon de se tenir sans doute, la tête un peu penchée. Il portait un sweet shirt impossible, il était si jeune. Impatient, il n'avait pas voulu attendre son tour, il était parti sans la voir. Soulagement.
Elle avait annulé une fois, pour aller à l'enterrement de sa mère- c'était bon ça, ça faisait rebondissement, de la matière pour des années, vu la génitrice. Elle lui avait laissé un message sur son répondeur, elle s'était concentrée sur sa voix, tranquille, posée. Il lui avait répondu d'un sms. Pas la trace d'une abréviation et pas un mot ne manquait dans ses phrases, il avait même poussé le vice jusqu'à ajouter les points et les virgules. Il avait terminé par "Respectueusement". Dommage qu'on puisse pas imprimer les textos.
Il lui avait demandé de lui raconter ses rêves. Vu la qualité de ses nuits, il allait se régaler. Au début, elle ne sélectionnait que ceux où il apparaissait. Et ça faisait déjà beaucoup. Peu importait le scénario, il lui faisait systématiquement faux bond. Sans doute son éternel problème de confiance. D'ailleurs, elle était chaque fois étonnée quand il venait la chercher dans la salle d'attente, il fallait se rendre à l'évidence, il tenait ses engagements, ce garçon.
A la fin des entretiens, y avait toujours ces moments maladroits, des paroles forcément banales après les instants intimes. Pendant qu'elle faisait son chèque, il sortait son petit agenda jaune, fixait leur prochaine rencontre. Dans une ou deux semaines ? Un jour, il lui proposa un rendez vous le mois d'après..."vous comprenez euh, pour moi les prochaines semaines, ça va être compliqué professionnellement, euh...je vais être papa." Boum, splash, coup de théâre. Elle avait sans doute jamais autant bafouillé. Et elle qui lui parlait fausse couche, accouchement, et lui avec son air de rien. C'est beau le professionnalisme.
Pendant un mois, ça avait mouliné sec. Elle se torturait : la paternité ça vous changeait un homme, et si ça allait changer son psy ? La tête ailleurs, la fatigue, un peu de déprime, ou alors, pire, la révélation, il trouverait un nouveau sens à son existence, il opterait pour le congé parental. C'était fini, elle ne le reverrait jamais.
Il ne changea pas de vie. Ses yeux étaient cernés, il avait oublié son agenda, mais il était encore capable de lui rappeler ce qu'elle lui avait dit il y a six mois. Au taquet, il était. A la fin, quand elle le félicita, il lui confia que les nuits étaient difficiles. Elle voulut dire un truc pour le rassurer mais elle se retint. Chacun son métier.
Mais aujourd'hui, fini les blagues, les citations et les battements de cils, un mec, elle en avait déjà un et un bien. Ce n'était pas pour ça qu'elle le payait. Elle allait passer au niveau supérieur, elle allait la jouer cash. Comment allait-il encaisser le coup, le petit gars? Il connaissait Chomsky et Spinoza, il riait à ses blagues, très bien mais les abus sexuels dans l'enfance, comment il gérait? Logiquement, il avait déjà dû en entendre, ça devait même être le lot de pas mal des femmes qui venaient le voir. Il devait être blindé, en fait. Elle aurait voulu se distinguer de la masse, mais peut être qu'il ne la croirait pas, penserait qu'elle voulait se faire mousser.
Son chauffage était mal règlé, ça faisait un bruit de fond. Ça la pertubait quand il s'arrêtait, ce silence qui envahissait soudain la pièce. Pour la première fois, elle entendit la sonnerie de son téléphone, il arrivait pas à l'éteindre, il venait d'en changer et même s'il était tout juste trentenaire, la technologie c'était visiblement pas son truc. Voilà, déjà, il lui pourrissait son grand jour.
"J'ai l'impression que vous allez pleurer." Monsieur était perspicace. Elle restait silencieuse, on entendait bien la chaudière qui se remettait en route. Elle n'avait plus son éloquence pour la protéger, elle fixait sa lampe, un point sur le mur, derrière lui. "A quoi pensez-vous ? " Il devait sentir qu'il y avait du lourd, il la jouait en douceur. Il attendait. Cette phrase qui tournait en boucle, dans sa tête, "ce qu'on est pas censé vivre, on n'est pas censé l'exprimer; le crime parfait."
Elle lui raconta, tout, les souvenirs, les détails, les images. Elle le vit déglutir, sentit son émotion. Elle pouvait ressentir, enfin. Il lui parla longuement. Finalement, ils se regardèrent sans rien dire. Combien de temps sont-ils restés comme ça ? Aucune idée. Elle commençait sa reconstruction, elle lui sourit, désarmée, mais en sécurité. Elle était bien.
C;est joliment mené! ca sonne vrai, on a vraiment une idée précise des personnages, de qui ils sont tout au long - meme si la fin remet tout en question!
· Il y a environ 10 ans ·jasy-santo
merci :-) je suis très contente du ton que j ai réussi à trouver pour ce texte, je voulais parler de choses graves avec légèreté...le texte que je préfère sans doute, parce qu il y a la bonne distance...
· Il y a environ 10 ans ·marjo-laine
je pense que tu as raison sur la bonne distance, c'est tres bien dosé!
· Il y a environ 10 ans ·jasy-santo
Mon texte préféré de toi. Tu sais que j'ai aimé sa lecture ailleurs, mais je te le dis de nouveau !
· Il y a plus de 10 ans ·Sylvie Loy
mon préféré aussi, celui de la maturité sûrement ;-), merci pour ton nouveau commentaire :-)
· Il y a plus de 10 ans ·marjo-laine
Très fort... Que le "personnage" soit dans une forme de transfert ou un "délestage" (je m'excuse du mot...) savamment orchestré, le "doute" reste entier et le suspens aussi... très belle pirouette à tous niveaux... L'écriture quant à elle, a quelque chose de couplets/refrains dans le découpage que j'aime beaucoup... une musique... coup de coeur...
· Il y a presque 11 ans ·yahn
Merci Yahn, pour ce retour très intéressant. Venant d un parolier, ça me touche. On m a déjà fait de la remarque d une certaine musique pour un texte (Une rencontre).. j essaie de faire en sorte qu il y ait un certain rythme, donc c est chouette si ça a un côté musical
· Il y a presque 11 ans ·marjo-laine
terriblement réussi ! avec un savant mélange de vrai, de faux, de jeu, d'abandon... waouw !
· Il y a presque 11 ans ·Marc Menu
Merci, merci, merci :-)
· Il y a presque 11 ans ·marjo-laine
c'est super! et la fin, on ne sait plus si c'est vrai ce que tu racontes ou pas. Une très grande légèreté dans l'écriture et surtout une totale cohérence entre toutes les époques que tu décris. Cela ne doit pas être évident.
· Il y a presque 11 ans ·En un mot bravo et merci de m'avoir offert ce texte à lire pour mon réveil.
elisabetha
:-) merci pour ta lecture. Je voulais en effet faire un texte très léger et montrer qu un beau transfert, c est déjà de la sublimation...
· Il y a presque 11 ans ·marjo-laine
tu as très bien réussi.
· Il y a presque 11 ans ·elisabetha