Vie et mort de Transparent Man de Grande-Rivière

Patrice Saucier

Un 1er mars 2010 tout ce qu’il y a de plus banal s’annonce dans le bout de Grande-Rivière, avec des nuages et une ondée, des pêcheurs au large et un train qui passe, direction Chandler.

Il est 6 h 25. Je me réveille difficilement au son de Kaïn qui sort du haut-parleur cheapo de mon réveil-matin. «Allez embarque ma belle, je t’emmène n’importe où...» 

OK, c’est correct, je me lève! Non, c’est pas vrai, je me lève pas.

«FAIS-MOI LA TENDRESSE, L’A..»

C’EST CORRECT, J’AI DIT! 

Bon sang! Quelle affirmation de soi! Quelle poigne! Est-ce la brosse prise avec les chums la veille qui me rend ainsi? D’habitude, ces virées me poquent davantage qu’elles me requinquent. Je suis plus sûr de moi et je suis très fier de m’être assez facilement dépris des bras de Morphée. Bravo champion, Superman aurait sans doute pas fait mieux!

Et pourtant... Cette «fraîcheur» matinale ne me ressemble pas du tout, ni cette fougue. Tout cela sans café, ni rôties au beurre d’arachide. Coudonc’ suis-je devenu surhomme? Ha! Ha! Ha! Je déconne, bien sûr.

Debout! On dirait qu’il manque quelque chose... C’est fou comme je n’ai pas senti les couvertures en sortant du lit. Normalement, leur chaleur enveloppante me manque la seconde où mon corps nu se mesure à la froidure. C’est fou aussi comme mon corps est subitement moins pesant, moi qui entretient jalousement cette carcasse adipeuse de Joe Louis et de poulet frit Dixie Lee depuis des années sans m’inquiéter d’une crise cardiaque ou de me transformer en flaque de gras ambulante.

Sans doute l’amour qui me donne des ailes... La vlimeuse! Je suis persuadé que ma nouvelle douce, ma voisine Aline, a fixé des ailes de Cessna après mon dos! C’est que je pèse au moins 220 livres, moi. Tout ce poids réduit à un cube de tofu, et ce, sans exercice, ni régime. On gage un seau de têtes de morue que je vends ça à Louise-Josée Mondoux dans la semaine!

Et pourtant...

Je ne sens plus le plancher glacial sous mes pieds. Comment est-ce possible? D’habitude, dès que je foule ce foutu prélart, je grimace un peu, je lâche un petit «stie» aigu, tout en me dirigeant rapidement vers la cuisine pour prendre mon café. Suis-je encore endormi? Bof! À moitié... à peine! Est-ce que je rêve encore? Ça se vérifie rapidement, ça : Lisa, danseuse étoile, non pas des Grands ballets de Gaspé, mais du Gentleman’s Choice de Percé, m’accordait enfin une danse à 10 $ il y a une heure à peine. Je regarde à gauche et puis à droite. Pas de pouf, pas de Lisa les seins nus, vêtue d’un g-string étoilé. J’aperçois, et ce, à mon grand désarroi, rien que mon sofa carreauté brun, orange et beige, ainsi que la vieille lampe de ma grand-mère Vovonne. 

Ma grand-mère! C’est donc ça, l’arnaque! C’est le fantôme de ma grand-mère qui orchestre tout ça! OK.... La coquine, elle cherche à me laisser un message, c’est bien connu... Me voilà au beau milieu d’une histoire de fantômes. Ça me fera quelque chose à raconter à mes compagnons de boisson. Je vais enfin passer pour un héros et non pour un sale commis bossant au Métro du coin.

Pourquoi n’y avais-je pas pensé plus tôt? Je ne l’ai jamais vraiment connu, ma grand-mère. Pourtant, je vis dans sa maison. Le grenier déborde encore des cochonneries qu’elle a ramassées avec le temps.  Paraît-il qu’il y aurait un grimoire dans tout ce fatras. Est-ce vrai? Je l’ignore, mais c’est plus fascinant que sa collection de tricots confectionnés avec d’autres Filles d’Isabelle. Tout au long de sa vie, mon père s’est presque fait un devoir de me dresser un sombre portrait de cette femme acariâtre qui fut sa mère. Vulgaire, idiote, rancunière, à qui rien ne réussissait, etc.

-Que je te voye un jour aller y porter des fleurs su’ sa tombe, calice, pis tu vas en entendre parler.  Tu m’entends? 

-Juré p’pa!

-QUE J’TE VOYE, MON CRISS !!!!

-Juré p’pa!!!!

