Ce que les grandes choses ne disent pas. Fragment second.

thib

Photographie Vincent Descotils.



« —L'Eva, y faudra aller voir c'te bête là. Elle a dû se noircir le sang depuis les jours et ça commence à faire peur aux autres. »

               

La voix de la vieille femme était pointue, toute en tranchant. La voix de ceux qui n'ont rien connu d'autre que ce qu'ils ont pu râteler vers eux avec tout leur travail. Ça sentait le tabac et le sang caillé, les épices, la lessive et tout de même un peu de fruit.


« —Mais Manon, qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse, à ce taureau-là ? Il est tellement plein de hargne que ça ne lui ferait rien de m'éventrer. Hier déjà il a manqué se crever l'œil à la fourche. C'est tout juste s'il ne piétine pas la ferme. Je ne vais pas le rendre doux juste de la couleur de mes yeux !

—Alors je ne sais pas. Il faudrait bien le changer de place.

—A le mettre dehors, on lui offrirait toutes les saines à étriper.

—Et de là où il est c'est comme s'il pissait sur celles qu'on soigne. Et ça ne sera pas dit que je me débroussaille pour qu'elles crèvent de peur, ah non.

—Le mieux alors serait d'aller chercher le Jules, il en versera le prix.

—Ah si mon fils était là, on aurait déjà le sang aux coudes à force de tailler la viande. Mais enfin, je suppose bien que ni toi, ni moi ou la Paulette n'allons y faire pour cette besogne. »

               

Elle enfonça la branche d'acier qu'étaient ses yeux dans ceux de sa bru.


« —C'est moi qui vais aller voir au Jules. Tu as encore un teint de craie et tu devrais t'occuper un peu à autre chose qui tienne compagnie. Mais à quelque chose tout de même. Et puis tant que j'y suis, j'irai chercher le sel, et j'essaierai de trouver à m'arranger pour le bois qui est resté. C'est pas à nous que nous allons le tirer ici dessus, ça serait trop de temps perdu. Pour toi, reprit-elle, Paulette est au jardin, mais c'est le jour du pain. J'ai déjà du bois au four, ramènes-y le feu et puis n'aie pas peur de trop faire, le pain c'est bon pour tous. »

               

Il y eut un soupir et les oiseaux volaient.


« —Je sais comme ça coûte. Croies moi. Mais planter sa douleur ne donne que la famine. »

               

Sa lèvre trembla. Elle fit un grand geste, qui embrassait les arbres, les bêtes, le lointain du ciel et du plateau.


« —Il aimait vivre. »

               

Longtemps après qu'elle fut partie, sa main pesait encore sur l'épaule d'Eva.

               

Elle voulut retourner, avant qu'on l'enlève. L'animal avait, comme elle, mal à l'Olivier. Le temps ne fait pas toujours tomber l'ivresse qu'on a de la douleur. Et tous les deux buvaient la même bouteille ; ce fameux là qu'ils avaient trouvé, tout blanc d'œil, au fond du fossé à côté de l'homme, et elle veuve. Elle avait monté une garde aride dans la chambre, en refusant de manger. Comme enracinée dans un sol devenu trop acide.  C'était sur le lit. Raide. Sanglant. Si sanglant que ça ne ressemblait pas. Cette chair ne pouvait pas être la sienne. Cet amas de viandes, dont les os formaient des angles terribles, n'avait pas pu lui dire, et la toucher. Non. C'était d'un mort. Comment se dire que ça ait eu une voix, que ça ait ri, que c'était beau, que sous ces bras elle ait un jour vécu et respiré. Elle ne se souvenait pas de tous leurs mots, aux autres. Juste que le taureau avait été là, avec toute cette crème battue sous la paupière, peut être une patte rompue, peut être autre chose. Il avait été là dans cette chute qui ne s'était arrêtée que bien plus bas que les rochers. Elle se souvenait du cadavre, qui se creusait dans les couvertures, et qu'on ne comprenait pas, un accident, un éboulement, il avait pourtant la main sûre, le geste qu'il faut, celui-là. Loin de cette jeunesse qui s'aveugle de spectacle en parcourant les lacets à la volée. Elle n'avait pas su écouter. Juste sur le lit cette mort qui venait habiter, sans invitation. Qui s'arrogeait mais de quel droit, sans qu'on ait un mot à dire, des corps où il n'y avait jamais eu que la vie. Elle n'avait pas beaucoup repensé à la bête. Tout juste si elle ne l'avait pas oubliée. Jusqu'à ce que ça commence à se faire entendre comme une eau qui coulait entre les pierres des vieux murs.

              

Il était là où on l'avait mené, dans un box isolé, au fond de l'étable. Dans l'accident, il avait dû avaler des quantités colossales de colère et de peur. Son poil d'argile était plus roux que jamais. Sans parler de toute la douleur de sa patte, et puis la solitude qu'on avait mise avec lui dans si peu d'espace. On sentait que tout ça faisait beaucoup, presque trop pour l'endroit. On sentait que ça manquait de pâturage, d'espace, parce qu'il y avait ce grondement au bout du silence. Les poutres tremblaient en versant de la poussière qui fumait dans les rais de lumière. Le taureau frémissait, lui ; les muscles terribles de son fanon se tendaient, ceux des épaules écumaient, il était tout entier comme une barre d'acier qu'on a frappé. Son poitrail, ouvragé dans le vent comme une feuille de chêne, d'une largeur de voûte, s'armait sombrement. Et à la place du blanc, il y avait maintenant autour de ses pupilles une grande méfiance. Quand Eva s'approcha, il ouvrit les naseaux et tapa lourdement des cornes la poutre épaisse qui le maintenait en criant de longs mots noirs comme de la suie. Elle recula vivement. Des lianes de bave coulaient à terre. Ils avaient passé sous lui de grandes et solides lanières de cuir qui, sans lui faire totalement perdre pied, l'empêchaient de balancer tout son poids dans un mouvement. Sans quoi il aurait fait sauter tout ça d'un coup, rien qu'avec cette grande colère de dedans. Il avait dû essayer, à en croire l'odeur. Une d'étincelle qui pesait bien sur le sol, comme un manteau de braises. Une d'impuissance, de force sans appuis.  

