A l'abri du banyan

Brigitte Delaperelle

Nous étions temporairement brouillés. Môssieur Je sais tout, Môssieur Je connais la vie commençait à me gaver grave. Nous étions échoués dans un parc de Delhi pour y dormir à la belle étoile alors qu’un hôtel douillet nous attendait à quelques kilomètres de là. Lui sur l’herbe, moi adossée à un arbre à quelques dizaines de mètres, j’entretenais soigneusement ma rancœur.

Un homme, assis sur ses talons, formait avec nous la troisième pointe d’un triangle. Je n’ai pas vraiment fait attention à lui, il était assez loin. Je laissai errer mes pensées. Les troncs torturés des banyans m’inspiraient une  crainte qui me tenait éveillée. C’est fou tout ce qu’on voit bouger la nuit. L’homme, lui, restait immobile.

Le cri d’un oiseau de nuit me réveilla en sursaut. Je m’étais assoupie. L’homme immobile avait bougé de quelques mètres. Je n’en étais pas sûre et je me mis à le surveiller. Non, vraiment, pas un geste, à part peut-être un léger balancement à peine perceptible. Je le fixai à tel point que ma vision se brouilla. Je fermai un instant les yeux pour les reposer. Je les ouvris. Aucun doute n’était plus permis, le côté du triangle formé par l’homme et mon ami avait nettement diminué.

J’assistai alors à un étrange phénomène. L’homme immobile se déplaçait silencieusement centimètre par centimètre, doucement, régulièrement. J’étais fascinée. Pour une occidentale comme moi, quelqu’un qui va doucement, on le voit avancer. Même au ralenti, il avance, on voit le mouvement. Là, pratiquement rien. Centimètre par centimètre. Prenant tout son temps, avec toute la nuit devant lui.

Arrivé près de mon ami, il lui fit les poches de la même façon. A gestes précis mais mesurés. Je n’avais pas vraiment d’inquiétude, nous n’avions rien sur nous qu’un peu d’argent. Si l’homme avait été menaçant, il n’avait pas besoin de prendre autant de précautions. Il serait venu, nous aurait agressé et serait reparti. Je laissai donc faire, amusée. Je ne dormis plus de toute la nuit, quand bien même l’homme se fut levé et fut parti.

Au matin, mon ami s’est réveillé délesté de quelques roupies. Bien fait. Quant à l’homme immobile, il  les avait bien méritées.

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