Pour le reste, c’est trop long à raconter. Mon père est mort dans son vomi, conséquence d’une brosse qui a mal viré. Mort seul, sans ressource et non comme un héros comme il a toujours voulu être. L’alcool aura eu raison de ses sautes d’humeur, son manque d’ambition et de toutes les claques qu’il se permettait de me donner. Le lendemain, ce fut au tour de ma grand-mère et j’ai hérité de la maison. Il parlait que le grimoire aurait eu un rôle à jouer là-dedans... Ma grand-mère aurait été la vraie héroïne de la famille, finalement.

Je me précipite vers la cuisine. Le café est prêt. J’ai programmé la cafetière pour qu’elle me donne ma potion secrète chaque matin. Ma dose de caféine est essentielle pour passer la journée. Comme tout le monde finalement!  Pour accéder à la cuisine, je dois passer devant une commode et un miroir. Chaque fois, j’en profite pour m’inspecter l’allure. C’est que je bois souvent le soir et le matin venu, ce miroir devient le baromètre de mon état.

Sauf que cette fois-ci, il y a un problème. En effet, voilà que je ne peux confirmer si la brosse de la veille m’a vraiment magané parce que je ne me vois plus.

Où suis-je? Hé! Où suis-je? OÙ SUIS-JE, CALVAIRE?

Disparu! Je vous ment pas quand je dis ça! Je... je... je vois la commode, très antique et très moche, ainsi que le miroir, un peu sale, négligé et... et... Quelle horreur!! 

Que s’est-il passé? Suis-je, par hasard, devenu la 345e ou 421e victime de la hideuse Laure Athot, vampire prétendument célèbre de la Haute-Gapsésie qui doit son état à un soldat éméché de l’armée de Wolfe? Elle s’était réfugiée dans les montagnes depuis cette nuit fatidique. Où m’a-t-elle mordu? Dans le cou? Ailleurs? Peut-être? Je l’ignore,... Je suis devenu un autre personnage, un autre héros de cette légende qui perdure dans mon bout.  Sauf que c’est le dernier de mes soucis parce que je ne me vois plus!

La panique qui me prend tout d’un coup... Vous devriez me voir courir partout dans la maison en gueulant «chu invisible! Chu invisible!». Les tasses, les verres, les pots que je rencontre se fracassent violemment sur le sol. Je ne vois rien de tout ça, tellement je suis dans un état! Je marche et remarche sur le verre en milles miettes sans rien sentir! La douleur s’est évacuée de mon corps, invisibilité oblige, probablement.

Il faut que je cesse de courir. Allez, reprend ton souffle et analyse la situation, vite! Je m’affale   lourdement sur le sofa du salon. J’imagine que c’est lourdement, puisque mon état ne me permet pas vraiment de le sentir... J’oublie alors le café, mon travail de merde qui m’attend dans les allées et la crise de panique. Je dois réfléchir. Je suis devenu invisible. Bon, qu’est-ce que ça peut bien faire? J’ai toujours été invisible, d’une certaine façon j’entends. Quand mon père me battait, ma mère s’en sacrait bien des bleus puis des poques, trop occupée par son emploi au snack-bar sur le bord de la 138. À la polyvalente, j’étais demeuré enfermé dans ma case pendant 10 heures avant que l’on s’aperçoive de mon absence. Jamais assez bon dans les sports, toujours trop porté sur la lecture, jamais assez bon dans les coups fumants, toujours trop porté sur la confiance de certains profs et j’en passe...

Je suis invisible... Physiquement cette fois-ci! Je suis transparent, man! 

Hé! C’est bon, ça! Transparent Man. Superhéros... Mais oui! MAIS OUI! Je suis le nouveau justicier de la Haute-Gaspésie à la Baie de Chaleurs! À votre service, mesdemoiselles! Les femmes mariées aussi, parfois! Transparent Man vous sauvera la vie! Il suffit de crier assez fort pour que j’arrive, courant à toute vitesse grâce à mes jambes invisibles, fendant le vent de mes poings invisibles! Wow... Que c’est beau, la vie, tout d’un coup...

Je semble déconner, mais au fond, je n’ai jamais été aussi sérieux. Je savais bien qu’un jour le destin en aurait marre de me faire jambette par-dessus jambette. Malgré la graisse qui envahit mon corps et mon intelligence disons moyenne, je peux secourir la veuve et l’orphelin facilement. Tu parles d’une seconde chance! Des veuves, il y en a bien quelques-unes, surtout depuis la tragédie qui a emporté 12 pêcheurs l’an dernier... Quant aux orphelins, je ne sais pas. Mais des salopards, je sais qu’il y en tout plein dans le bout de Grande-Rivière. On dirait des enfants illégitimes des fils Robin tellement ils méritent de crever la gueule ouverte dans le varech!

