Dans les abysses

Mon frère devait valider son inscription en IUT par Minitel. Mon papa revint donc un week-end avec un appareil emprunté à la banque.

Nous étions fin mai et nous étions donc censés préparer le bac avec acharnement. Il faisait beau et mes parents prirent donc la décision de nous laisser toute une journée pour réviser au calme.

L'inscription fut faite en dix minutes. Et, bien sûr, vous me voyez déjà arriver avec mes gros sabots. « 3615 code Ulla » nous tendait son allure cambrée grossièrement pixélisée. Qu'importe, nous étions sur la bonne voie.

La situation devenait critique. Nous venions d'avoir dix-neuf ans le mois précédent et nous risquions de faire mentir les statistiques. Et les hormones qui nous chauffaient les oreilles étaient mortifères pour se mettre enfin au travail de manière efficace.

Les doigts fébriles, je me jetais à l'eau. En l'espace de deux minutes, vingt-sept secondes et trois centièmes, j'avais déjà invité quarante-cinq connectées de la métropole lilloise à venir dialoguer par un très avenant et synthétique « Bonjour ». Avant que je ne sois définitivement en fusion, Fanfan m'envoya un « Salut ». Quelques mois auparavant, les premiers forages du Tunnel sous la Manche avaient débuté. Moi, je voyais le bout d'une longue attente.

A l'époque, les cougars restaient officiellement cantonnées dans les zoos. Fanfan, avec ses quarante et un ans était en avance sur son temps. Je pense que le félidé avait déjà levé quelques lièvres. La conversation se solda rapidement par un « Bon, tu viens ? ».

En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, j'avais mis mon plus beau caleçon et enfilé ce qui pour moi était le nec-plus-ultra du look branché de l'époque, mon blouson en daim. Dehors, il devait faire vingt-cinq degrés.

Le trajet pour me rendre de Marcq-en-Barœul à Roncq dut me prendre une bonne heure. Je rongeais mon frein en mâchant un chewing-gum qui, au rythme effréné de la mastication, se transforma rapidement en bouillie.

J'arrivai, enfin. Je débarquai dans un quartier typique de cette partie de la métropole. Des pavillons construits à la fin des années cinquante, en brique, avec un jardinet en devanture. Je sonnai. Fanfan m'avait au préalable rassuré. Son mari, pompier, était de garde cet après-midi. Quand elle m'ouvrit, j'eus l'impression d'être reçu dans une maison témoin de la beauferie nordiste. Toute une série de fusils m'accueillit dans le couloir, décoré d'un papier peint de chasseur coursant un sanglier. En arrivant dans le salon, je n'étais guère surpris de découvrir un canapé en similicuir sans doute acheté chez nos voisins Belges. Et pour couronner le tout, le détail qui tue. Au-dessus de la télé trônait sur un napperon une photo de mariage; celui de sa fille m'apprit-elle.

Avec un accent qui servirait sans doute pour Dany Boom dans les Ch'tis, elle me proposa une bière que je refusais poliment. Dans ma tête tournaient en boucle En chantant de Michel Sardou et Il Venait d'Avoir 18 Ans de Dalida.

Quant au menu, je serai évasif. Disons que je n'en garde pas un souvenir impérissable. Nous dirons que j'ai confondu vitesse et précipitation.

Comme revenant d'une mauvaise cuite, je me souviens du boxer qui hurlait à la mort, enfermé dans la cuisine et du gant de toilette douteux que l'on me tendait.

En revenant, je me suis enfermé dans ma chambre. Je suis entré en révision comme on rentre en religion. J'ai eu mon bac. Merci Fanfan.

Quelques semaines plus tard, je travaillai durant un mois à l'agence de mon papa. Alors que je m'étais assis à une tablée, je devins cramoisi à tel point que ce dernier eut réellement peur que je ne sois victime d'une attaque cardiaque. Imaginez que Fanfan, qui était employée dans une banque concurrente, s'installa face à moi.