Ascenseur émotionnel

Aurelie Blondel

Les lieux insolites ? On en parle ?

A la plage, dans une cage d'escaliers, dans une grange, dans un champ au milieu des moutons, dans un cinéma, sur la plage, dans un ascenseur ... ?

Autant d'endroits dont certains fantasment. Certains seulement.

Cette journée s'annonçait bien chargée. Le clignotant rouge de mon logiciel de travail m'affichait la liste d'attente interminable des problèmes informatiques que j'avais à traiter. Puis le clignotant passa au rouge fixe.
Quand ce clignotant rouge se fixait, cela voulait dire que j'allais recevoir les surcharges d'appels concernant les ascenseurs en panne ou les personnes bloquées à l'intérieur, qu'il faudrait prendre bien soin de rassurer, tout en suivant un protocole strict de dés-incarcération en étroite collaboration avec les techniciens voir même les pompiers selon l'état de santé des personnes coincées. Autant dire que cela me stressait beaucoup.
Mon casque/micro bien posé sur ma tête, volume à fond, pour ne pas louper un seul appel et j'attaquais mes dossiers.

Aucun appel ne retentît de l'après-midi et je pus m'occuper de résoudre les problèmes informatiques un par un, sans stress et sans voir le temps passer. Une journée plutôt agréable finalement. 
Je m'apprêtais à m'offrir une pause quand l'Appel arriva.

Au numéro qui s'affichait, et avec l'habitude, je savais qu'il s'agissait d'une panne d'ascenseur impliquant des personnes. 
Je pris ma voix la plus rassurante possible en appuyant sur le bouton, me mettant aussitôt en communication avec les inconnus dans l'attente que les portes s'ouvrent. 

"Bonjour, je suis Aurélie. Je vais rester avec vous jusqu'à ce que les portent s'ouvrent. Pouvez-vous m'indiquer le nombre de personnes bloquées dans l'ascenseur et me confirmer l'adresse concernée afin que le technicien intervienne dans les minutes qui suivent s'il vous plaît? Est-ce que quelqu'un souffre d'une maladie quelconque ou de claustrophobie ?"
Un assommoir de questions obligatoires pour déterminer la présence d'un technicien uniquement ou le renfort de pompiers.

Une voix de femme me répondit : "Je suis seule et en plein travail"
A la panique dans sa voix, son souffle et sa crispation, je compris immédiatement que cette femme était enceinte, bloquée dans l'ascenseur et sur le point d'accoucher. 

Oh putain !!! Zen zen zen ! 
J'enclenchai aussitôt la procédure d'urgence absolue, regardai  furtivement l'heure, pianotai frénétiquement tous les renseignements que cette femme me donnait pendant que nous continuions à parler. L'ascenseur était bloqué entre deux étages.

Il s'agissait de son premier accouchement. Son mari avait pris les escaliers et la valise de maternité le temps qu'elle prenne l'ascenseur pour gagner du temps et rapprocher la voiture de leur immeuble. Leur tout premier bébé ! Qui semblait bien pressé d'arriver.
Je ne pensais pas me retrouver confrontée à cette situation un jour et même en étant maman, je ne savais pas vraiment comment la rassurer. Je me souvenais de mon tout premier accouchement, en salle aseptisée, les choses qu'on me disait et qui me tapait royalement sur le système. Il était hors de question de lui mettre les nerfs à vif plus qu'ils ne devaient l'être.
J'entendais son mari tambouriner de l'autre côté des portes, et j'imagine, essayait de les ouvrir. 

Elle souffrait, pleurait. Je lui demandais alors si une position lui semblait moins douloureuse qu'une autre. Elle me répondit qu'assise, le dos voûté, lui était plus supportable mais que cela lui donnait envie de pousser. 
Je l'entendis soudain haleter encore plus fort puis pleurer encore plus fort aussi. La poche des eaux avait cédé et son envie de pousser se faisait encore plus pressante.
Plus de doute possible. Si les pompiers n'arrivaient pas immédiatement, cette femme accoucherait seule de son premier enfant dans l'ascenseur de son immeuble, son mari de l'autre côté. 
J'oubliai alors le protocole et le fait d'être enregistrée. Quitte à ce qu'elle accouche dans cet ascenseur, avec juste la voix d'une parfaite inconnue, autant être un peu moins une inconnue. 
Je lui demandais si c'était une fille ou un garçon. C'était une fille. Si le choix du prénom était déjà fait. Elle s'appellerait Emeline. Très joli prénom, très doux. Je l'en félicitai et j'entendis son sourire. Je lui confiai que j'affectionnai beaucoup les prénoms féminins se terminant en -ine et lui donnai les prénoms de mes filles. Elle fut rassurée d'avoir à faire à une maman de plusieurs enfants, et de filles notamment. 
Je lui suggérai alors de rester dans cette fameuse position qui la soulageait, mais d'ôter ses vêtements du bas, en la rassurant sur le fait qu'aucune caméra ne la filmait et qu'elle disposait au moins de ce minimum d'intimité. Je lui demandai également si elle avait des affaires avec elle, quelque chose de confortable, de chaud, si tant est que quelque chose puisse être confortable dans un moment pareil. Elle avait sa grosse écharpe. Sans besoin de lui dire, elle la disposa à ses pieds. 
J'entendis enfin les sirènes des pompiers. Elle rigolait nerveusement de soulagement et de douleur mêlés.
Je me sentais tellement soulagée pour elle aussi. Elle allait pouvoir être prise en charge par des professionnels, accompagnée de son mari et mettre au monde leur bébé.

