Corporate Fuck

Jean Louis Michel

     Imaginer une histoire très courte, quelque chose de percutant, direct, avec un début, un milieu et une fin. Trouver l’idée du siècle, une « It Story » décalée, branlante du manche mais solide quand même – enfin, jusqu’à ce que quelqu’un tombe… écrire une short story qui ne fasse pas quinze pages et qui rassure – Au moins si c’est mauvais, on n’aura pas perdu trop de temps à la lire ! Hein ?!


     L’idée du siècle ? Bande de tarés ! Les mêmes histoires, longues ou courtes se recyclent à l’infini depuis Homer : des histoires d’amour, de baston et de haine ; des histoires de voyages, de tromperies et de cul, avec une femme qui reste et un marin qui se tire.
Mais l’idée, pour une fois, il se pourrait bien que je la tienne.


     Que je vous explique : Il m’est arrivé UNE fois d’écrire un bon truc. Un polar urbain avec tous les ingrédients. Une fille en détresse, un vieux flic un peu alcoolique sur le retour, des méchants, quelques cadavres, bref, le genre de littérature que tout le monde a déjà lu. Sauf que c’était bien foutu – c’est pas pour me lancer des fleurs, mais ça rassure - que les méchants ne l’étaient pas tant que ça, et que la jolie fille était une vraie trainée. A la fin, les méchants changeaient de vie après avoir vu la lumière, la fille se retrouvait crucifiée dans un champ de blé à faire l’épouvantail, et le flic clameçait d’une cirrhose avant la fin de l’intrigue. Quand on est dans la merde, cocotte, il vaut mieux parier sur le bon cheval : la blonde s’était gourée de bourrin et avait fini comme vous savez (crucifiée dans un champ de blé à faire l’épouvantail).


     Un matin de printemps, donc, j’ai fortuitement croisé Bédébeirg, mon directeur de collection chez Gallimion dans une petite rue perpendiculaire au quai des Grands Augustins. Il faisait beau, on s’est posé à la terrasse d’un café et on a causé du temps qui passait et de quelques ragots du milieu. Je n’avais pas grand-chose à dire, alors il s’est senti obligé de me parler comme si j’étais débile, ou comme si j’étais complètement vidé. Il est vrai que je ne lui avais plus rien donné à lire depuis deux ans et que j’avais bouffé le confortable à-valoir de la suite prévue à l’histoire de la belle des champs, mais ça ne valait pas son ton condescendant, à ce connard. Je déteste ces types qui vivent sur votre dos et roulent en Porsche Cayenne pendant que vous vous cassez le cul devant un ordi, sur la table de la cuisine du deux-pièces que vous peinez à louer dans Paris.
Il m’a alors proposé, dans sa grande bonté, de lui pondre une nouvelle, quelque chose de court qu’il avait l’intention d’inclure dans un recueil à paraître chaque année et regroupant des petites histoires comme une sorte de best-of des auteurs maison.


     Je lui ai rétorqué que la nouvelle, c’était pas mon truc. Il m’a répondu « tu te démerdes, t’es un grand garçon, non ? » Je lui ai demandé, balbutiant, ce que j’avais à gagner dans l’histoire, mais c’était gratos. Je trimais juste pour promouvoir ma suite tant attendue et continuer à me faire un nom alors qu’il semblait bien qu’on m’avait oublié. Alors, j’ai passé la soirée, dans mon deux-pièces, à me demander ce que je pourrais bien lui refiler, et c’est là que l’idée m’est venue.


