Aller simple pour le passé

Yeza Ahem

Voyages au-delà de nos perceptions... [Texte inspiré d'une photo de l'artiste Nabil 1er]

J'ai toujours aimé l'Histoire quand elle était racontée par le petit bout de la lorgnette. Depuis toujours je touche chaque vieille bâtisse pour essayer de percevoir les ondes du passé. Mes paumes se pressent contre la pierre et je ferme les yeux. La pierre se réchauffe à mon contact, et il me semble entrer plus avant dans sa structure. Les bruits d'aujourd'hui disparaissent peu à peu pour laisser place à ceux d'autres temps.

J'entends des claquements de sabots, des mots prononcés en patois, un brouhaha où se mêlent des cris d'animaux. Parfois, je remonte jusque dans l'atelier du tailleur de pierre, et même dans la carrière. Mais la souffrance que je ressens alors, transmise par la roche attaquée, est trop forte et mon esprit s'éjecte du passé.

Citadin, ce furent mes premières expériences de glissement dans le temps. Et puis un jour, en vadrouille avec des amis dans une forêt, je me suis avachi contre un arbre pour somnoler. Dans mon sommeil, mes paumes sont entrées en contact avec les racines de ce grand et beau figuier, au tronc large et aux racines vigoureuses. A mon réveil, je n'ai pas tout de suite réalisé que j'étais allé jusqu'à l'époque où il n'était qu'une simple pousse, il y a près de 175 ans. Mon rêve m'avait semblé réel. J'avais ressenti le calme, la crainte quand d'autres arbres avaient été meurtris près de lui, le gratouillis des pattes des oiseaux, les démangeaisons dues aux insectes...

Deux mois plus tard, j'ai pu réitérer l'expérience, cette fois consciemment et avec un platane. Quelle révélation ! Je peux voyager dans l'histoire des végétaux ou minéraux anciens, travaillés ou dans leur état naturel. Pendant près de quatre ans j'ai fait des expériences, recueillant les sensations et les bruits perçus par les pyramides de Khéops, le Taj Mahal, le palais de Knossos... mais aussi par les arbres de Brocéliande et de la forêt amazonienne ! Je ne percevais que les sons et sensations tactiles inscrites dans les fibres de mes témoins. Alors, j'ai voulu aller plus loin et traverser le voile du temps pour saisir avec mes yeux ce que mes oreilles et mes mains me disaient. Après de nombreux essais infructueux, j'ai fini par réussir.

Dans un champ de pierres levées, j'ai profité d'un menhir brisé. J'ai fait une entaille en son cœur afin d'y glisser mes mains, paumes contre roche. Enfin je voyais ! Ivre de ce succès, j'ai retenté avec un vieux chêne, désigné par un ami élagueur. Une fois l'arbre abattu, une faille en son cœur m'attendait. J'y glissais rapidement mes mains avides.

Est-ce la vigueur de l'arbre, la maladie qui l'infestait, ou tout simplement l'exiguïté du tronc à son origine qui m'a maintenu prisonnier ? Mon esprit erre depuis d'une cerne à l'autre de l'arbre, sans en sortir jamais. Quant à mon corps, je ne sais ce qu'il en est. Et que deviendrai-je lorsque la souche sera arrachée et brûlée ?

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