Dans un café un jour, vous attendrez le soir qui tombe

luz-and-melancholy

J'aime m'asseoir à la terrasse d'un café le soir ou dans l'après-midi. Je pourrais y rester des heures entières pour le plaisir simple de regarder la foule pressée et impatiente s'y installer, pour vingt minutes ou tout un après-midi. Je sens l'air ambiant se charger de l'attente des uns, et du soulagement des autres qui viennent là seuls, pour échapper, dans l'intimité d'un anonymat absolument virevoltant, à une existence tumultueuse. Ici, dans le café, c'est peut-être le seul endroit où la vie des gens cesse d'être une parade. Ils se croient tous invisibles et silencieux malgré leur exubérance, leur emportement, leur enthousiasme retentissant, et c'est pour cela que j'aime les cafés. Il ne viendrait à l'esprit de personne de vous y toiser en vous accusant d'indiscrétion.

Alors, comme moi aussi dans le café je suis invisible et silencieux, je peux m'adonner à l'observation attentive, fascinante et non moins cruelle de ceux avec qui je partage un ici et un maintenant rêvés et fantasmagoriques. Il y a par exemple, comme dans tous les cafés parisiens, et, je suppose qu'il en va de même dans tous les cafés du monde, un certain nombre d'habitués pour qui cette sortie quotidienne imperturbable est un refuge rassurant, comme une façon de se montrer à eux-mêmes qu'ils sont bien vivants et de se rassurer en se disant que le jour où ils ne viendront pas, un serveur mal aimable au moins s'inquiétera peut-être pour eux.

Parfois aussi, il y a ces solitaires maladroits. Ils viennent là pour lire un peu, ou juste pour boire un café serré et repartir aussi sec. C'est drôle, car même si je me trompe peut-être, il me semble que l'on trouve dans cette catégorie les grands paranoïaques de l'existence, un peu névrosés et nombrilistes, systématiquement persuadés que quelqu'un les observe d'un air diffamateur. Et puis l'on trouve, à l'inverse, des spécimens qui resteraient là des heures entières, dans une solitude et une concentration paisible et méditative. J'imagine leur propension à la rêverie et au romantisme en me demandant combien d'artistes insoupçonnés et ignorés comme eux existent. Cependant, je dois avouer avec discernement que, si je me regardais de l'extérieur, en passant devant le café peut-être me classerais-je parmi ces solitaires maladroits et idéalistes, et, si telle occasion fictive se présentait, ce que je n'espère pas, car quelle horreur de se voir ainsi de l'extérieur, j'aimerais avoir l'air contemplatif du reclus éperdu qui n'attend rien ni personne. Je mènerais la grande vie de bohème et donnerais l'impression d'un être mystérieux, aussi hermétique qu'infréquentable. Il me semble qu'ainsi, je pourrais même devenir un vieux inspirant et atrocement élégant.

Mais restons, si vous le voulez bien, loin des projections éphémères de l'esprit pour revenir à l'essence de ce qui m'amène ici. Lorsque je suis assis, là, dans le café, je me sens étrangement libre. Je choisis scrupuleusement la place qui m'offrira le panorama le plus intéressant sur mes contemporains. Quand le serveur peu aimable vient me demander « Ce sera ? », je me dis toujours que je devrais lui répondre que sa phrase n'est pas correcte, et que ce n'est pas beau de ne pas dire bonjour, et qu'il pourrait sourire un peu, mais comme je suis, au fond, quelqu'un de foncièrement poli doté d'un fort sens du compromis, je me ravise et je lui réponds simplement, en reprenant ses mots, que ce sera un chocolat viennois, et merci. Je ne comprends pas pourquoi les serveurs rechignent à faire ce métier fascinant, eux qui pourraient passer le temps de leur service à inventer une vie à leurs clients sur la base ce qu'ils commandent. Ils pourraient dresser, en sociologues aguerris, des portraits types, par exemple :

Jeune femme svelte et précieuse - Peu souriante - Tailleur bleu et escarpins rouges - Air fantasque - Prend Cappuccino à 17h48, –  Insomniaque - 3 sucres – Se remet du stick - Relâche ses cheveux - Femme enfant -  hyp. 1 : attend son amant ; hyp. 2 : attend son mari. Paye en laissant la moitié de sa consommation à 4,60 euros – Pas pressé – Pourboire : 0,50 centimes en pièces rouges.


