Być może *
voda
Cela fait des années que ce parfum me suit. Je l'ai croisé l'autre jour au Louvre, au détour d'une galerie. Il vient me surprendre dans une aérogare. Parfum si caractéristique, je le retrouve parfois dans les eaux de toilette bon marché. Peut-être n'est-ce-qu'une illusion ? Być może...
C'était en 1988. J'avais quatre ans. Les premières coopératives prenaient leur essor pendant la période de la perestroïka. La libre entreprise à petite échelle était tolérée. Partout florissaient des kiosques où se vendaient des babioles en tout genre. Ekaterina Pavlovna, ma mère, brillante spécialiste en histoire militaire, possédait des talents indéniables dans le prêt-à-porter.
A cette époque, l'URSS amorçait tout juste son ouverture. Les idées les plus folles faisaient un tabac. C'était une période de formidables excès. Ekaterina Pavlovna et ses amis de l' institut océanographique de la ville de K étaient tout sauf dépourvus d'imagination...
Je me souviens de cet appartement rempli de peaux de requins braconnées dans les mers chaudes via les expéditions mandatées par les autorités pour faire de la recherche.Toute cette matière autrefois vivante, étalée à travers les pièces et les couloirs de l'appartement de ma mère, à même le sol, avec cette entêtante odeur de formol.Insouciante, je m'amusais à courir de chambre en chambre pour terminer - clou du spectacle- dans la salle de bains de cette vielle krouchtchiovka**. Sergueï, océanographe plongeur émérite et accessoirement amant de ma mère, s'affairait dans cette pièce avec des dizaines de petits requins qu'il sortait de bocaux pour ses travaux après les avoir soigneusement nettoyés à l'eau claire dans la baignoire.
L'appartement de Ekaterina Pavlovna était un véritable laboratoire d'expérimentation. Sergueï s'amusait à m'effrayer en brandissant des requins avec leurs petites gueules entrouvertes au dessus de ma tête. L'appartement empestait et, à ma grande joie, j'étais libre de faire ce que bon me semblait. Je m'amusais ainsi à manipuler les cosmétiques de ma mère et ce flacon de Być może, dont j'adorais sentir les effluves tandis qu'elle taillait à l'aide de morceaux de savon , découpait et séparait les majestueuses peaux de requins. Les parties informes reprenaient progressivement vie au contact de la merveilleuse machine à coudre de Ekaterina. Des tailleurs sortis tout droit de films de science-fiction s'alignaient sur le balcon de l'appartement, sous mon œil attentif. J'étais à moi toute seule, un inspecteur des travaux finis. Plus tard, ces robes, vestes et corsets allaient épouser les formes graciles des mannequins que ma mère habillait pour les défilés de mode de la ville de K.
Ce souvenir demeure présent en moi à travers ce vieux parfum polonais que Ekaterina Pavlovna aimait tant.Un bien trouvé dans un magasin d'importation qui lui avait été offert grâce à des bons obtenus par l'intermédiaire de connaissances, à l'occasion de l'anniversaire de ses trente ans.
Aujourd'hui ce parfum possède des dizaines de formules dérivées.Mais seule cette note originelle de coriandre mélangée de manière si subtile à cette odeur caractéristique du formol qui se dégageait des restes de ces prédateurs, vient hanter encore ma mémoire.
Une histoire d'un rêve à la fois cauchemardesque et éphémère à une époque où tout commençait à s'effondrer.
Ce parfum valait des kopecks...
Być może*= Peut-être en polonais.
Krouchtchiovka**= immeubles d'habitation comportant un grand nombre d'étages, architecture initiée à l'époque de Khrouchtchev, équivaut actuellement à nos HLM
"Mais seule cette note originelle de coriandre …"
· Il y a presque 6 ans ·Si vous me le permettez...
"Il faut se contenter de la mémoire. C'est là que sont réellement les choses, nulle part ailleurs.""(Annie Ernaux)
anna-c
Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours recherché une odeur qui venait me troubler de temps en temps, puis rarement, plus maintenant. J’ai toujours su que jamais je ne l’identifierais, était-ce même une odeur ?
· Il y a plus de 7 ans ·Hervé Lénervé
à lire agréable
· Il y a presque 8 ans ·mada
Je vous remercie Mada.
· Il y a presque 8 ans ·voda
Mada écrit elle aussi de fort jolies lignes, dans un tout autre genre, mais également très agréable et qui frappe mon imagination.
· Il y a presque 8 ans ·frederik
Enfin un peu de culture slave dans notre monde latino-franco-anglo-saxon :-) ...
· Il y a presque 8 ans ·frederik
Merci encore pour tes lectures,Frédéric.
· Il y a presque 8 ans ·voda
Pas de quoi :-) Un vrai plaisir cette sensibilité venue de l'Est qu'accompagnent de très intéressantes musiques et des chants débités pourtant dans une langue totalement inconnue de moi... je trouve cela rafraîchissant au figuré et chaleureux pour le corps et l'esprit.
· Il y a presque 8 ans ·frederik
De Moscou je me souviens du Goum...
· Il y a presque 8 ans ·Marcus Volk
Et moi le froid après m'être baignée dans l'eau glacée et le plaisir d'une course...
· Il y a presque 8 ans ·voda
Russe d'origine ?
· Il y a presque 8 ans ·Marcus Volk
1 an plus tard, depuis Abidjan j'écoutais à la radio, avec la plus grande des stupéfactions, tomber le mur de Berlin...
· Il y a plus de 8 ans ·teacheart