Au coin de la rue là-bas
frederik
« - Viens. Entrons. Allons prendre un verre. Tu me diras qui tu es, toi qui joue si bien. »
C'est l'heure de l'apéro du soir. Il y a des rires. Il fait bon.
« - Je suis là qui joue de l'accordéon à l'angle de la place où il y a la pharmacie chaque jour déjà depuis un petit bout de temps. Deux ou trois mois.
- Buvons un coup ensemble.
- Depuis deux ou trois mois que je suis dans la m... À la tienne, Faby.
- À la tienne, Jacques ! … Tu sais, tu t'en es peut-être déjà rendu compte, il y a pire comme quartier ! Par ici peu de gens vont t'ennuyer. Il est connu pour être un coin sympa, ce coin. »
Depuis deux ou trois mois je suis dans cette situation, c'est bien la première fois je crois que je raconte à un inconnu ce qui m'est arrivé. Je vois bien que mon interlocutrice me prend avec des pincettes. Cela m'aide à briser la glace entre nous. On est entrés dans le café il y a un quart d'heure environ. Il fait chaud ici. On y est bien.
*
Me réveille pile au moment où le jour pointe. Par la fenêtre de la chambre, les Alpes au loin. Pas mal, l'appart d'Étiennette. Les montagnes qui se détachent de l'horizon rose-orangé. Sans doute une chance pour moi que son mari se soit éloigné « pour raisons professionnelles » et qu'elle m'ait offert de prendre la chambre d'amis pour cette nuit. Magnifique panorama. Zen au possible...
Bien commencer la journée. Sensations contradictoires. Me suis bien reposé après la grande fatigue de la veille. Oublier le fiasco de ces dernières semaines.
Un heure plus tard, je suis au bas de l'immeuble. Rejoindre la place. De rares passants aux airs endormis. Sur moi les instruments de musique et dans les poches de pantalons, deux poignées de bracelets qui tintent tandis que j'avance. La pharmacie vient d'ouvrir. Pas moyen de s'installer à l'angle. C'est tout crade et tout mouillé. Ma colère monte. Pas de chance, encore, c'est la mauvaise série qui continue. Du calme. Je ne dois pas m'énerver. Partir du bon pied. Je peux m'asseoir ici, à quelques pas. Le soleil y est déjà.
(Les première notes de musique résonnent. Elles lui apportent un surcroît de quiétude. Un homme qui passe et l'observe un moment pense : « Il sent que l'instrument est souple entre ses mains. Les notes viennent rapidement, d'elles-mêmes. Très vite, alors qu'il joue, son esprit s'échappe. Il se sent bien. L'espace d'un moment, il ne pense à rien. Il joue de mieux en mieux. C'est en fait un virtuose de l'accordéon. Il faudrait que vous écoutiez ça pour le croire... À peine croyable... Comment se fait-il qu'il en soit réduit à mendier dans la rue pour vivre ? »)
*
Ainsi coupé du monde, tout parait inquiétant. Le vide. Ce silence. La campagne je n'y suis pas habitué. Cet isolement dans une chambre certes meublée et dotée d'un confort appréciable, quelle étrange forme d'existence... Trente mètres carrés pour moi à l'étage, une grande baie vitrée donnant sur un immense pré en fleurs mais la proximité avec ces deux « colocataires » que je n'ai pas choisi. Que je me suis vu pour ainsi dire attribué par le destin. Et pour combien de temps au juste ? Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ???
L'angoisse, seulement. Quand je me couche pour la nuit, je frémis à l'idée de ne pas trouver le sommeil. Ou alors je suis pris de frayeur parce que j'imagine des scénarios terribles provoqués par ces deux-là dont je ne sais rien et qui dorment à quelques mètres de moi, au dessous sous ce même toit. Et ces journées durant lesquelles il ne se passe rien ou presque... dans ce désert humain où les seuls voix sont celles de ces deux-là et le seul autre bruit, celui du vent dans les branches et les herbes. J'ai peur de finir par m'étouffer. Être entièrement englouti dans un océan de néant. Si ça continue, je vais tomber gravement malade pour de bon.