               

Elle tenta encore de s'avancer. La bête mugit et s'ébroua, sa lourde tête donnant de chaque côté dans le bois. C'est comme ça, alors ? Finalement même les hommes finissent par arriver au bout de leur connaissance devant ces choses. On t'enferme, on enferme la peur. Toi, le beau. C'est de la folie qu'il faut ! Si on t'écoutait mieux tu dirais tout comment c'était. Faut que tu nous pardonnes, nous, on n'a pas d'idée. On est maîtres de rien. Pas même de soi. Non, de rien.

               

Au fond les jours sont passés bien froids. Ces derniers, on a vécu même comme en hiver. C'est les trop grandes plaies, ça, c'est la tête qui se défend contre le cœur. Il y a des parfums, du mai, il y a les fleurs et les bêtes, oui, il y a bien tout ça. Mais c'est comme derrière de la glace, au fond d'une eau qui gèle et nous tout au milieu, sans rien vouloir que ce froid-là qui ne fait pas de vague, qui ne désespère pas. Pour être au loin de tout, au loin du flot, de l'épaisseur et de la force qui ne suffisent pas. Tu sais peut être, toi, que c'est parfois trop têtu pour être bon. Toi, parce que tu nous as donné tout ce qui tire des charrues sur le plateau. Le père. A la merci des hommes. C'est donc cette folie qui nous dirige, la peur. Que t'a-t-elle fait ?  

               

A le regarder, prisonnier comme ça, et avec aux côtés cet isolement qui demandait, il y avait de quoi se mettre la main sur le ventre. Il était allé trop loin. On sentait dans ses yeux la grande chose, et que ça le tenait. Et quelque chose se rompit en elle. Ce fut comme un printemps de montagne. Les grands glaciers se mirent à fondre, en même temps de dehors et ça faisait toute une écume verte, avec des cavalcades de mousse et de pierre ; et de dedans où une large eau bleue se mit à creuser le joug. Et puis d'un coup elle creva. Alors les flots se jetèrent l'un contre l'autre, férocement, sans parvenir à bien se mêler. Ils broyèrent des arbres, à grandes bouchées, se battant toujours, et dévalèrent. Elle trancha les sangles d'un coup de serpe. Il y eût un instant, dans le murmure de ses larmes, où rien ne sembla changer.

               

L'animal s'éblouissait de son poids retrouvé. Il leva un sabot, frappa la terre battue. Et se jeta contre la poutre. Toute la charpente sursauta, comme d'un coup par-dessous. L'étable se tut, se tassa en attendant la charge suivante. Eva ne comprit pas d'où ça vînt. Le bois explosa devant la boucle énorme du poitrail et le bâtiment gémit, puis chancela. Elle se protégea le visage des bras et tomba en arrière. Le taureau sortit dans un éboulement de poussière. Tout autour d'elle, les autres bêtes, effrayées, hurlèrent. Le lourd galop s'éloigna en remuant les murs. Au loin retentit un affolement comme si le pré des Sources se déchirait. 



  • Merci pour ces partages. Fiona a raison, c'est apaisant de vous lire, ça vient du dedans vos mots, là où on n'a pas besoin de fioritures

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Loin couleur

    julia-rolin

    • Il faut être plusieurs pour partager. Alors merci d'y prendre part Julia.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Vie1

      thib

  • J'ai eu envie de le relire ce matin, avant de commencer... en fait, j'en avais besoin. Cette chanson, je ne la connaissais pas, elle est juste... Merci. merci merci.

    · Il y a plus de 8 ans ·
    248407193 78b215b423

    ellis

    • J'aurais pas dit... mais ça me fait plaisir, d'ajouter une corde à tes feuilles de menthe. Merci la belle, tu sais. Ils viennent où ils vont ceux là.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Vie1

      thib

  • Que dire que je ne vous ai déjà dit ? J'admire votre simplicité qui vient de loin et qui ouvre l'œil sur tout un monde. Chaque fois que je vous lis, un vent révigorant souffle, une paix indicible, une tendresse pour les personnages montrés. Si j'admire aussi beaucoup les musiques qui accompagnent vos écrits, celle-ci m'a particulièrement touchée. Les paroles, l'air, tout.

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Mai2017 223

    fionavanessa

    • Fionavanessa... Merci pour ton regard à toi, toujours sensible. Et puis de t'investir autant, parce que, eh bien, c'est rare et ça mérite qu'on t'en remercie davantage.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Vie1

      thib

  • Merci Thib...

    · Il y a plus de 8 ans ·
    12804620 457105317821526 4543995067844604319 n chantal

    Maud Garnier

    • Pas de quoi Maud. Vraiment pas de quoi.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Vie1

      thib

    • que nenni... merci encore :-)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      12804620 457105317821526 4543995067844604319 n chantal

      Maud Garnier

  • Quel plaisir de te lire ... c'est dense ... cela monte en puissance ... toujours cette belle plume, merci Thib

    · Il y a plus de 8 ans ·
    W

    marielesmots

    • Mais de rien Marie, le plaisir est pour moi.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Vie1

      thib

Signaler ce texte