Cinquante nuances d'Usés

Fanny Chouette

Peut-être avez-vous eu vent de ce roman d'E.L James, Cinquante nuances de Grey, savante mixture (s'il en est) érotico-sado-maso-soft, déjà vendu à quelques 20 millions d'exemplaires sur le seul sol américain et fraîchement arrivé en France. Nourri aux stéréotypes, style aussi plat que le Pays et autres situations téléphonées, les critiques ne manquent pas de se faire les griffes sur ce concept né de l'adaptation - par les fans - de Twilight, en en détournant le scénario.


Partout, peut-on lire : "Vos enfants lisent Twilight ? Vous lirez Fifty Shades of Grey."
"Cinquante nuances de niais", c'est tout pareil en un peu différent, et destiné à notre Troisième âge chéri.

 

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Jean-Louis a soixante-douze ans, bientôt quatre-vingt-cinq. C'est un homme plutôt bien conservé pour son âge, bien que sa date de péremption coïncide avec le grand saut dans le vide de Mike Brant. Mais Jean-Louis reste un bel homme à mes yeux (qui affichent respectivement -2 et 1 au compteur, mais passons, puisqu'on ne voit bien qu'avec du beurre). Fidèles époux depuis quarante-trois ans, le poids de la routine ne pèse que très peu sur notre quotidien palpitant.

Tous les jours, j'enfile mon tablier avant de déambuler  derrière les fourneaux afin de lui cuisiner amoureusement l'un de ses deux plats favoris : les tripes en sauce et le hachis Parmentier. Mon Jean-Louis est un grand romantique. A chaque repas, il dispose un magnifique chandelier au centre de la table, entre mon verre à dents et son bavoir. A cet instant précis, le temps semble comme suspendu, muet face aux souvenirs de nos jeunes années.  Jusqu'aux environs des 13h45. La minuterie nous tire alors doucement de cette bulle intemporelle. Je me lève, débarrasse la table,  puis reviens réveiller Jean-Louis, en pleins songes, la tête dans son assiette vide.
Il ouvre une paupière et son visage s'illumine de malice. C'est le moment. Il sait. Et je sais qu'il sait que je sais. Et comme nous savons (celui de Marseille, c'est le plus doux pour les mains qui plissent), il file au salon préparer ce que nous avons baptisé notre « Grand-Huit ». Ainsi, pendant que je m'atèle à la vaisselle avec sensualité et tassement de vertèbres, mon Jean-Louis se charge d'allumer notre poste de télévision et de guetter le générique annonçant les « Feux de l'Amour ».
Environ quinze minutes plus tard, la vaisselle du repas et nos verres à dents exposés sur l'égouttoir, je retrouve mon Jean-Louis  en chemin pour le salon. Trois mètres en dix minutes, c'est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup. Il flingue son record de jour en jour. Il est épatant, mon Jean-Louis.
Après l'avoir déposé sur le canapé, fort de ses vingt-et-une minutes de trajet cuisine-canapé, j'invite notre écran cathodique à nous livrer son lot de surprises quotidiennes. Parce que c'est le moment. Celui du « Grand-Huit ». Lorsque débute le générique, mon Jean-Louis retrouve instantanément la fougue de ses vingt ans. Il se sent pousser des ailes qui l'envolent jusqu'à la table basse, de laquelle il revient en arborant fièrement son café avec sucrette, trophée valant bien toutes les batailles.


Surviennent ensuite les traditionnelles pages de publicité, après quatorze minutes d'action télévisuelle intenses et trois endormissements-réveils successifs de mon Jean-Louis. Chaque jour, j'attends cet instant comme une fraise trop mûre espère sa cueillette. Ayant renversé un bon tiers de son café narcoleptique sur sa chemise insolite,  Jean-Louis devine que ma main droite va bientôt se poser quelque part entre le premier et le quatrième bouton de sa chemise, avant de lui murmurer  à l'oreille :

 -   Mon Jean-Louis, tu es encore tout caféiné.  Et mon petit doigt me dit que tu t'es imprégné de cette chaleur comme un miroir de salle de bain vole les volutes de buée soupirés par un bain trop chaud. 
Ces mots suffisent à faire partie mon étalon de tiercé au quart de tour. 


