2010

Léo Noël

Hommage à Orwell et son 1984 (année de ma naissance)

2010

Je suis né en 1984. J’ai 25 ans. Je suis mort en 2010.

1984 : Big brother a atteint son apogée. Océania règne en maîtresse du monde connu. Puis il y a eu une révolution. Emmanuel Goldstein, l’ennemi du peuple, a réussi, par un travail de patience, à diffuser « Le Livre », passant au travers des sécurités des télécrans et de la police des pensées. Le peuple s’était soulevé comme il l’avait prévu, avec à sa tête la Fraternité, un groupe clandestin dont le but était de rendre les libertés fondamentales dont l’humain avait été dépourvu.

De ce jour jusqu’à présent, Big Brother avait disparu. Cependant, le gouvernement de 1984 n’avait pas été renversé. On avait organisé un « Second Gouvernement », qui gérait la surveillance du premier. L’alcool continuait d’être prohibé, l’amour l’était aussi, ainsi que la culture, l’art, ou les pensées personnelles. Simplement Océania avait perdu son moyen de contrôle : les télécrans étaient éteints, remplacés par des affiches de papier au dimensions titanesques, ventant le retour aux sources, et les bienfaits du Second Gouvernement. Les gens avaient peu à peu retrouvé une certaine humanité, qui restait somme toute modérée. On avait gardé la « Minute de la Haine », celle où l’on se réunissait pour haïr l’ennemi public que représentait Emmanuel Goldstein, elle avait été renommée « Minute de la surveillance » et l’on pouvait voir des vidéos insipides de la vie des anciens représentants du Premier Gouvernement. On assurait ainsi au peuple qu’on ne les regardait pas. Un livre fut autorisé, non pas celui d’Emmanuel Goldstein, dont les exemplaires semblaient encore plus difficiles à se procurer qu’avant, mais une œuvre d’un certain O’Brien, un penseur. Son livre s’intitulait « Private Life ». Dans une première partie, on y trouvait une apologie du droit à la vie privée, du secret, et du mensonge. La deuxième partie défendait les décisions du Premier Gouvernement, la méthode de surveillance n’était pas bonne, mais la productivité et la compétitivité d’Océania étant en jeu, les différentes interdictions qu’avait étable le Premier Gouvernement n’étaient que l’assurance d’une paix durable avec l’extérieur. Aussi, la compétitivité commerciale était en jeu. Le peuple voyait en O’Brien un sauveur. La plupart se fichaient des interdictions, car ils avaient toujours vécu avec. Aujourd’hui, ils avaient perdu la peur, seul sentiment qui les avait motivé jusqu’alors, et ils en étaient reconnaissants.

Je fus un fils du Premier Gouvernement, je n’ai pas connu mes parents, et n’ai jamais souhaité les connaître. On a fait de moi un agent, un Délateur. Nous étions la réaction à la révolution qui avait eu lieu. Notre rôle était de remplacer l’ancienne surveillance par caméra. Nous étions tous des bébés éprouvette, dont les gènes avaient été dûment choisis pour correspondre aux besoins. Nous étions charismatiques, savions parler et séduire, nous avions l’intelligence nécessaire qui permettait de détecter les mensonges. Et nous étions loyaux. On envoyait trois au quatre Délateurs dans une ville. Rapidement ils devenaient centraux, connaissaient beaucoup de gens, et savaient se faire des amis. Ils obtenaient ainsi un réseau de connaissances qui leur permettait de connaître les moindre faits et gestes de chacun des habitants. J’étais le meilleur d’entre eux. Mes talents pour obtenir les moindres informations étaient remarquables aux yeux du Premier Gouvernement, et j’étais souvent félicité.

Ils firent un test en 2006. J’avais seulement passé vingt-deux ans dans ma ville natale. Le Premier Gouvernement avait estimé que leurs agents ne deviendraient réellement efficaces qu’une fois qu’ils auraient vécu trente ans au même endroit. J’étais en avance, aussi, on me fit déménager. Les résultats furent étonnants : en seulement 3 ans et en usant de mon expérience passée, je me fis un réseau de taille équivalente à celui que j’avais obtenu dans ma ville natale. Aussi, j’avais gardé assez de liens avec mon enfance pour continuer d’avoir des informations capitales et utiles sur tous types d’agissements, au sein de ma première ville.

