Bonjour Madame, vous êtes très jolie ! (1)

lubine-marion-ruaud

A ma Grand-Mère Thérèse

Il fait beau ce matin, je me réveille, et suis heureuse de me lever. Je me trompe en enfilant mes chaussons. Ca me fait rire.
J'emmanche ma robe de chambre et marche doucement jusqu'à la cuisine, le petit déjeuner est prêt. J'attache ma serviette en cravate. J'adore le goût du croissant dans le café. J'ai toujours aimé ce goût. Depuis que je suis en âge de boire du café.
Nana pose ses pattes avant sur ma cuisse. Elle essaie de m'amadouer, et elle y arrive. Une caresse, et la moitié d'un croissant qu'elle happe à toute vitesse ! Je rigole.
Je me lève, et la dame en face de moi me dit qu'il faut se préparer, que ce midi nous sommes invitées. Il faut bien s'habiller ! Elle est gentille cette dame, elle s'occupe bien de moi.
Je veux débarrasser, mais c'est « hors de question, voyons ! Laisse, je le ferai, Maman ! ».
Maman ? Je lui dis oui.
Je retourne vers ma chambre, ma jupe, assortie à mon chemisier, mon collant, ma culotte et mon soutien-gorge sont en présentation sur mon lit fait.
Tiens, j'ai déjà bien travaillé, ce matin ! Ca me fait sourire.
La dame m'enlève ma robe de chambre, ma chemise de nuit et m'amène vers la douche. Elle me lave.
Je faisais pareil avec mes filles, quand elles étaient petites, c'est marrant. Ce sont des bons souvenirs parce qu'elles riaient toujours pendant la douche, elles aussi.
… Ca y est ! Je me retrouve toute habillée joliment, toute parfumée de sent-bon, presque un peu trop maquillée, avec mon manteau, et ma toque en fourrure, devant la porte vitrée de cette grande maison que je ne connais pas. Je tiens la laisse de Nana toute excitée et la dame qui s'occupe bien de moi fait bouger la ficelle d'une cloche marron sur le mur. La porte s'ouvre et « Bonjour ! Ca va Marie-Claude ? » dit la dame. Elle semble connaître l'autre dame en tablier. Bien habillée aussi. Le tablier me sourit, me fait deux bises, et me demande si je vais bien. Bien sûr que oui, Nana est avec moi, la dame qui s'occupe bien de moi s'occupe bien de moi, et je rencontre des gens que je ne connais pas ! C'est excitant !
Nous rentrons dans la maison, il y a déjà du monde. Ho ! Que tout le monde est beau !
Je ne connais personne.
Ils m'accueillent tous avec un sourire jusqu'aux oreilles. Alors moi aussi je souris !
Une grande table est mise dans la salle à manger avec de belles assiettes, des verres en cristal, une nappe et des serviettes brodées avec des initiales, comme je sais faire. Ca fait un moment d'ailleurs que je n'ai plus brodé, il va falloir que je m'y remette.
Il y a deux marches pour descendre dans le salon, alors un jeune homme me donne le bras. Je ne comprends pas pourquoi, je peux descendre toute seule quand même !
Le feu dans la cheminée semble être allumé depuis un moment déjà. Moi j'ai fait casser toutes les cheminées de ma maison en emménageant dans une échoppe de Bordeaux, il y a quelques années. Je n'aime pas les cheminées, et Maurice a fait comme j'ai voulu. Maurice, où est-il d'ailleurs ?
Au fond du salon, dans un coin à côté de la fenêtre, il y a un sapin tout décoré. Il est magnifique, rouge et doré, et la crèche en bas est très grande, avec plein de santons, du papier décor montagne, des brins de foin et de paille, un petit lac où
on se voit dedans, et le petit Jésus au milieu de sa famille nouvelle.
Il y a des cadeaux tout autour et tout le monde rit et sourit. Alors moi aussi, je ris !
Les plus jeunes distribuent les cadeaux, et à moi aussi ! Ca me fait bien plaisir, c'est marrant qu'ils aient des cadeaux pour moi, comment ils savaient que j'allais venir ? Une eau de toilette, la même bouteille que j'ai déjà deux fois sur la tablette de ma salle de bain. Des chocolats, bon, tant pis, je préfère les pâtes de fruits. Je les donnerai à Nana. Une plante… Merci. Merci. Vraiment.
