Croiser la vie un soir, une Nuit Fauve

elsalib

Paris, trente degrés, vingt-et-une heures : je sors dans ma petite robe à fleurs.

Un soleil de plomb s'abat encore sur la ville et sur les corps suffocants de la capitale, comme dans une dernière tentative pour consumer nos immeubles, pour cuire nos vies, avant de partir brûler l'autre hémisphère. Le sang bout dans nos veines. Ce soir, je n'ai pas le cœur à faire la fête. Je suis seule. Et pourtant, FAUVE m'attend sur le parvis de l'hôtel de ville.


Je n'ai pas le courage de descendre dans les entrailles puantes du métro parisien. Malgré la distance, je décide de faire marcher mes petites jambes, de respirer. Sur ma route, dans ma courte robe à fleurs qui vole au vent, je croise un CRS armé jusqu'aux dents. Puis deux, puis trois, et une marée de flics parmi lesquels touristes et badauds essaient de se frayer un chemin du côté de la place des Vosges. Des rues condamnées. Et la radio du fourgon qui ne cesse de répéter que ça dégénère du côté de Rivoli... C'est l'été. C'est l'heure du concert. Contraste improbable avec la manifestation pro-palestinienne interdite quelques jours plus tôt par le gouvernement.


Je suis « une » parmi la foule. Au cœur de la foule. En face de la scène. Mais suis-je à ma place ? Je regarde autour de moi, je vois un groupe d'adolescents se charrier à coup de « Kevin, qu'est-ce qu'elle dira ta mère quand tu lui avoueras que t'es pédé ? » et « J't'emmerde mon gars. » Mais moi, je ne suis pas là. Je suis à la une des journaux. Je suis en Palestine, en Israël, et je désespère de comprendre. Je suis à la frontière ukrainienne en train de compter les morts, seule, la gorge serrée et l'estomac noué. Et le cœur ?

Et puis brusquement me voilà de retour : les lumières s'allument. Pendant que les voitures brûlent à Barbès, les cœurs s'enflamment aux pieds de la scène, et c'est sur fond de sirènes culpabilisantes que débute le concert.


Les chansons s'enchaînent, frénétiques. Oubliez l'album, oubliez l'EP. En live, on lâche les fauves. Nous sommes de ceux qui ne renoncent pas, des chiens enragés, des teigneux, des acharnés, nous sommes de ceux qui comptent bien devenir capables de tout encaisser. Sur la musique on va on vient. La tête haute, un poing sur la table et l'autre en l'air. Etcetera, etcetera.


Cinq veinards sur scène. Eux-mêmes semblent ne pas en revenir de leur  « success story », de cette foule qui s'étale devant eux et à perte de vue, et qui lève le poing, et qui chante, et qui se laisse aller au rythme de la musique et des images projetées sur la scène. Et nous, à leurs pieds, on vibre ensemble, on sue ensemble dans la chaleur nocturne, on est une marée humaine infinie à y croire encore un peu.

Alors oui, c'est sans doute un peu facile. Facile de se plaindre de la ville lumière, de la vie dorée du citoyen moyen qui se perd dans un job aliénant, tandis que le SDF en bas de la rue crève la dalle, tandis que naît une petite congolaise, déjà séropositive, tandis qu'une dizaine de civils palestiniens se font exploser dans le dernier raid à Gaza. Si j'étais clouée à l'hôpital avec une leucémie, j'aurais sans doute envie de péter le nez de ces geignards et de les secouer jusqu'à ce qu'ils saisissent leur chance. Mais finalement, n'est-ce pas précisément ce qu'ils ont fait ? Saisir leur chance. Secouer toute cette jeune génération pour qu'elle fasse de même. Pour qu'elle se pose les bonnes questions. Pour qu'elle se batte pour un monde meilleur. Pour qu'elle se trouve.


FAUVE, ce n'est pas Mozart. Ce ne sont ni des virtuoses ni de grands compositeurs, ni de grandes voix. FAUVE c'est un cri fulgurant. Un cri plein d'espoir, un cri d'amour fédérateur, qui réveille l'endormi dans sa routine, qui cherche du sens. Combien de dizaines de milliers étions-nous ce soir-là sur la place de l'hôtel de ville ? Combien à se sentir vivant dans cette masse ? Combien à braver la pluie orageuse, les manches relevées, prêts à en découdre avec le blizzard ? Une goutte, deux gouttes, trois gouttes. Je ne crois pas avoir été la seule à prier pour que l'averse nous trempe jusqu'aux os.

FAUVE pour se sentir vivant. Vivants et unis. Tu entends ça, le blizzard ?

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