*
Les « Qu'est-ce que je fais là ? » et les « Qu'est-ce que je vais devenir ? » n'ont pas tout à fait disparu mais sont passés petit à petit à l'arrière-plan. Les nuits sont maintenant légères et douces. L'air est sain. Régénérant. En moi, je sens monter une énergie intérieure comme je ne l'ai plus ressentie depuis... de longues années. La cohabitation avec les deux autres est facile. On se rend service. On arrive sans effort à ne pas se marcher sur les pieds. On ne pensait pas qu'on arriverait à se parler et voilà qu'on joue même parfois aux cartes et qu'on s'échange des recettes de cuisine ! Le traumatisme du jour du départ de la ville a étrangement disparu. Ne reste (presque) plus que l'impression de repos. La force retrouvée. Les sensations d'une étonnante fraîcheur physique et d'esprit. L'idée que seul le présent compte et qu'il est pas désagréable, au fond. Ou celle que les lendemains seront forcément meilleurs. Parfois je me dis : « Oui, je suis dans un tunnel, mais je vois la sortie ». Tout de même, par intermittence, encore le sentiment que cela finira mal... Que cela ne peut que mal finir car tout va mal depuis si longtemps et que c'est par malheur que je suis venu ici... L'angoisse vient puis repart. En revanche, le sommeil est toujours réparateur. L'appétit est bon, lui aussi. Les rapports avec la population du coin : on ne croise pas souvent quelqu'un mais lorsque tel est le cas, c'est simple et chaleureux. Et ici maintenant mes idées sont très claires. Et puis, en plus, ce sera bientôt le printemps... Le Julien parle du projet de monter un lieu où nous, les sans logis et les sans dents, on pourrait rire un peu, se retrouver et refaire des forces, avec de la musique et de vrais bons coups de chaleur humaine. Un lieu où il y aurait de la simplicité et de la gentillesse. Un endroit comme un abri trouvé sous la tempête ou comme une oasis dans un désert.
*
Réveillé brusquement par le bruit de sirènes hurlantes enclenchées à quelques mètres. Aussitôt après, des portières qui claquent. En deux heures ce matin il a fallu se lever, se laver, déjeuner, refaire les bagages et « déguerpir », comme ils nous ont dit à l'arrivée des voitures de gendarmerie. Je suis emporté, déménagé sous le coup d'un nouveau retournement du destin. Cinq heures de route, de nouveau l'incertitude, à nouveau la ville. Retour à la case départ. Hier soir encore, on avait sorti des chaises que Joseph et Le Julien avaient posé en quart de cercle dans l'herbe du pré devant la maison et on avait gentiment fait la fête une partie de la nuit sans déranger personne. Du côté du hameau de La Carette, les voisins étaient arrivés à une bonne dizaine. C'était comme un soir d'été en plein printemps. À rester en manches courtes jusqu'après la nuit tombée, le nez assailli des bonnes odeurs de l'herbe verte et un peu plus tard, des effluves de godiveaux et de merguez accompagnés de tomates et de poivrons que l'on faisait griller et que certains se plaisaient à saupoudrer de thym fraîchement cueilli. Je m'étais dit : « Une atmosphère simple. Tout le monde à l'air d'être bien et d'en profiter. Peut-être qu'au paradis, c'est ça ! » Je n'étais pas arriver pas à me rappeler de quand précisément datait la dernière fois où je m'étais aussi bien senti. On m'avait demandé de jouer de l'accordéon et de taper sur ma caisse et je l'avais fait pour la première fois depuis... Et maintenant je passe la nuit dans une cellule du commissariat du huitième arrondissement. Une pétition a circulé pour que la maison que l'on squattait afin d'échapper à la vie dans la rue soit évacuée sans délai.
Je repense à ce matin même :
« - Bonjour messieurs. Il faut quitter ces lieux.
- « Les lieux ? - j'avais demandé intérieurement – Ah bon ? Parce qu'il y en a plusieurs – j'avais questionné tout aussi intérieurement ?
- Non. Plus aucun ! » - j'avais pensé que le deck * m'aurait répondu dans un grand éclat de rire de l'air de quelqu'un qui se croit intelligent.
(L'homme de sécurité qui reste assis sur le siège passager du véhicule de gendarmerie toise les squatteurs derrière ses lunettes de soleil. Il pense : « Ces trois-là n'ont pas l'air de terroristes. Même pas des têtes de délinquants. C'est juste qu'il faut faire un peu attention... De ces regards paumés ! La main sur la gâchette. Pas l'allure de méchants pour deux sous, mais des airs déroutés. Une belle maison. Doit pas être facile de la quitter.)
*
Ce matin, après des heures sans sommeil dans cette cellule à se demander ce qui allait arriver, de nouveau la rue, dans le même quartier d'où je suis parti, comme si une parenthèse se fermait qui n'avait strictement rien changé. La rue, la musique et l'errance au petit matin.
J'entends deux politiciens débattre de la question du chômage. J'éteins mon petit poste de radio. Encore une fois, ils m'ont écœuré. Cinq millions de demandeurs d'emploi, seulement deux ou trois cent mille propositions de travail répertoriées pour parfois seulement deux ou trois heures par semaine payées à coups de lance-pierres et l'on nous culpabilise ! Depuis des décennies, c'est pareil. Surtout ne rien leur dire, sinon c'est la radiation. .. Et ils prétendent défendre les petites gens... Quelle honte que ce monde...
Je file au métro. Cinq stations plus tard à la sortie dans la rue, sans raison apparente, soudain des souvenirs de jeunesse. Mes idéaux de tout jeune homme. Je me revois autrefois à l'âge de dix-sept ans au bras de ma lycéenne. Je souris. Je pense que c'est un effet du printemps et des bonnes sensations qui se dégagent même ici en pleine rue de cette banlieue, ce paysage de petits pavillons et d'immeubles. Les pollens, les effluves de fleurs, la sève montante des arbres, c'est sûrement cela qui a agi sur mon esprit pour me rappeler ce bon jeune temps.
