Couleur café

Pierre Magne Comandu


Je t'ai croisée un jour d'été dans une de ces allées si aveuglantes de blanc et de vitrines au sous-sol de la gare Saint-Lazare ; tant de temps s'est écoulé depuis que mon regard alléché a aperçu tes courbes et ton sourire retroussé, et tu es toujours là, mademoiselle. Je ne vois jamais pourtant celle que tu es, si ton ventre est épais, si tes jambes sont maigres, je voudrais plus longtemps te sentir jusqu'à la fin du jour, m'infiltrer dans l'intime inconnue de ton corps. Tu es silhouette, front de princesse, courbes de sirène. Tu avais de longs bras, des cheveux ondulés. De loin il était difficile de le percevoir et ta peau semblait blanche, mais dès que l'on faisait ta connaissance, et qu'aux yeux d'un homme tu passais du rang de silhouette au rang d'aimée ta peau était hâlée. Tu étais vêtue de vert, de pièces de cuir épais, et d'inscriptions blanches que le noir profond du cuir faisaient ressortir le plus clairement du monde. Tes yeux, un peu allongés, animaient ma démarche d'une curiosité insatiable qui me faisaient de doucement en doucement me diriger vers toi. C'est tout ce que je savais avant que ce jour d'été je ne pousse tes portes.


De même que d'autres passants dans l'attente d'un train vers les côtes normandes ou la proche banlieue, je ne te connaissais pas auparavant ; tu n'es pas de celles que l'on voit en province, on ne te croise que trop rarement dans les petites villes. Tu n'étais qu'à Paris et tu reste à Paris, tu rayonnes à Paris, tes longs bras me capturent à Paris. Dès que je t'ai accostée, dès que je t'ai parlée, dès que j'ai pu voir de mes yeux ce dont tu regorgeais, s'il y a une chose que je n'oublierai pas de toutes ces fois que nous nous sommes croisés, c'est ton odeur, mademoiselle. Dans tes habits de vert et dans ton teint hâlé tu avais une odeur profonde de café. Une simple odeur intense d'arabica que l'on utilise dans les espressos se mélangeait à celles, plus profondes, des arômes de caramel et de vanille dont on parfume les Macchiato, les soirs d'automne qu'aux vitres on voit se lever.


Les vêtements verts épais sur tes bras avaient le grain d'un café non torréfié, je sentais à travers ta manche les aspérités de chaque parcelle de ta peau, j'aurais ouvert ta verte pour les pouvoir toucher et les pouvoir goûter, plonger mon nez intensément à l'intérieur. Tout cela je ferai tout ce qu'il est encore possible de faire pour rester auprès de toi, t'amener un jour enfin sur ma couverture bleue. Je te paierai, mademoiselle, je te serai fidèle, je me droguerai à toi, je m'abonnerai chez toi, j'aurai ma carte chez toi s'il faut que j'aie ma carte pour qu'un jour tu me comptes parmi tes plus fidèles ; pour qu'un jour tu me souhaites un bon anniversaire, pour qu'un jour tu m'offres tes étoiles, pour qu'un jour nous partagions gratuitement des pièces en chocolat et des verres de cappuccino qui portent en eux l'essence de ton parfum et de mes sens, mademoiselle.


Ce jour d'été alors je m'approchais peu à peu ; tes lèvres, pâles, m'étaient proches, avaient l'odeur du lait, et j'aurais goûté immédiatement leur goût si elles ne m'avaient pas parues, à cet instant, brûlantes. Tu m'as demandé mon nom. Je t'ai répondu. Je t'ai vue un instant noter mon nom, tu avais une belle écriture déliée de volutes. Je t'ai entendue me rappeler quelques instants après, tu avais une voix douce dont le timbre féminin semblait être celui de plusieurs voix de jeunes femmes dans un même chœur. À l'instant que ta voix a prononcé mon nom je t'ai prise dans ma main. Ta main était brûlante, nous avons attendu longtemps qu'elle rafraîchisse avant que nos deux lèvres ne se goûtent enfin. De même qu'elles en avaient la pâleur elles en avaient le goût, ce lait, un lait d'enfant, cette odeur de bébé à embrasser qui ne se savoure que sur tes lèvres. J'avais fini cet instant de t'embrasser furtivement, au détour du sous-sol de la gare Saint-Lazare ; je t'ai laissée, alors ; un train allait partir.


Depuis ce jour partout où je passe je te croise, sous la terre des Halles où nous avons vécu les plus beaux instants à regarder les passants, accoudés à la table ; en descendant les pavés au milieu de la rue Lafayette, voir les voitures passer et le Monop' en face ; à l'angle de la rue Montorgueil, dardée d'un profond soleil sous lequel rire et vivre heureux, entre amoureux. Je te vois qui m'attend et nous partageons un instant entre amants d'un jour, boire un café ou prendre un goûter de pain perdu immergé dans du sirop d'érable ; travailler avec un carnet blanc et un ordinateur rétroéclairé de bleu sur une table en bois foncé. Un moment nous nous quittons ; il faut bien que tu partes, il faut bien que tu vives et que tu te reposes. Je reviendrai, demain, à l'ouverture de tes portes que tu m'avais ouvertes. Un soir, après l'heure routinière de ton coucher, promets-nous que nous pourrons explorer ces lieux intimes que nous ne savons pas. Je plongerai le nez la nuit entière dans ta peau de café ; tu déchireras de tes mains tes vêtements verts, noirs, blancs, et passeras tes doigts sur les grains épais de ta peau ; ma main apprendra à ta main les volutes déliées de tes lettres ; nous irons courir dans des lieux reclus des ruelles des Paris, embrasser nos lèvres humides jusqu'à ce que le goût du lait nous monte des lèvres à la gorge ; sentir nos respirations haletantes, boire nos odeurs lactées même jusqu'à vomir, et puis glisser nos mains veineuses à force d'expressos dans nos cheveux ondulés, nous plaquer sur un comptoir en bois foncé et faire l'amour sur le carrelage d'une l'arrière-cuisine.


Mais peut-être ne suis-je pas le seul de la bouche duquel tu entends cela ; peut-être, depuis ta venue sur Paris, tout le monde te rêve et tout le monde t'aime ; peut-être as-tu d'autres amants, les milliers d'amants du forum des Halles, de la rue Lafayette, de la rue Montorgueil et de la gare Saint-Lazare, les millions d'amants de la ville de Paris. De même je te le déclare enfin et tu le sais, de même ces millions t'avouent-ils peut-être sans peur et sans regrets leur amour incroyable.


Je t'aime, Starbucks.

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