Vocation

lislandais

À 5 ans, j’avais pour curieuse habitude de m’intéresser aux disques en vinyle de mon père. Je pénétrais dans l’immense bureau, m’asseyais devant les colonnes irrégulières disposées un peu partout sur le sol et sortais les galettes noires de leurs emballages colorées. Libérant ainsi Frédéric Chopin ou Jean Sébastien Bach de l’étreinte pesante d’un Fats Waller ou d'un Big Sid Catlett. Je me contentais de reconstituer les piles en disposant les disques nus les uns sur les autres, soucieux de retrouver la ronde apparence qui sied à toute colonne digne de ce nom.
L’exercice s’arrêtait là. Les enfants de 5 ans ont parfois d’étranges lubies.

La vision cauchemardesque de ces sphères impromptues ne manquait jamais de m’attirer la colère de mon père. Il pointait alors son index vers le ciel comme pour désigner un Dieu complice et tout ouïe, se penchait vers moi en me fixant droit dans les yeux et tentait de m'expliquer les vertus protectrices des fines pochettes en carton.

Vers 12 ans, l’intérêt purement architectural porté aux galettes noires s’est métamorphosé en désir de comprendre ce qui motivait l’énervement paternel. Je me suis mis à écouter avec frénésie les secrets contenus dans les sombres cercles. Mon père absent, j’activais le curieux tracteur suspendu à son bras articulé et le déposais avec précaution dans les microsillons. Ses goûts musicaux étant éclectiques, j’ai pu labourer ainsi, des heures durant, des champs sonores aux tonalités disparates. Debussy, Satie, Rachmaninov, puis Charlie Parker, Monk, Django Reinhardt se succédèrent au rythme de ces planètes plates que j’interchangeais et réécoutais sans cesse.

De ce patient et plaisant labeur qui dura près d’un an, je récoltai l’envie de produire des sons à mon tour. Je profitais aussi souvent que possible de la disparition d’Index Man pour enfoncer mes doigts sur les touches en ivoire du sacro-saint piano droit. Incapable de lire la musique, je tentai de reproduire les mélodies entendues pendant de longs mois. Hésitations et tâtonnements furent d’abord mon lot quotidien. Inlassablement, j’écoutais 10, 20, 30 fois une même séquence afin de la mémoriser, en déplaçant la tête de lecture de l’électrophone. J’actionnais ensuite, les après les autres, les petits marteaux feutrés, en espérant qu’ils produiraient les sons attendus. Instinctivement, je percevais le sens de ces phrases musicales comme on comprend celui d’un livre. J’assimilais la raison d’être de chaque note et devinais sa place exacte dans la séquence. Cette prédisposition me permit de progresser rapidement. En quelques jours seulement, je parvenais à jouer des deux mains les premières mesures d'une fugue de JS ou d’une Gymnopédie d’Erik. Mes naïves tentatives révélaient une volonté qui excluait le moindre doute quant à mes chances de réussite. Aucune partition n’eut pu résister à mes décryptages sonores.

Au bout d’un an, lassé des efforts qu’impliquaient ces déchiffrages, j’entrepris de composer. J’entrai alors dans une nouvelle dimension, celle de la création, qui m’évitait le fastidieux et patient travail de reproduction. Une entreprise qui m’offrait en outre la joie intense, inédite, valorisante d’être à l’origine des sons produits. D’être le créateur d’œuvres qui n’existaient pas la veille. Je fus Dieu. Chacune de mes compositions m’apparaissait comme autant de miracles acoustiques. En quelques mois, j'étais parvenu à inventer une dizaine de morceaux que je jouais en boucle avec un bonheur qui ne faiblissait pas. Certes, les curieuses contorsions de mes doigts sur les touches et la lenteur de mes déplacements sur le clavier, fruits d’une pratique autodidacte, limitaient fortement la richesse de mes narrations tapageuses. Mais bien loin de décourager mes velléités créatives, ces carences techniques stimulaient au contraire mon imagination. M’obligeant à adapter et à corriger les parties que je savais ne pouvoir interpréter. Mon père finit par découvrir cette disposition dont les prémisses architecturales lui avaient été révélées quelques années plus tôt. Il m'encouragea à poursuivre et finança des cours de solfège que j’interrompis quelques mois plus tard, écœuré par ces séances ennuyeuses d'alphabétisation musicale. Si bien que vers 18 ans, n'ayant pu démontrer que j'étais capable de relever ce modeste défi, je fus logiquement débouté de mon souhait d'intégrer le Berklee College of Music de Boston. C'est une brillante carrière de compositeur adulé que je loupai stupidement. Et l'occasion tout aussi prestigieuse de courtiser de jolies femmes aux yeux cramoisis d’une admiration larmoyante et accessoirement pourvues de seins outrageusement gonflés d’un désir rondement affiché, prêtes à m’écouter, béates, leur interpréter mon dernier single, depuis 6 mois au top ten des ventes mondiales.

Depuis, la vie s’est chargée de me rappeler qu’il est difficile d’échapper à son destin. Chaque matin, j'ouvre désormais le couvercle immaculé d’un ordinateur. L'alphabet numérique attend la pression hésitante de mes doigts encore engourdis. Comme le clavier d'un piano, les lettres noires gravées sur les carrés blanc patientent silencieusement que je rédige mes concertos en mots mineur. Seul le son produit a changé. Les cliquetis irréguliers ont remplacé les sonorités rythmées de naguère.

En définitive, qu'importe l'objet ? Partition ou roman, la vie est d'abord affaire de vocation.

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