Des super pouvoirs... J’ignorais que des super pouvoirs pouvaient arriver sans crier gare. Personne ne m’a averti jusqu’à ce jour que j’allais hériter d’une quête! Je me sens comme un chevalier à qui l’on annonce qu’il part pour Jérusalem combattre dans les Croisades et qu’il n’a pas eu le temps de s’acheter une épée neuve au Wal Mart de l’époque...

Disons que je déplore l’absence de costume. Par contre, je n’aurai pas besoin de me rentrer le ventre pour bien paraître!

Mais quoi accomplir de vénérable lorsqu’on est un superhéros invisible? Il y a une couple de personnes dans le coin qui méritent une bonne taloche. Certains pêcheurs à Sainte-Thérèse qui font de la pêche illégale de crabe, par exemple. Malheureusement, c’est le genre de trucs qu’on ne verra jamais dans les comics. À moi de trouver une cause plus noble. 

C’est calme tout à coup dans la maison. Changer le monde me semble plus difficile qu’il n’y paraît... Réfléchis... Réfléchis... 

Soudain, je me suis rappelé de cette nouvelle entendue à la radio hier soir, avant de partir brosser au bar avec mes amis : la Sureté de Québec qui réduirait ses effectifs dans le secteur. Le curé en avait même parlé vers la fin de la messe, à la cathédrale, après la communion. Remplacer la Sûreté en pourchassant les criminels. Une quête noble que celle-là. Bien entendu, ils n’y verront que du feu. Que voulez-vous, je donne l’impression de ne plus être de ce monde...

J’ai toujours rêvé de péter la gueule à quelqu’un dans un costume moulant ou d’avoir, comme Wolverine, des griffes qui me sortent des poings. C’est sexy, des griffes qui sortent des poings.  Avoir des pectoraux aussi puisque ça favorise le rapprochement avec les victimes du sexe opposé. J’aurais certainement aimé en avoir lorsque j’allais à la polyvalente. À la place, Dieu m’a fait don de l’invisibilité. Faut faire avec, puisque c’est le vieux barbu qui veut ça!

Hé! Attend une seconde! Être invisible, c’est être sournois comme un ninja, avoir le sens du félin, les poils qui collent aux vêtements et aux meubles en moins. Être invisible, c’est se glisser n’importe où et punir ses ennemis sans qu’il voit venir les coups. Alors, de quoi je me plains? Une quille magique de 50 qui se lève toute seule et qui s’écrase dans la gueule d’un homme qui, depuis, doit s’expliquer à la police et à l’asile... Ouais, c’est sexy... c’est original... C’est comme ça que j’aimerais faire le bien, à l’improviste!

Là, j’ai la pêche! Plus ça va, plus j’ai hâte de sortir dehors et de m’en prendre à mon premier malfaiteur, je le prendre par le collet et de le noyer dans les eaux glacées du golfe Saint-Laurent. Personne ne va comprendre ce qui arrive. Que pensait Daredevil lorsqu’il a envoyé son premier méchant valser en bas d’un édifice de Hell’s Kitchen? Non, c’est vrai, les superhéros ne doivent pas tuer. Quand cela arrive, c’est purement accidentel. J’adopterai donc une approche rogue.

Je m’enfle la tête un peu, certes. Pardonnez-moi, mais je n’ai pas l’habitude de me vanter. Si j’avais su, je l’aurais fait plus souvent et, qui sait, je ne serais pas un vulgaire employé de supermarché mais autre chose, un gaspésien qui travaille à Québec ou à Montréal, peut-être à titre de gérant de supermarché ou vice-président de quelque chose qui permet de se payer une grosse maison ou d’être aimé par une femme qui possède les deux fruits interdits les plus gros  et les plus dodus au monde et... Oh! Mon Dieu! Mon boss! 

J’allais complètement oublier qu’on n’était pas encore la fin de semaine! Qu’est-ce que je fais? Je l’appelle? Je dis que je suis malade? Ça pourrait marcher, après tout je suis plus tout à fait moi-même! En même temps, pourquoi devrais-je l’appeler? Je suis un superhéros maintenant. Ça fait des années qu’il me fait chier, cet enfant de chienne-là! Il ne saura jamais que je suis parti! 