Dans le milieu des années quatre-vingt-dix, le Second Gouvernement déployait un nouveau système : la téléphonie mobile. La foule avait été extatique. Ce nouveau moyen permettait d’avoir des discussions privées grâce à un émetteur-récepteur portatif. Les raisons du Second Gouvernement étaient claires, cet appareil pouvait améliorer l’efficacité au travail, ainsi que l’organisation des troupes en temps de guerre. Ce fut effectivement le cas, les hommes devinrent de plus en plus dépendants de leurs mobiles, et s’employaient à travailler des manières les plus efficaces. On pouvait recevoir un appel à toute heure pour venir régler un problème. On appelait pour dire que l’on avait atteint ses limites pour la journée et l’on rentrait dormir. On appelait aussi pour dire l’heure à laquelle on arrivait. Les horaires fixes avaient disparus, et chacun travaillait plus, gagnait plus d’argent, et dépensait plus. Il existait trois chaînes de magasin : on y vendait de tout dans chacune d’elle, mais elles ne se faisaient pas concurrence. Chaque chaîne était réservée à une classe de citoyen. Les paresseux devenaient prolétaires, les plus travailleurs avaient des salaires de cadres. On leur donnait une carte d’accès pour le magasin qui leur correspondait. Je recevais ma nourriture chez moi, envoyée par le gouvernement. Je n’ai jamais su de quoi étaient composés les produits des magasins.

C’est suite à mon déménagement que ma vie a été changée. Mon travail se passait pour le mieux, on me confiait les secrets de couples clandestins, et j’assistais à des spectacles prohibés dans des lieux non surveillés. Je m’occupais d’enregistrer des rapports sur mon appareil mobile. Les gens disparaissaient. Il était rare que d’autres s’en inquiètent : 1984 n’était pas si loin, et ne se créaient pas de fortes liaisons entre humains. Je faisais bien mon travail et j’aimais ça.

Ma déchéance est survenue lorsque j’ai rencontré Julia. Une galerie de peinture avait été organisée dans un cave, creusée avec beaucoup de soin, sous un grand magasin. Elle m’avait décelé de suite, m’avait parlé comme on ne m’avait jamais parlé. Elle connaissait les Délateurs, et ne les craignait pas. Elle m’avait parlé des toiles, et de l’Art. Elle avait philosophé sur ce que la créativité apportait à une société, puis elle avait parlé de bonheur. Je connaissais le bonheur bien sûr, puisque, en définitive, j’avais conclu que ce qui était prohibé, et donc ce que je cherchais tout les jours, c’était bel et bien le bonheur. Je devais le trouver, le traquer et l’annihiler. Julia parler de le posséder. Ses mots troublants m’avaient mis dans un embarras que je ne m’étais jamais connu. J’avais hésité longtemps à la dénoncer pour finalement accepter le rendez-vous qu’elle m’avait donné.

Nous nous revîmes et je tombai amoureux. Nous faisions l’amour en nous cachant, et je trouvais cela excitant. Mon travail n’était pas affecté. Je savais que l’on s’interrogerait à mon sujet si je n’accomplissais pas mon travail comme j’en avais eu l’habitude. Mon idylle dura trois semaines, avant que l’on nous surprenne nus comme Adam et Eve.

Je fus enfermé et torturé pendant des jours, non pas pour m’inculquer de nouvelles pensées, non pas pour me soutirer des informations, mais par pur sadisme. On m’avait donné le jour de ma mort, et ma cellule ne contenait que ce compte à rebours, en diodes rouges sur fond noir, qui faisait défiler le temps qu’il me restait à vivre.

Aussi on m’apprit la vérité, afin que tout mon bonheur, celui en qui j’avais cru, soit annihilé avant mon départ pour l’autre monde. Emmanuel Goldstein n’existait pas, les deux gouvernements n’étaient qu’un. Ils avaient compris rapidement que la vidéo surveillance était une impasse, que les rebelles savaient se cacher. Ils avaient organisé la révolution, et opté pour une surveillance humaine, un programme dont j’avais été parangon. Par la suite, le mobile avait remplacé : toutes les discussions étaient soigneusement écoutées dans un premier temps, analysées par des ordinateurs plus tard. J’appris qu’en 1984, un employé du ministère de la vérité appelé Winston avait voulu rejoindre la fraternité, puis on l’avait rattrapé et rendu à Big Brother. Ce fut le premier prototype de Julia, c’est elle qui l’avait dénoncé, comme ce furent d’autres Julia qui avaient traqués les principaux contre-penseurs. Aujourd’hui, on n’avait plus besoin de nous, grâce à la miniaturisation. Les caméras étaient revenues, sans que l’on s’en aperçoive. Big Brother était là, mais invisible. On avait oublié l’idée de formater le peuple, on préférait maintenant, par eugénisme, se débarrasser des mauvais éléments.

J’en étais un. Je suis mort en 2010.

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