     J’allais raconter comment j’avais rencontré sa femme au cours d’une sauterie mondaine, dans une boite de Bastille à la mode, après le Salon du Livre 2010. J’allais lui décrire par le menu et dans les moindres détails, comment je l’avais sautée sur le capot d’une Bentley, dans un parking mal éclairé, à l’angle de la rue Biscornet, le long du port de l’Arsenal. Je me rappelais chaque grain de beauté, son petit tatouage dans le creux des reins et ses seins refaits. J’allais lui raconter comment elle m’avait trouvé formidable alors qu’elle ne m’avait même pas lu et comment je l’avais trouvée, somme toute, minable, quand moi, je l’avais vraiment bousculée. J’avais baisé « corporate », et c’est ce qui avait importé le plus ce soir-là. Je me rappelais ses mots contre la tôle carrossée, « Prrrend moi à la Hussarrrde ! Vas-y cavalier, chevauche-moi ! Crrravache-moi ! Davaï !» Elle était cintrée, elle avait crié au milieu de la nuit, mais au moins, ses mots, je n’allais pas les changer, pour qu’il les reconnaisse bien. Un peu de poudre dans le nez, et je suppose qu’elle devait servir les mêmes conneries à tous ceux qui la montaient. Ah, ça ! Il allait la reconnaître sa poupée russe !


     J’ai passé quelques heures devant mon traitement de texte pour sortir un texte abouti et bien torché, tout en faisant baisser le niveau de ma bouteille de Jack Daniel’s. Il y avait à peu près tout, dans les moindres détails, et même si je ne me sentais pas plus malin, je me disais que ça ferait bien l’affaire. La nuit était tombée et les néons des boutiques de sapes de l’avenue Magenta clignotaient comme à leur habitude sur le plafond de la cuisine de mon putain de deux-pièces. Je me suis couché content… Et malade. Je me souviens, j’ai gerbé.


     Il s’est passé trois mois depuis cette rencontre. Son Best-of des losers de la maison Gallimion est sorti et je l’ai guetté en librairie. Je n’avais pas eu beaucoup de nouvelles à propos des textes sélectionnés et je sentais une certaine raideur dans la voix que j’avais au bout du fil, quand j’appelais.


     Finalement, un matin, j’ai reçu une grosse enveloppe kraft avec le tampon Gallimion dans ma boite aux lettres. J’ai ouvert fébrilement le paquet et ouvert le bouquin, mais je n’étais pas dedans, même pas déçu. Par contre, il y avait une dédicace, derrière la couverture, et ça disait :

               
                              « Pauvre con ! Mets-toi vraiment au boulot ! »

  • Suivre Le Fox est un gage de qualité ! j'ai bien fait...

    · Il y a presque 12 ans ·
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    lyselotte

  • ..et à nous amuser, Jean-Louis, c'est foutrement bien torché et drôle et sympa.
    Ça, c'est un CDC, ou je m'y connais pas.

    · Il y a presque 12 ans ·
    Photo du 57301621 05    15.55 orig

    le-fox

  • Effectivement, le microcosme de l'édition est un monde à deux vitesses, des auteurs qui ne vivent plus très bien de leur production et des éditeurs qui se gavent. ça n'est pas un cas général bien sûr, il y a des petites maisons d'éditions qui vivent chichement et une poignée d'auteurs qui vivent confortablement, mais ça ressemble de plus en plus à une commedia dell'arte sous speed. là, j'avais juste envie de m'amuser !

    · Il y a presque 12 ans ·
    Stamped 500

    Jean Louis Michel

  • J'adore le texte mais aussi ô combien les tags ... "guerre et paix en vachement court" c'est la classe! Bravo Jean-Louis! C'est extra♥

    · Il y a presque 12 ans ·
    Locq2

    Elsa Saint Hilaire

  • Corporate fuck, hein....?? :)))

    ... ça ne donne pas très envie de faire partie de la corporation en question, mais à part, ça, c'est toujours aussi bien écrit. On est vraiment contents de te retrouver... :-)

    · Il y a presque 12 ans ·
    Jos phine nb 7 orig

    junon

  • excellent Jean-Louis! je me suis bien marrée! une idée fulgurante, c'est clair!

    · Il y a presque 12 ans ·
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    Karine Géhin

  • ;-)

    · Il y a presque 12 ans ·
    Stamped 500

    Jean Louis Michel

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