A la cinquième page de pub – illustrant les mérites du monte-escalier Stana – les choses s'emballent. Ma main, immobile (et un peu collée par la sucrette) sur le torse de mon Jean-Louis, me transmet les battements de son cœur qui s'en vont crescendo. La course est lancée, les jeux sont faits. Tel un jockey bravant gravier et moustiques sur les dents, mon Jean-Louis s'emporte, le Grand-Huit approche, il le sait. Et je sais qu'il sait que je sais. Et comme nous savons (non, je ne vous referai pas le coup de celui de Marseille, bien que cuisiné avec du bœuf bourguignon, c'est délicieux), je sens sa main se poser doucement sur ma cuisse. Je frémis. L'instant de tous approche. Mon Jean-Louis plonge alors sa pupille coquine dans mon oeil de verre. Il a quelque chose derrière la tête, je le vois bien : un très joli coussin aux motifs baroques parfaitement assorti à mon divan rouge turquoise qui maintient sa nuque. C'est alors qu'il me dit :

-  Mon Huguette, tu le sais. Le Grand-Huit, c'est maintenant. Tu le veux ton Grand-Huit, hein mon Huguette, tu le veux ?

Doux Jésus. Mais que répondre face à tant de virilité, tant de provocation ? Je le veux, ce Grand-Huit, il le sait. Et je sais qu'il sait que je sais. Et comme nous savons (pensez à bien assaisonner les carottes avant de les faire mijoter avec le bœuf, c'est important pour les saveurs), mon Jean-Louis ne me laisse pas le temps de lui formuler mon désir qu'il s'appuie déjà sur ma cuisse, élan nécessaire pour s'extirper du profond canapé. Après quatre tentatives, mon fougueux étalon se dresse devant moi, tel un cheval fou cabré à l'arrivée de la course de toutes les victoires. Sous mes yeux qui le dévorent d'envie, il dégrafe sa ceinture avec une délicatesse animale qui me rend fiévreuse. Me fixant en esquissant un sourire édenté à vous faire chuter le mur de Berlin, il envoie valser ladite ceinture trente bons centimètres plus loin. Le moment est venu. Et n'attendant que mon signal pour s'élancer tel un toréro chaud bouillant prêt à encorner tout ce qui remue :

-  Vas-y mon Jean-Louis, fais-moi le Grand-Huit ! Vas-y !

Feu d'artifice dans notre salon. Même mon armoire Louis XV sent gonfler son bois vernis devant ce flot de sensualité sauvagement déversé. Plus rien ne l'arrête. Sa chemise déboutonnée au tiers lui prodigue des allures envoûtantes. C'est l'océan qui épouse la marée avant de venir danser sur son intestin grêle. Le ballet commence. Mon Jean-Louis fait un pas en arrière, retrouve un semblant d'équilibre avant de prendre une grande inspiration.

-  Mon Huguette, je vais te faire voir du pays, tutoyer de la hauteur, t'apprendre les sommets qu'aucun explorateur n'aura jamais gravi. Je vais te faire swinguer !

J'ai chaud, tout d'un coup. Mes yeux rencontrent ses hanches qui commencent à onduler lentement.  Très chaud. Les mains à la taille, mon Jean-Louis prend un plaisir délicieux à m'observer, là, à la merci de la rotation féline de ses prothèses. Le "Grand-Huit" est bien là, il prend de la vitesse. Mon Jean-Louis semble alors quitter son corps, foudroyé par une transe qui m'atteint en un éclair. Incapable du moindre mouvement, comme clouée sur mon canapé rouge turquoise, je dévore mon amant éternel du regard. Ce "Grand-Huit" est celui de toutes les hauteurs.
Mon Jean-Louis se rapproche alors, ne cessant jamais ses mouvements de hanches, bientôt rejoints par la danse de son bassin. Notre amour en toile de fond, le voilà peintre de l'instant présent, structurant les détails de ce « 8 » esquissé dans l'air. La température frôle à présent les quatre cent vingt-sept degrés. Mon Jean-Louis est un Dieu, son « Grand-Huit » un poison exquis.
Le coup de grâce arrive quelques minutes plus tard, lorsqu'il m'offre une dernière accélération, donnant férocement envol à sa – seule – mèche de cheveux.
C'en est trop. Je défaille.
Et lui aussi.

Notre instant se ponctue, nous offrant de flotter quelques secondes encore entre ici et ailleurs avant que la réalité ne déverse mon Jean-Louis, tout bringuebalant, sur le canapé. Dans un râle à la mesure de sa prestation, l'homme aux tripes en sauce agrippe une seconde fois ma cuisse, dernier frisson avant arrêt complet de la machine. Bien qu'essoufflé, mon Jean-Louis ne tarde jamais à briser le fragile silence « d'après ».  Aussi, c'est en s'y reprenant à trois fois pour reboutonner sa chemise convenablement qu'il me susurre au creux de l'oreille :

-  Putain, j'ai vraiment plus vingt-ans pour ces conneries, Tiens, tant qu't'es debout, ramène-moi mes dents.

La page de publicités se referme. La réalité reprend ses droits. Nos verres à dents sont enfin secs et mon armoire Louis XV retrouve des couleurs.
Seconde partie de notre épisode quotidien.
Paul Newman se ressert un verre de Sotch, et mon Jean-Louis sa ceinture.

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