Après la pluie

lilii

Il n'aura pas seulement fallu de la soupe et du temps pour grandir. Tout ça, c'est ce qu'on veut bien nous raconter quand on est mômes. On grandit, quoique nous fassions. Moi, ça s'est fait d'un coup, avec une claque, la première, celle qui fait mal pendant longtemps parce qu'on ne s'y attend pas, parce qu'elle vient de ceux qui sont censés nous aimer et nous prendre par la main. C'est à partir de là que tout a commencé: lorsqu'on s'aperçoit que cette claque, en fait symbolique, incruste tout autant la chair et que le sang y stagne comme figé par cette douleur pulsatile qui sidère longtemps. Peu importe aujourd'hui qui a donné cette claque et pourquoi. Tout ce qui me reste à présent, c'est ce que je suis devenue après. Il y a un début à chaque histoire, mêmes les plus floues. Et il y aura toujours cette brèche dans le départ, cette infime chose qui se renverse, qui tombe et se casse et, tu sais, ce sont des morceaux que naissent ce que nous sommes : des morceaux de facettes, des pièces rapportées, des extraits des autres. A ce moment-là, tu dois savoir que j'avais arrêté de ramasser les morceaux et surtout de les recoller. J'avais arrêté aussi de les compter. C'était inutile, personne ne trouvera l'intérêt de mesurer le néant. La claque avait tout remis à zéro : plus de boulot, arrêt des études, des amis qui se découragent et puis la solitude qui s'invite pour vous prendre en otage. Des journées sans matin et sans nuits, une vie sans heures, sans cadre, sans personne. J'étais devenu une sorte d'exemplaire vierge mais ayant déjà servi, un être humain d'occasion qui avait échoué à sa première tentative avec la vie. Comme une coquille vide de chair chaude, je m'étais transformé en cet organisme insignifiant qui n'avait pas d'autres fonctions que de fonctionner justement : dormir beaucoup, manger peu et fumer toujours. Lorsque je repense à la fille que j'étais avant toutes ces injustes accusations, c'est comme si j'avais la froide impression qu'elle n'avait jamais existé. Comme si je l'avais rêvé ou qu'elle était une amie que j'avais perdu de vue. Tu sais, c'est là où tu prends vraiment conscience de la portée que peuvent avoir les actes des autres, et comment finalement, ils restent inscrits, immuables, dans nos chairs et dans notre histoire jusqu'à ce que même nous n'existions plus. A ce moment-là de ma vie, c'est ce que je cherchais à faire, je crois et même encore aujourd'hui, je ne suis pas très sûre de ce que je voulais réellement à travers tout ça. J'alimentais la machine ou la détraquais. J'étais devenu le propre cobaye de mes expériences morbides. Et j'y prenais un malin plaisir. De mixtures indigestes à base d'alcool fort, de pilules euphorisantes et de tabac froid, je testais la bête pour voir si cette fois, elle allait tenir le coup. Mais il y a bien longtemps que les anxiolytiques et les antidépresseurs ne font plus effet sur moi, bien longtemps que plus rien n'anesthésie cette plaie ouverte. Et quand la douleur devient insupportable, je lâche prise en espérant plonger une fois pour toutes dans le néant à jamais. J'ai détraqué mon corps plus d'une fois cette année, repoussant de plus en plus les limites. Je ne les compte plus, les infirmières me le rappèleront la prochaine fois. “Ecoutez mademoiselle, c'est la cinquième fois cette année, et nous sommes qu'au mois d'avril, “ “Je sais.” avais-je pensé. “Va falloir vraiment que je réussisse la prochaine fois. “ Plus j'effleurais la mort et plus j'en devenais cynique. Voilà donc à quoi se résumer ma vie à ce moment là, des pathétiques tentatives de suicide pour gagner ou perdre du temps. Et recommencer, l'imaginer, la mettre en scène mine de rien, passer à l'acte, être sauvé in extremis, décuver le cocktail, s'en remettre et se dire que la prochaine fois, on en prendra plus. Et la mécanique repartirait de plus belle. Je respectais quand même mes rendez-vous chez le psychiatre, ça me garantissait une liberté et puis, j'évitais le trou, l'hôpital psychiatrique, les contentions, son lot de demeurés et des discours à la con. Au début, j'arrivais encore à regretter ma déchéance, mais aujourd'hui, je ne peux plus faire autrement, et même si je sais qu'à leurs yeux, je resterais la“folle”, qu'on assassinera à chaque repas de famille, entre le plat principal et le dessert, moi je contiuerais à être terriblement seule, à me réveiller toutes les heures la nuit et fantasmerait dans un demi sommeil que je reviendrais vers eux, avant que tout ne s'écroule, que j'appuierais sur pause pour savourer ce qui existait avant. Parce que, qu'il y a t-il finalement de plus horrible entre être orphelin depuis toujours et l'être par rejet ? La solitude s'apprivoise mais quand elle est soudaine, elle devient terrible. L'autre jour, je suis allée au cinéma. Une des rares sorties que je tolère encore sous anxiolytiques. Je choisis toujours la dernière séance, la nocturne, celle qui commence en même temps que la nuit. J'aime le cinéma parce que c'est un des rares loisirs qui donne encore l'illusion que je ne suis pas seule. Ce jour-là, il y avait une bande d'adolescentes surexcitées qui gloussait avec provocation. Les murmures agacés étaient perceptibles mais elles ont continué, jetant même des pop-corns au hasard dans la salle. Moi aussi, elles m'ont sérieusement agacée, et je me suis retrouvée dans le clan des ronchons un peu vieillots qui ont payé pour regarder tranquillement leur film. Puis, j'ai repensé à cet âge douloureux et merveilleux à a fois, 14 ans. On a tout eu 14 ans et on a tous je crois rigoler un peu trop fort au cinéma. Mais qu'est ce qui a changé depuis? Certains répondraient que la maturité y est pour quelque chose. Mais pourquoi je ne ris plus au cinéma? C'est donc ça cette fameuse insouciance de la jeunesse aujourd'hui perdue? Certainement, se suicider n'a définitivement plus rien d'insouciant.
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