Je tourne à droite et je continue...
D'autres flashs de souvenirs maintenant, négatifs ceux-là : l'expulsion de mon appartement quelques mois après le passage au R.S.A. et l'impossibilité de payer le loyer, les amis qui n'appellent plus.
Un bouchon sur la chaussée, des cons qui klaxonnent...
Je revois défiler d'autres scènes surgies du passé que je n'ai pas aimées. La violence. Celle d'il y a quelques soirs entre deux pauvres malheureux (l'effet de l'alcool ou de je ne sais quelle substance, sans doute) largués à tous les niveaux comme moi et qui ont pas pu s'empêcher de se taper dessus. Comme si l'autre était responsable de la souffrance de l'un et vice-versa. Et un autre souvenir presque aussi récent : la surprise qui m'a laissé bouche bée de m'entendre traiter de fainéant par de vieilles connaissances, tout ça parce que je ne travaillais pas.
Je marche le long du boulevard. Je vais pas tarder à arriver...
Et peut-être le pire de tout. Oui, je suis sûr que c'est ça le pire de tout : l'indifférence, au fond, de la plupart des gens. Quand ce n'est pas la condescendance. L'impression souvent d'être un moins que rien. L'idée d'en finir, une fois pour toutes, parce que cette situation, elle j'en suis sûr, n'en finira jamais sans que jamais personne ne s'en offusque vraiment, au fond.
Attention à la voiture qui passe au rouge...
Toutes ces histoires, ces démissions, ces blessures et ses rêves avortés d'une société humaine, seulement humaine. L'impression d'être rien au milieu de ces gens qui sont tellement quelque chose, qui savent si bien le montrer et qui, moi, me voient si peu. Alors les yeux baissés, souvent. Et malgré tout, je suis encore là. Et tandis que j'avance sur ce trottoir pareil à des milliers d'autres dans ce quartier quelconque de cette ville quelconque, j'arrive encore par moments à apprécier intérieurement le calme et la douceur d'un jour de beau temps à la tombée de la nuit.
Là-bas, au coin de la rue...
Comment j'ai fait pour ne pas craquer ?
Feu rouge pour piétons, attendez. Vous pouvez traverser. Je traverse. Je franchis la zone de travaux le long de la supérette. J'y arrive maintenant, au coin de la rue... Peut-être vais-je retrouver Valeria ? Ou Robert ? Je lève la tête. Deux ou trois visages connus et seulement les quelques mots inscrits sur l'enseigne lumineuse et la façade teintée de couleurs défraichies de laquelle elle se détache :
L'ESCALE
(café, spectacles, concerts à tout petits prix... et à toute heure !)
J'entends déjà des sons, la musique, des conversations. Un accordéon. Aussi une flûte, je crois. Je ne veux pas désespérer tout à fait mais que c'est dur parfois ! Je suis toujours de ce monde, avec sa foule toujours plus grosse des sans-logis, des sans-papiers, des sans-travail. De ce monde-là, oui. Et je ne veux pas lâcher.
* Le gendarme.
© Souffle Court éditions & Éditions Quart Monde, (2017)
(Ce texte est l'une des nouvelles de fiction sélectionnées après concours et figurant dans l'ouvrage collectif «Le monde changera un jour» publié en 2017 par Souffle Court Éditions et Éditions Quart Monde à l'occasion du 60ème anniversaire de l'association ATD Quart Monde.)
(Vidéo associée : https://www.youtube.com/watch?v=XxJ7NjCYHDA)
https://www.atd-quartmonde.fr/produit/le-monde-changera-un-jour/
Des notes. D'accordéon....
· Il y a presque 7 ans ·mada
enfin lu ce texte dont tu m'avais parlé, vrai que l'indifférence tue.
· Il y a environ 7 ans ·Susanne Derève
Coucou Suzanne, Une précision si cela t'intéresse : il s'agit ici d'une version beaucoup plus courte que celle qui a été publié, qui comprend d'autres volets...
· Il y a environ 7 ans ·frederik
Quel beau texte émouvant...malheureusement réel ! Ne rien lâcher, toujours espérer !
· Il y a environ 7 ans ·Louve
Louve, merci pour ton passage sur ces pages et vraiment toutes mes félicitations pour ton optimisme forcené.
· Il y a environ 7 ans ·frederik
Un beau texte sensible qui serre le cœur.
· Il y a plus de 8 ans ·Ana Lisa Sorano
Avec la crise et le chômage galopant de plus en plus de gens se retrouvent à la rue !.... samedi j'ai donné quelques pièces à ce jeune et son chien.... je n'ai pas osé lui parler....
· Il y a presque 9 ans ·Maud Garnier
Ni indifférence, ni rejet.
· Il y a presque 9 ans ·frederik