Victoria on my Mind

raphaeld

A Becky, who likes broken things.

Ça a commencé à se calmer vers le milieu de l’hiver. Un froid sec a chassé la pluie ; de nouveau les rues se remplissaient à leur rythme… En farandoles de fringues toujours plus épaisses, bonnets et écharpes multicolores… Le jour reprenait du souffle ; il osait pousser un peu plus loin, il faisait briller le centre-ville de mille feux au coucher du soleil. Fallait se mettre de l’autre côté de la river, alors le tout apparaissait comme un collage maladroit, incohérent mélange de briques, de verre et de métal… Melbourne lançait ses derniers rayons au ras du sol gelé, ça rebondissait jusque dans vos yeux… C’est à ce moment-là que j’ai décidé de partir.

J’ai dit adieu à mon backpacker, et à mon dortoir, et à mon lit aussi qui avait accumulé trop de poussière ; j’ai suivi la route, celle qui filait vers le sud.

The light is always with us.

Une baroudeuse bouquinait quand je suis entré. En me voyant elle a lâché son vieux gros livre qui a dégringolé sur ses genoux. Juste devant moi la gérante que je venais de tirer de son lit se retournait sans arrêt pour s’assurer que je la suivisse bien ; un petit tour du propriétaire, elle y tenait – moi j’avais juste envie de m’allonger quelque part, de pioncer, enfin. Mais c’était pas pour tout suite, d’abord y’avait les présentations ; puis la cuisine, et le règlement de la cuisine ; puis la salle de bain, et le règlement de la salle de bain… La maison n’était pas bien grande pourtant. Les murs débordaient de partout : livres, vinyles, photos de chatons, pots de fleurs… La gérante, elle devait bien aimer la dentelle et le rose… J’ai vu des coupures de journaux sur le frigo. Black Saturday, le jour des feux ; juste à côté, une photo du plus gros poisson jamais pêché dans le coin, avec son brave pêcheur tout en casquette et salopette.

Becky, c’était son prénom à la fille qui fouinait dans les bouquins de spiritisme de la vieille. On lui avait jeté un mauvais sort en Nouvelle-Zélande, voilà ce qu’elle m’a raconté. Elle se baladait sans rien demander à personne quand un esprit malin s’est mis à la coller d’un peu trop près. Depuis elle épluchait tout ce qui touchait de près ou de loin à ce domaine – elle cherchait une formule magique. J’ai regardé autour de nous ; dans le salon y’avait rien que des minous aux murs. « Il est pas là, il est parti quand il t’a entendu arriver. » Aucune angoisse dans ses yeux ; j’y ai rien vu que de la lassitude.

Elle venait d’un petit patelin de l’Alabama – le nom m’échappe – puis un beau jour elle a décidé d’entreprendre un voyage en solitaire. Tout plaqué, rien pris que des culottes et un peu de fric ; adieu à la famille. Elle regardait vers les chatons en parlant de chez elle. Sur ses genoux, la couverture du vieux bouquin avait eu un petit coup de chaud, on voyait encore l’ombre de la flamme. « Celui-ci est pas mal, pas du bla bla comme dans tous les autres. »

« Un barbecue ça te tente ? »

C’est comme ça que j’ai fait mon premier barbecue à une heure du matin. Au bout du jardin y’avait des fanions suspendus aux branches, avec l’océan dessous. Les steaks grésillaient, agonisaient dans leur fumée… Becky me parlait de son voyage. Des bananes qu’elle avait ramassées à Cairns, des bières qu’elle avait servies à Brisbane… Et de son esprit farceur néo-zélandais. Il avait une casquette verte et des sandales, il s’appelait David et avait les mains baladeuses. Tu comprends, y’a plusieurs catégories d’esprits ; y’a les gentils, les méchants bien sûr, puis y’a les foufous. Je feuilletais son bouquin en douce, j’essayais de voir à quelle page on demandait le numéro de carte de crédit. Mais c’était que descriptions, anecdotes et procédures à suivre… Ça me rappelait un peu mes livres de physique. Becky a fini par faire le tour de l’Australie avec ses mots ; on est donc allé vers la plage avec quelques bières.

I like broken things...

En face de nous, sur le bord de la route, un panneau s’était cassé la gueule et se faisait bouffer par les ronces de part en part. Loin derrière, les bateaux au large poussaient quelques soupirs… Le sable était froid mais on a quand même retiré nos pompes ; je me demandais ce qu’il allait se passer par la suite. On a marché longtemps… C’était à mon tour de parler. J’ai raconté des cracks comme à chaque fois. On allait vers le sud, ça m’arrangeait en quelque sorte… Mais même les plages ont une fin… Là, on s’est assis ; on a parlé un peu et bu beaucoup. Mes mains ont commencé à chercher dans le sable, puis vers ses cheveux. Un esprit, quel esprit ? Je suis là moi, c’est plus un ectoplasme néo-zélandais en sandales qui va t’embêter. Viens, serre-toi contre moi. T’as pas lu le dernier chapitre, dans ton bouquin ? Et ben c’est de moi que ça parle, tu vois c’est moi le remède.