A table, les gens autour de moi me parlent comme si j'étais un peu sourde, un peu fort et lentement… mais je les entends très bien ! Sauf que ce qu'ils racontent, ne me touche pas. C'est normal ils parlent de leur vie, de leurs souvenirs, de leurs parents, de leurs cousins, du président de la république, de Marine qui s'est mise au théâtre, de Stéphane qui s'est acheté une nouvelle voiture, de la retraite de Serge, de la peinture sur porcelaine de Marie-Claude, Marie-Claude… ha oui, la dame au tablier. Elle est jolie d'ailleurs cette dame. Enfin, cela semble intéressant, mais bon, il y a Nana à sustenter, aussi.
Après manger, tout le monde demande à l'homme qui embrasse Marie-Claude de chanter. Comme tous les ans, apparemment. Alors il s'installe dans la pièce où il y a un clavier, un ordinateur, un micro, un gros appareil avec plein de boutons de dessus, plein d'autres petits avec des boutons dessus, un fauteuil, quatre guitares. Il prend une des guitares et s'assoit par terre, en tailleur.
Il commence à promener ses doigts sur les cordes, et nous explique qu'il n'a rien préparé, que sa voix est un peu blanche, tout le monde rigole et lui dit que c'est comme tous les ans ! Apparemment.
Alors il s'échauffe un peu la voix, et les doigts, et commence à chanter. C'est bizarre, l'air me dit quelque chose, et les paroles aussi. Selon les chansons, certains rigolent, ou pleurent. J'ai l'impression que je peux en chantonner quelques unes avec lui. Ca me fait sourire. C'est dommage, j'aurais bien aimé que Maurice soit à côté de moi pour partager ce moment. D'ailleurs la dame au tablier ressemble beaucoup à Maurice, si j'ose la regarder bien.
A la fin du concert, la dame qui s'occupe bien de moi, que Marie-Claude appelle Dominique, me demande si ça m'a plu. Bien sûr que oui ! Il a la même voix que Jean Ferrat, alors j'aime beaucoup ! Mais je crois que mon chanteur préféré c'est quand même Luis Mariano !
Les lumières se rallument, Dominique…, oui, c'est ça, Dominique, se lève et dit à la dame au tablier qu'il est tard et qu'il va falloir rentrer. Alors la dame au tablier - tiens, elle ne l'a plus d'ailleurs - lui répond que non, que « vous pouvez bien rester encore un peu, ça fait longtemps que Maman n'a pas vu toute la famille ! ».
Maman ?
Les deux dames se chamaillent un peu, comme elles l'ont fait tout à l'heure, et puis aussi pendant le repas. Mes filles aussi de disputaient tout le temps, pour des riens. Ca me fait rire.
« Hé ben Mamie, ça te fait rire ? Mais tu sais bien que Maman et Tata se disputeront toujours ! » me dit une jeune dame brune très jolie. Je la regarde comme une étrangère, je lui dis « Bonjour Madame, vous êtes vraiment très jolie ! » et je lui souris. Alors elle me demande si je ne la reconnais pas, parce que ça fait trois fois aujourd'hui que je la trouve jolie. Je réponds que non, puisque je ne la connais pas.
- « Mais si, Maman, c'est Marion, la fille de Marie-Claude, ta petite-fille ! » dit la dame qui s'occup… enfin, Dominique,
- « Maman, c'est ma toute petite fille qui a 33 ans ! » dit la dame qui n'a plus de tablier.
Et je regarde toujours la jeune dame brune.
- « Non, Marion c'est pas elle, elle n'est pas comme ça, je m'en souviens parce qu'elle venait manger le midi chez moi quand elle était au lycée. Elle est bien plus jeune. » Je dis.
La jeune dame brune se met à pleurer devant moi, et son maquillage coule un peu le long de ses joues. Marie-Claude essaie de la réconforter. Mais en vain. Ca me fait un peu de peine. Je veux demander à Maurice, mais il n'est toujours pas arrivé. Mon regard cherche mes souvenirs, mais non, Marion, ce n'est pas elle.
Tout le monde me dit au revoir, à bientôt, et la dame qui s'occupe bien de moi me fait rentrer dans la voiture. Elle claque la portière. Nana est sur mes genoux.
La jeune dame très jolie me fait un geste de la main, elle a froid, dehors, sans manteau ! Il fait nuit.
Et je peux voir à travers la vitre fermée, sur ses lèvres mouillées entre deux sillons de larmes noires, qu'elle me parle. Je n'entends pas. Je ne comprends pas. Je lui souris.
« Au revoir, Mamie.»


Juin 2012
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