Valises

Camille Arman

« Alors, la voyageuse, c’est  pour quand ce grand départ ? »

Mes valises crissent et me trahissent dans l’armoire…  c’est pourtant pas faute de les éviter du regard…  Je leur donne plus jamais à boire ni à manger, mais elles ont le cuir épais de guerrières en mal d’Odyssées.

L’amie au bout du fil ne sait pas qu’elle installe le désert au milieu de mes champs de supplices génétiquement modifiés.

Marguerite, Marguerite, faut pas me torturer ainsi quand je m'escrime à trouver toute la beauté du monde dans un brin d'herbe chloroformé, quand je m’applique comme une bonne enfant qui aime bien son papa et sa maman et la société à suivre tous les « traités du zen dans dix mètres carrés » pour ne pas capoter dans l’irréalité de ce non-sens trajet... alors que mes valises gémissent et tous les matins me narguent en se trémoussant-gémissant sur l’air du chamane blanc : "Santa Maria, mais pourquoi nous as-tu abandonnées ?" ...

Bon alors,  nous disons, tout d’abord, faire tout ce qu’on avait prévu de faire, qu’on n’a pas fait parce que pas pris le bon parcours, pas suivi le bon trajet, attendu trop qui ne devait jamais venir, pris un mauvais cheval qui ne cessait de ruer en croyant pouvoir le changer… Donc, récapitulons : à faire d’urgence avant de clamser, tout ce que le cheval a fait une fois la selle virée : les aurores boréales, les glaciers d'Amérique du sud, les chutes d’Iguaçu, l'Île de Pâques, le Montana, la Thaïlande, pourquoi pas......même si c’est un peu Pattayi Pattaya…

« Il vous faut faire le tour du monde, ma chérie, car voir tous les paysages, tous les visages, tous les villages  du monde, c’est approcher le visage de celui que l’on nomme Dieu, faute de mieux «  me répétait sans cesse Harry. « Ne restez pas là à vous morfondre dans le  triste Paris et ses habitants gris. Cela vous détruira, je le sais parce que je vous suis. Parce que je suis vous. Parce que nous sommes unis dans un univers hors ondes, hors de ce monde-ci. Voyez-vous ? »

A l’époque, je ne voyais rien du tout. J’étais dans le total flou et m’accrochais aux petits hommes gris. Peut-être parce que Papa en étais un aussi... mais alors là, pour sonder le mystère éphémère de ce hasard en travesti qui présida à notre interstellaire irruption dans cette vie, il faut rester assis des journées entières à parler à une marmotte qui tremblotte et anone des oui-oui pas ravis. Même pas sûre au bout du compte d’avoir tout compris. La vague intuition d’être passée à côté de sa vie… De toute façon, non, pas de sous, et pas envie de ce voyage immobile. Pas pour cette existence-ci. J’ai depuis le début de la fission nucléaire le feu au derrière, une fusée dans le réacteur arrière qui ne me laisse pas de répit. Il faut que je bouge, sinon ça va vite sentir le roussi !

Freddo, file moi  vite une bière, je sens que je passe le cap des particules élémentaires et que le manomètre est en voie grave d’implosion généralisée. Les gyrophares vont rameuter tout le quartier ! Pas envie de passer mon hiver au QG des décérébrés! J’irai faire le tour du quartier quinze fois à pied après… Histoire de me calmer, histoire de shooter dans mes images, de dissoudre les palmiers à coups de pétards mouillés. De démonter pierre à pierre le Machu Picchu, de l’installer dans mon salon, de monter à fond la chaudière. Et me faire exploser le paillasson.

Mais non, mais non… C’est de la fiction ! Allez, ça c’est qu’on rêve de faire son cirque en 3D, quand on se prend pour un héros, quand on a un stylo fluo. Mais on n’est pas dans un roman en noir et blanc. La vie, il faut la croquer jusqu’à la dernière dent. Alors du monde, oui, je n’en ai vu qu’une partie. Quelques îles, un Tahiti. Le minimum vital pour une survie en mode animal de zone post-rurale. Du coup, je suis bancale. Je vois Dieu en diagonale. Comme un Picasso tout cabossé du cerveau au lieu de le voir comme un Dufy, joli, joli.

Pas grave. Un avion m’attend déjà aux portes du Paradis.

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