Je me suis décidé à l’embrasser au moment où la lune disparaissait derrière un nuage. Ma bière s’est respectueusement couchée sur le sable. On était au beau milieu de la fête nocturne ; les bestioles s’époumonaient aux étoiles, les vagues avançaient prudemment et se retiraient écumantes… J’étais caresses et baisers, je prenais mon temps. Puis j’ai entendu des pas sur le sable.

« Becky ? »

Une casquette s’était sournoisement rapprochée de nous, et dessous un type avec ses sandales à la main. J’en croyais pas mes yeux… Moi aussi je perdais la boule. David s’est d’abord approché d’elle.

« Alors comme ça tu m’as déjà remplacé ? Tu fais pas les présentations ? »

Puis il est venu vers moi.

« Tu sais elle et moi… On a fait des trucs… »

Il tenait pas en place. Allers et retours malicieux, tournoiements pervers… La faune et les bateaux se taisaient ; ils écoutaient tous David et ses histoires cochonnes. Je ne voyais pas le visage de Becky, enfoui dans ses mains. Je pensais vraiment me tirer à ce moment-là. Plus rien à faire ici... La route m’appelle, excusez-moi le sud a envie que je lui rende une petite visite… Adios ! Mais Becky s’est levée, est allée lui chuchoter à l’oreille. Comme des incantations… Elle avait dû lire ça dans son grimoire. David hochait la tête… Ça a quand même duré quelques minutes… Et puis il s’est éloigné. Conjuré sans rien dire.

J’ai bien inspecté la plage pour m’assurer qu’il restait plus d’esprit tourmenteur…

The light is always with us…

Le lendemain, en allant vers le phare de Cape Otway, je suis repassé devant le panneau sur le bord de la route. Dans mon sac, y’avait le bouquin de spiritisme de la vieille.

  • On sent toutes les odeurs des pays racontés et les images s'imposent d'office. Beau voyage dans l'esprit du temps!

    · Il y a environ 11 ans ·
    Yoda 24 04 09 002 92

    yoda

  • J'ai aimé le côté fluide, accessible, le truc qui fait qu'on rentre très vite dans ton texte, quelques chouettes tournures, le décor, le sens des petits détails comme par exemple le décor de la maison, bien planté de suite perceptible, l'ambiance barbecue, des petits trucs qui prêtent à sourire.
    La seule remarque, qui d'ailleurs n'est pas une critique mais plus un ressenti hyper subjectif, je n'ai pas été très charmée par ton narrateur, son côté un peu flegmatique, un peu opportuniste du relationnel, le côté un peu fake et distant. Mais bon du détail.
    La chute demeure mystérieuse, dans la suggestion, a se demandé s'il ne va pas être poursuivi par une Becky...
    Chouette lecture en tout cas, merci.

    · Il y a environ 11 ans ·
    Avat

    hel

    • Non t'as raison c'est pas du détail, j'ai vraiment voulu faire passer ces aspects chez le narrateur, pas si loin de mon état d'esprit à cette époque. J'essaie d'explorer cette période de mythomanie opportuniste. Merci pour ton commentaire, j'ai passé pas mal de temps sur ce texte, à assembler les détails pour coller au souvenir.

      · Il y a environ 11 ans ·
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      raphaeld

    • Oups...Dans le genre " ton narrateur est légèrement imbuvable" ->" heu oui en fait le narrateur c'est moi".
      Pour les détails vraiment ceux de la maison , qui glissent finalement le lecteur dans tes pas, c'était comme si je l'avais déjà visitée ( l'addition chaton bric à broc et dentelle)...

      · Il y a environ 11 ans ·
      Avat

      hel

    • J'suis pas fake, j'suis swag !

      · Il y a environ 11 ans ·
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      raphaeld

    • Ah,ah. (bien décoché)
      Je suis pas certaine que l'un l'emporte sur l'autre (d'une façon générale j'entends).
      Mais au final peu importe, ce que je retiens c'est la qualité des lignes!

      · Il y a environ 11 ans ·
      Avat

      hel

  • Merveilleux comme vous transposez le vécu en conte fantastique. Chapeau bas!

    · Il y a environ 11 ans ·
    Green window

    Frankie Perussault

    • Merci Frankie ! J'ai hésité sur la fin, entre le bouquin dans le sac ou une casquette verte sur le panneau ; je me suis finalement dit qu'il fallait laisser du doute...

      · Il y a environ 11 ans ·
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      raphaeld

  • J'aime bien quand la trame "fantastique" se tisse doucement. Si on accepte la première partie (une fille un peu simple d'esprit ou d'un certain spirtisme), et que la deuxième est cohérente (un garçon que ça ne dérange pas et qui essaie d'en profiter), alors on ne peut pas renier la suite (l'esprit qui apparaît en chaire et en os !). Chapeau!

    · Il y a environ 11 ans ·
    Muraco.nashoba

    ahqepha

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