Cupidon intérimaire (et bénévole !).

 Dites donc ! C'est sur moi que ça tombe !

On sonne à ma porte, vers dix heures du soir, juste quand, tranquille, je goûte un moment de solitude féconde en relisant les poèmes de Ronsard.

Par l'oeilleton de la porte, ce que je vois, c'est un petit ventre tout rose et un nombril. Bon ! J'ouvre.

Un angelot joliment  frisé, avec ses petites ailes,  est en vol stationnaire. Il a un arc accroché à son dos, un carquois, des flèches brillantes. Tout souriant, il demande:  "Je peux entrer ?". Ben oui.

Il vole vers le plus proche fauteuil et descend verticalement, se pose, replie ses ailes. Moi, je choisis le canapé.

"Pas besoin de te présenter !" affirme le gamin. "Ton nom est sur la porte."

"Et vous, pas d'erreur, vous êtes Cupidon ! Alors c'est donc vrai ! Vous  faites naître l'Amour !"

"C'est ça ! Depuis super longtemps, depuis toujours, en fait."

" Vous voulez boire quelque chose ?"

"Du vin blanc, sec, si tu as! Pour changer de l'ambroisie qu'on se tape chez Jupiter. Et tu peux me tutoyer."

Je nous sers deux grands verres de Gros-Plant bien frais, et laisse la bouteille sur la table. Il boit d'un coup, demande: "Tu m'en remets, dis ? Pour ce que je vais te demander, il me faut du remontant." Allez, zou, je lui re-remplis son verre et avale le mien pour ne pas être en reste. Il soupire, se tortille, décolle de quelques centimètres, se rassied. Je l'encourage: " Alors ? C'est quoi le problème, Cupidon."

Il boit encore une longue gorgée, repose son verre et déclare: "Je suis amoureux."

Oulah ! J'ai la politesse de ne pas éclater de rire, en prenant un air attentif.

"Toi ? Mais comment. ?  L'amour vient de tes flèches, alors..."

"De leurs pointes, oui ! Et c'est la première fois, depuis tous ces nombreux millénaires pendant lesquels j'ai bien bossé, que j'ai eu cet accident: Il y a dix minutes, je me suis piqué à l'une de mes flèches, et voilà, je suis aussitôt tombé amoureux d'une des Bacchantes de mon collègue Pluton."

Je considère la situation avec intérêt. "Bon. Et ça change quoi, pour ta fonction de Semeur d'Amour ?"

"Tout. La Règle Céleste est claire: Je ne peux plus envoyer mes flèches d'Amour."

Là, on est mal. Plus de coups de foudre, de jolies éclosions dans des coeurs bouleversés. Hein ? Mais le Monde va disparaitre !  On en a besoin, d'aimer, partout, à chaque instant. Le gamin bat des ailes, me rassure: "Pas de panique, Sophie !".

Ah oui... J'ai oublié de vous dire: je suis une fille.

Bon. On en était où ?  Cupidon explique:

"La règle Céleste (suite à une modification fin 2012) prévoit aussi que, contrairement aux Humains chez qui l'Amour peut durer , chez les Dieux et Demi-Dieux, au bout de quinze jours, il va disparaître. Donc, dans deux semaines, mes Pouvoirs me seront rendus."

"Mais, on ne peut pas laisser le Monde sans Amour aussi longtemps !" Grosse angoisse de Sophie la romantique sensuelle.

"Exact, chère mademoiselle. Et c'est là que tu interviens."

"Moi ? Moi?"

"Toi. Tu vas me remplacer. J'ai le droit de te passer mon arc, le carquois, les flèches. Tu vas donc parcourir le Monde pendant deux semaines, et tirer sur tous ceux, toutes celles que ton instinct te désignera. C'est ainsi que j'ai toujours fait, ça fonctionne plutôt pas mal."

"M'enfin, Cupidon, comment je fais pour aller partout ? L'avion, le train, le bus ?"

"Mieux que ça, Sophie. Le don d'ubiquité, tu connais ?"

"Oui. Pouvoir se multiplier à volonté, partout où on veut. Mais ça existe, ce truc ?"

"Et comment tu crois que j'ai fait, depuis toujours ? Tu souhaiteras être à tels et tels endroits de la Terre, tu y seras immédiatement. C'est sympa comme vie, tu sais."

"Mais, mon "moi" à moi, pendant ce temps-là, il est où ?"

Cupidon se veut pédagogue: "Tu le gardes. Tu restes la Sophie originale ( et très attirante, le sais-tu ?)"

 Y me drague, là ! Assez chouette, ce boulot intérimaire. Au fait, c'est payé ? Le gamin ailé devine mon interrogation. " C'est bénévole, jeune fille. On n'a pas de crédits, dans l'Olympe. Mais, en fin de mission, je pourrai te faire un p'tit cadeau."

Aaaah bon ?

"Oui, même un gros cadeau. Tu me désigneras la personne de ton choix, et, tchac, elle tombera folle amoureuse raide dingue de toi"

"Yes ! super ! Euh... Une seule personne ?"

"Une seule, oui. Tu veux pas  devenir une Don Juane, des fois ? Alors, marché conclu ?"

Dans ma tête défilent des noms, des visages... Fabien, Aurélie, Marc, Lucie, Véronique, Claude, John, Patricia, Didier, et les (faux) jumeaux  Bastien et Delphine, etc... Je frétille d'avance. Youpi, à la fin de mon intérim, je choisis !

"Marché conclu."

"Merci ma belle ! Bon, on se magne le train, ça fait dix minutes qu'aucune Flèche n'est tirée sur la planète, faut pas trainer. Tends les mains, paumes vers le plafond, et regarde moi."

Je tends et je le regarde, un peu stressée. Il pose ses doigts sur mon front et chuchote des mots, des syllabes inconnues, ardentes, animées de leur seule énergie. Je suis en plein vertige, puis retrouve mon équilibre.

"C'est fait ! Tu as la protection de Jupiter. Je vais partir, tu peux te mettre au taf. N'oublie pas: tu tires d'instinct. A dans quinze jours !"

Il me file l'arc, les flèches, ses ailes (j'ai fière allure, comme ça, avec ma nuisette bleue) et il disparaît dans un éclair silencieux.

Bon, en route, je commence à me multiplier...

J'encoche mes flèches...

Vous êtes prévenu(e)s ! Je suis débutante, si il y a du chambard amoureux partout, venez pas râler.
De toutes façons, L'Amour a toujours été semé en désordre complet, alors...

J'enlève ma nuisette. Ben oui, le légitime Cupidon est à poil, donc respectons la tradition. Waouh ! C'est troublant, le vent dans mon frifri et sur mes jolis tétons.

J'arrive, chez vous !

Je suis là !

                     Edouard HUCKENDUBLER (historien des nuisettes)