Mais les portes résistaient et la voix étranglée de Sophie me dit soudain qu'elle sentait la tête de son bébé. Elle me demanda comment faire, oubliant tout ce qu'elle avait appris durant ses cours d'accouchement. Elle me demanda la permission de se tutoyer. Bien sûr que oui. Bêtasse que j'étais, pourquoi je ne lui avais pas proposé avant ? 
Elle ne hurlait pas, ne criait pas. Des gémissements dents serrés uniquement, certains plus forts que d'autres. Je ne la voyais pas, je ne la connaissais pas, mais je la trouvais vraiment courageuse face à cette épreuve.
Je l'encourageai à chaque poussée que j'entendais, la félicitai, lui demandant bêtement si tout allait bien. Comme si ça pouvait aller ...

Puis plus rien. Plus un seul bruit dans la cabine. Seuls ceux provenant de l'extérieur des portes me parvenaient.

"Sophie ? Sophie ? Les portes sont ouvertes ? Tu es là ? Pitié, dis moi que ça va ! "

Puis des pleurs de nouveau, mais pas ceux de Sophie cette fois. Non, il s'agissait des pleurs de son petit bébé, sa petite Émeline.
Sophie avait la voix complètement épuisée, mais sans crispation cette fois. Je pouvais ressentir son bonheur de cet ascenseur à mon pc.  Je pleurais moi aussi. Bienvenue petite Émeline
Les portes n'étaient toujours pas ouvertes. Le papa n'avait pas assisté à l'accouchement. J'en étais triste pour eux. 
Des bruits se faisaient entendre de plus en plus fort puis la communication coupa.

Cela voulait dire que les pompiers avaient pris le relais. Sophie et Émeline étaient maintenant entre de bonnes mains. 
Je me renvoyai en arrière sur ma chaise de bureau et expirai longuement. Je tremblais et j'étais en sueur. Je devais malgré tout clore le dossier. 
Dossier. Ce mot ne me plaisait plus du tout. Ce n'était pas juste un dossier. Une femme venait de donner la vie pour la première dans des conditions épouvantables, seule avec pour toute aide une voix étrangère complètement dépassée par les événements.

Ça remue et bien !

Le lendemain, je recevais un appel de ma direction. J'allais passer un sale quart d'heure. J'avais suivi le protocole mais dépassé largement le cadre fixé par les conventions. 
En fait, ils voulaient me prévenir que Sophie souhaitait à tout prix pouvoir joindre la dame dont elle avait oublié le prénom qui était restée avec elle pendant ces minutes interminables. Et ils avaient besoin de mon autorisation. 
J'étais émue aux larmes. "Avec joie !" 

D'habitude, quand les pompiers coupent la communication, mon intervention s'arrête là et je n'ai pas de nouvelles des personnes avec qui j'ai été en contact pour savoir s'ils vont bien. Mais c'est la procédure. L'affect ne doit pas prendre le dessus. 

Je recevais un appel sur mes coordonnées personnelles quelques heures plus tard.
C'était Sophie. Elle voulait me remercier.
Me remercier de quoi ? Elle avait été admirable et avait fait preuve de bien plus de sang froid que moi. 
Je lui demandai si elle allait bien, comment se portait la petite Émeline et le papa aussi. Tout allait bien.
C'était tellement formidable d'avoir des nouvelles. Tellement gentil de sa part d'en être à l'initiative et de me demander si moi j'allais bien. Le monde à l'envers. Un envers empli de bienveillance. Et comble de toute cette histoire, ne sachant pas jusque là quel troisième prénom donner à leur petite fille, le papa me demanda si cela me gênerait de lui donner le mien. 
Je lui répondis en riant que ce n'était pas un cadeau pour Émeline. Je les entendais rire aussi.

Ils avaient pris leur décision.


Aurélie Roumy

 

 


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