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toujours le même principe, une histoire écrite à partir d'une chanson

On le voit, on ne voit que lui au milieu des autres agités. Calme, il erre dans les couloirs, depuis très tôt jusqu'à très tard. Il fourrage dans les poches d'un manteau trop long et trop chaud, se cogne aux vitres, s'y colle le front, il reste un instant à marmonner là, les mots de la même histoire qui font comme des poèmes, des paroles de rien qui s'envolent au loin ou qui glissent encore contre les carreaux lisses. Il regarde les mots gisants à ses pieds, les balaye d'un autre pas, reprend ses rondes éternelles.

Il ne se prend pour personne, il n'est rien.

Il a une de ces carrures qui font des hommes tantôt des bûcherons tantôt des bâtisseurs. Aussi deux grands yeux tout ronds à force d'être hagards. Si la stature est solide, impressionnante, l'allure bien différente, comme égarée, en vacation vers d'autres lieux. Puis à force de pas, de tours et de détours au hasard des mêmes couloirs il chute, très bas très loin en lui, il glisse contre le mur, il git là, n'importe où, il implore. Qui, quoi, il ne sait pas. Il rêve qu'il passe au-delà des vitraux, entre les barreaux, au-delà de tout, qu'il vague-vogue au loin, qu'il voyage avec elle, qu'il peut voyager avec elle comme ça, les yeux fermés, en toute confiance, corps et esprit mêlés.

Parfois il rentre dans le petit bureau jaune, ce n'est pas qu'il le veut c'est qu'il le faut. L'homme en face est plutôt râblé, la stature beaucoup moins imposante sans être frêle. Lui se sont ses yeux qui impressionnent, saisissent, comme dotés de leur vie propre, d'une force vive. Quelque chose qui vous transperce. Son regard illumine et fait mal à la fois. Il ne le trouve ni sympathique ni antipathique, ni particulièrement avenant ni austère non plus. Il ne le trouve pas, il tend à l'ignorer, à se figurer qu'il parle seul, qu'il parle pour lui-même, qu'il pourrait même chantonner les mots qui lui viennent. Il n'est pourtant sans ignorer qu'il faut à nouveau raconter, la même histoire toujours et encore, raviver.

Il parle de la femme qui l'a emmené au bord de la rivière, des bateaux, de leurs bruits, des murmures au travers des roulis, de quelqu'un qui lui a dit que tous les hommes devraient être marins. De ce que ces paroles ont déclenché en lui. Qu'il est resté longtemps là, au bord du bord de l'eau avec l'envie forte de se noyer sans trop oser s'aventurer plus loin. Il dit qu'il restait juste là au bord,  au bord toujours de chaque matin chaque nuit. Il prenait racine, il était roseau. Il regardait défiler le cœur du jour, les lumières changeantes, la course des astres, les teintes vives ou éteintes que peu prendre le lit de l'eau. Il regardait passer les choses avec son envie qui creusait à l'intérieur, que parfois il avait l'idée qu'une encre noire lui coulait de la bouche, que ça le rendait fou, qu'il avait peur, mais qu'il ne pouvait faire autrement que de rester là.

Alors la femme qu'il l'avait amené là, apparaissait tout près, son corps parfait moulé dans des haillons piqués de perles et de plumes. Un ange, une fée, quelque chose comme une créature qu'on ne saurait vraiment nommer. Elle le tirait vers la cabane non loin, elle lui rinçait la bouche. Ses dents blanches de femme créature creusait la pulpe de l'orange, laissait couler le jus de sa bouche à sa bouche, de sa bouche à sa gorge, un liquide sucré, acide, qui chassait l'encre, puis encore elle lui servait des thés brûlants venus par ses bateaux qu'il fixait tout le jour. Il dit qu'ils fermaient les yeux, qu'ils pouvaient voyager, qu'il n'avait plus peur. Le soleil coulait au-dehors sur l'eau, les enfants et les fleurs. Il pensait à partir parfois, il savait qu'elle était folle, qu'elle avait des terrains vagues, des terrains immensément vagues offerts, mais son corps parfait touchait son corps parfait et alors il mourrait un peu dans son onde et peut-être avait-il un peu moins envie de se noyer ou inversement. Très vite il ne pouvait plus partir, et petit à petit il devenait un autre homme, comme s'il était réellement devenu marin, comme s'il pouvait voyager les yeux fermés. Elle l'appelait son amant parfait, et quelque chose commençait à se fendiller dans son esprit. Elle tendait le miroir vers la rivière, et il voyait plus loin, sous les algues : des amphores, des étoiles, le ventre rond de la mer arrondi d'un matin creusant jusqu'à lui l'éternité.

Quand il parle, il a comme une fièvre au front, et des gouttes de pluie en tombe et lui ferme les yeux, et c'est ce qui est pire autant que fort, ce qui est insoutenable, qui lui creuse la poitrine et lui broie les côtes et même jusqu'à son esprit, c'est de retoucher le songe d'un bout de doigt, son corps parfait d'un coin de son esprit, de sentir son parfum de thé de chine et d'orange, et quelques effluves de jasmin et de fleurs de nénuphars, de sentir le roulis des bateaux et l'eau qui monte et noie tout du sol au plafond, et encore de tendre la main, et de ne rien saisir.

Quand il se tait c'est qu'il n'a plus de mots. C'est que son esprit parfait touche le corps de la femme oiseau et qu'il est de nouveau en voyage.

Dans le bureau jaune, l'homme râblé, lui, griffonne d'un bout de crayon. Ni complaisant ni trop curieux, ni expressif ni trop silencieux, et si l'on y regarde bien de plus près, peut-être même que ses yeux chantonnent, que lui aussi voulait être marin.

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