" À la gare Saint-Lazare j'ai vu les fleurs du mal "

Pierre Magne Comandu

Saint-Lazare.

Il paraît qu'on finit tous par prendre le train qu'on peut. J'ai pris des trains, dans le monde. J'en ai pris sept-cent quatre-vingt deux, dans cent-onze gares différentes. J'aurais aimé que ma vie entière soit une gare ;  fils de cheminot, bercé au biberon au charbon, né entre Rouen et Cherbourg, joueur de foot avec les caténaires au bout des voies avec d'autres gamins qui squattaient les rails verts à l'abandon de la Petite Ceinture, attendant l'arrivée d'un train qui s'arrêtait au terminus de ma vie. Aujourd'hui, le temps arrive où je pourrai prendre mon train. Mais ce dernier train, pour la première fois, ce sera celui que je veux.


Aujourd'hui j'ai marché sous la pluie autour de la gare de l'Est, de la rue Lafayette et de l'Opéra de Paris, dont les muses en or sur les toits me fascinent et fascinent le monde, enfin du quartier de mes premiers temps et des doux flots du bassin de la Villette ; j'ai revu le Louvre, ses héros, ses peintres mythiques qui couraient autour du monde ;  j'ai vu le Grand Palais et les reflets de l'or du soir d'avril sur la Seine depuis le pont Alexandre-III, une toute dernière fois d'une vie, sans regrets ; et enfin j'ai pris aujourd'hui un Intercités Normandie qui partait pour Rouen-Rive-Droite comme il y a dix-sept ans qui sont loin maintenant. Mantes-La-Jolie, Vernon, Gaillon-Aubevoye, Val de Reuil, Oissel, Rouen-Rive-Droite. Je n'ai pas vu la Seine se finir à Rouen. Je n'ai pas vu d'oiseaux qui, éventuellement, venaient boire à Oissel. Je n'ai pas vu la pluie bercer les larges fenêtres en gare de Gaillon-Aubevoye mais je suis descendu à Mantes-la-Jolie.


Il est vrai que parfois il fait du bien, de vivre ; je pourrai vivre mille ans, si vivre consistait à plonger dans la plus infime profondeur de chaque ville qu'on découvre, de chaque mot qu'on évoque, de chaque touche de couleur qui coule sur une toile. Les rails de la petite gare de Mantes-la-Jolie ne se sont ouverts à ma vue qu'aujourd'hui. Entendus par la voix de la SCNF comme Vernon et Val de Reuil qui faisaient partie d'un train de transition vers Dieppe, j'aurais voulu qu'il y ait plus d'eau sur cette terre, pour noyer les autres arrêts, pour concentrer mes regards sur une seule ville, une seule gare, un seul rail, îlot déraciné surgissant de l'océan plutôt que grain de sable incrusté dans un galet. Dix-sept ans après, je sais donc ce qui se cache derrière Mantes-la-Jolie, premier nom entendu à la sortie de Paris depuis une Saint-Lazare qui a vécu depuis une jeunesse nouvelle et un ciel étoilé. Pourtant petit galet enfoui sous le sable, Paris Saint-Lazare ne tournera pas plus mal quand ma tête pulvérisée sera lavée de son sang et que tout sera pur. C'est ce qu'elle m'a confirmée, aujourd'hui, Saint-Lazare. Entré sous la pluie par la rue d'Amsterdam tandis que Jacques Brel venaient faire vivre mes lèvres, en une marche habituelle depuis la rue de Charonne, j'ai voulu lui dire un éternel adieu, sans drames, sans larmes, sans sang. Elle qui a tant vécu depuis décembre 2002, son sol vert à l'entrée par la petite porte rue d'Amsterdam était comme un petit palier d'une maison où il ferait bon vivre. La pluie tombait encore, un peu, au sein du hall qui accueillait les vingt-sept voies où au sein des milliers de voyageurs en partance par jour, ma vie de trente-trois ans n'a pas vraiment de sens. J'ai respiré le vent, longé la voie 27, celle où j'étais parti les deux fois de ma vie ; tout à droite de la gare, quasiment accolée aux anciennes façades, au verre poussiéreux, à la pierre noircie, aux poignées de portes rouillées qui s'ouvrent sur des étages abandonnés qui ont vécu deux siècles ; et plus on s'avance loin du hall, près de l'enchevêtrement des milliers de rails qui voient partir toujours et revenir encore, on approche de murs encore plus sombres, près desquels, couverts par un petit toit en toile, s'abandonne du fret, de la poussière, des toiles d'araignées, des gants de manutentionnaires qui sont morts depuis longtemps. Il pleuvait sur le toit de cette maison du fret au bout du bout des quais, et quelqu'un au travail m'a dit je n'avais pas le droit de me promener là-bas même si innocemment, je ne voulais pas inquiéter ; c'était assez drôle, de voir la vie là-bas, d'être au plus près des gens qui font tourner le monde plus que n'importe qui d'autre. En revenant vers le hall lumineux et infiniment vivant grâce aux points sandwich, croissants, et voyageurs, c'était comme si, à nouveau, je descendais du train et découvrais Paris ; comme si j'étais loin de la gare Saint-Lazare ; comme si c'était cela, un couloir de la mort. Des couloirs de la mort, il y en a vingt-sept ; c'est en respirant de plus en plus un vent rare d'avril, aussi puissant que le vent de la plage de Varengeville-sur-Mer, que je les ai explorés, foulés, sentis, aimés, affrontés à cause de tous les souvenirs d'un autre monde dont ils me submergeaient, écumés enfin, vécus loin de Varengeville qui pour l'éternité ou plus loin, attend au bout de ces centaines de rails enchevêtrés l'un l'autre. J'ai marché sur chaque quai ; descendu depuis les quais chaque escalier sous terre où des jeunes s'embrassaient et des chiens pissaient ; du 1 tout à gauche qui partait pour Versailles-Rive-Droite, au 27, qui partait à l'horizon vers les débris d'un monde où, il fut un temps, j'avais vécu heureux.

  • Des très belles descriptions précises qui font qu'on a l'impression d'y être. Brel ne serait probablement pas dérangé d'être cité dans un texte de cette qualité

    · Il y a plus de 10 ans ·
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    Bryan V

  • Ca parle de Jacques Brel et puis de quais de gare, comment ne pas aimer ?

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Sans titre 20

    Oscar Arensberg

  • Belle écriture.Bravo.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Photo chat marcel

    Marcel Alalof

  • " Un jour nous prendrons des trains qui partent " ( Blondin )
    Très bon texte, bravo.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Lo new york

    riatto

  • Je vous découvre bouleversée, parce que ce texte contient toute une essence et un condensé de choses banales et quotidiennes qui, perçues sous un certain angle, deviennent les éléments d'une magnifique poésie de l'ailleurs. Merci beaucoup.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    1769087351450 iaymvv16 l

    luz-and-melancholy

  • Modianesque, bravo.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Cpetitphoto

    petisaintleu

    • Merci. J'adore cette propension de mes textes à être bourrés de références constantes et d'obsessions conscientes, et d'être souvent comparé par des lecteurs à des auteurs que je ne connais que très peu. En tant qu'auteur ça me réjouit d'autant plus, c'est toute la force de la réception du lecteur ! Merci beaucoup :)

      · Il y a plus de 10 ans ·
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      Pierre Magne Comandu

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