Une chose de réglée, je suis quelqu’un, désormais. À présent, mon nouveau travail. J’ai besoin de mettre à jour une stratégie, une manière bien à moi de faire régner la justice sur la péninsule. Ah! Qu’il est bon d’être naïf en ces temps de grands bouleversements!  Bon, par où on commence? Imaginons un scénario typique. La table de la cuisine est le comptoir du bar. Dagenais est accoté juste là. Dagenais, c’est un salopard. Un vrai. C’était le joueur étoile de l’équipe de basketball à la poly. Aujourd’hui, il pêche la morue. Ce qu’il avait de beauté le quitte peu à peu au profit d’un petit ventre. Cependant, son arrogance est aussi aiguisée qu’avant.

Le voilà, Il cruise la barmaid, les poches pleine du fric qu’il a volé, assurément, et l’haleine fétide. Trop de mauvais whisky et de bière. Le salaud... Le connard... 

Elle sera belle, ma première mission. Je me poste devant lui, je le regarde droit dans les yeux (lui, il ne s’en rendra jamais compte mais on s’en fout) et je ne dis rien. Puis, je m’empare de sa bouteille... Bon, qu’est-ce qui se passe? Ça ne marche pas... La nervosité, sans doute. Ou l’excitation. Je ne sais trop. Je m’empare de la... bouteille... calice! 

J’ai beau essayer et essayer, mais j’en suis malheureusement incapable. Un peu comme dans Mon fantôme d’amour quand Patrick Swayze essaie de donner des pichenottes sur des bouchons de bière. Il doit bien y avoir une méthode infaillible, non? Mon plan est super, là! Prendre la bouteille, profiter du fait que la victime soit médusée pour le défigurer. Pow! Pourquoi ne suis-je pas en mesure d’agripper la maudite bouteille? Je l’ai vu dans un film, une fois! Un homme invisible, ça sait se défendre! Pourquoi pas moi? POURQUOI PAS MOI? DIS-MOI PAS QUE LE CHRIST DE DESTIN M’A DÉJÀ LÂCHÉ?

OK, OK, je me laisse emporter par les émotions. Calme-moi ti-Gus, c’est nouveau pour toi. 

Ça cogne à la porte. 

-Pouvez-pas me calisser la paix? J’essaie de prendre une bouteille, cibolac! 

Mais que font-ils ici, monsieur Dupont et Julos Méthot. 

-Ti-Gus? T’es là Ti-Gus?

-ICI!!! crie-je, en agitant les bras.

En agitant les bras... Pauvre con! Ils ne te voient pas!  Quoique c’est pas nouveau, n’est-ce pas ?

Tiens, autant leur faire des fuck you. Ça sera mon tout premier fait d’armes! Tiens!!! Tiens!!! Voilà ce que Transparent Man pense de vous!!! Fuck you à toi, Dupont, hostie d’chieux! Fuck you à toi, Méthot, sale rapporteur de merde quand j’allais fumer une cigarette dehors et que le patron voulait pas!!! Quand je vais pouvoir, je vais espionner vos femmes dans leur douche !!!! Rira bien qui rira le dernier, hein? Être cocufié par un homme invisible, ça va être TRÈS mal vu, hein? 

-Méthot, défonce la porte. T’es plus robuste. 

-Pourquoi c’est t...

-Parce que je suis le boss et toi, un wraper. Allez!

Mais il va pas...

BANG!

Tu parles d’une manière de sauvage! Je l’aurais ouverte, la porte! Ben... peut-être... 

-Ti-Gus? T’es où, serpent?

-Moi, je suis sûr qu’il s’est pas encore remis de sa cuite. Je l’ai vu au bar, hier soir, patron. Il avait les coudes qui se faisaient aller et...

-Ta gueule, Méthot!

Voulez-vous du café, un coup parti? J’en ai du frais dans la cafetière. Moi, je n’en prendrai plus. Je suis un superhéros, après tout. Il faut que je garde la forme. 

-Ah! Shit! Appelle une ambulance, Méthot!

Une ambulance?

Pendant que Méthot est dans le cuisine avec mon téléphone, je m’approche tranquillement de ma chambre. 

Ah! Mais c’est moi qui est étendu sur le lit, inerte? Alors, je suis... Euh... Non. C’est pas possible, là?

-Méthot, appelle le salon à la place. Ou la police. Je ne sais plus... Il a plus de pouls.

-Hein?

-Il est mort, je crois, lance gravement Dupont.

Loser jusqu’à la fin. Sauveur du monde, c’était trop beau pour être vrai.

Y a pas de quoi faire un comic avec ça... 

FIN

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