Mais ce que je préfère dans les cafés, je crois, c'est de voir en spectacle le regard suspendu et électrique des amants tremblant d'un même frisson ravageur. Je sens à ce moment toutes choses immobiles, et j'atteins moi-même l'absence transparente, jouissive et inespérée, toujours recherchée, que mes comparses alentour croient endosser aussi.

C'est ainsi que je suis arrivé à la seule certitude possible. Ici, là, nul endroit n'offre de meilleur tableau des sentiments humains que la terrasse d'un café. J'y vois, impassible, les amours se faire et se défaire puis se refaire, et j'imagine lequel trahit et lequel joue ; qui ment et qui simule ; qui court et qui rattrape. Je ne me lasse jamais de cette musique bien dirigée, tantôt prévisible et tantôt surprenante, qui accompagne le ballet d'entrées et de sorties, car c'est ainsi : au détour d'une terrasse, comme dans les rencontres de la vie du reste, les gens franchissent le porche, ils entrent par le plus grand des hasards puis ressortent comblés, heureux, indifférents, colériques, désabusés, rêveurs, déçus, tristes, rompus, mortifiés, alanguis, fatigués, étonnés, gais, ivres, fiers, aimants, amusés, charmés, hagards, discrets, passionnés, impressionnés, renversés, bouleversés, séduits, sublimés, exaltés, silencieux, épouvantés, hardis, incrédules, tragiques, courageux, impertinents et tutti quanti. 

Vraiment. Quel superbe spectacle et quel étrange lieu. Et changeant avec ça. Je vous assure. L'hiver y est si différent de l'été, puisque je vous le dis. Tenez, quand il fait froid par exemple, vous pouvez venir avec votre gros livre de lettré prétentieux et votre cigarette, et vous aurez la place de choix, oui monsieur, la place au bar pour contempler les seins de la serveuse ou la banquette rouge tout au fond, près du radiateur. L'été, vous vous sentirez toujours plus petit, quoique plus entouré. Les surprises d'une promiscuité forcée vous imposeront sans doute des conversations mille fois entendues, ou rebutantes au possible. Mais prenez-y garde. Par exemple, c'est en laissant mille fois traîner mes oreilles depuis mon étroite table ronde et ma chaise en paille vernie tressée, que j'ai appris, moi, vieux loup solitaire, comment les jeunes parlaient d'amour et de sexe ; j'ai appris leurs inquiétudes, et ce que l'on se dit à l'oreille lorsque l'on a dix-sept ans et qu'on a des tilleuls verts sur la promenade. Vous n'imaginez pas, vous, ce qu'ils peuvent bien se dire comme cochonneries, à dix-sept ans, les jeunes gens.

La vérité de ce voyeurisme pervers, ma solitude vous le dira. Rien ne m'arrache plus le cœur et rien ne me réconforte davantage que d'entendre ces souvenirs sortant de voix anonymes et pourtant familières. Sans cesse elles me ramènent à mes vingt ans, ces voix, à la légèreté des amours décolletées et fleuries, à Vera et ses cheveux ondulant sur sa nuque, sans cesse refoulés comme des vagues par un mouvement saccadé de l'épaule. Je resonge à un parfum de musc enivrant, dont les effluves éclatent encore en mille rires aigus de Vera qui s'éveille près de moi. Et comme un sursaut lointain, je la vois qui me regarde sans ciller, la bouche orchidée, je la vois s'éloigner alors qu'un nouveau matin s'éveille à Paris, dans un café qui ferme un peu tard, ou un peu tôt, ça dépend, à une de ces heures fictives suspendues aux lèvres d'une autre réalité, une de ces heures où on ne sait que penser, où l'ivresse voile la ville chargée d'intemporalité alors, quand moi, vieux loup solitaire, je m'en vais rejoindre mon alcôve, avant que les badauds ne foulent pressés l'asphalte de leurs amours narcissiques.

Demain, ou aujourd'hui peut-être, le même rythme des terrasses reprendra son cours incessant, et ce sera le même vivier d'images, de gens pressés, de jeunes filles en fleurs et de cœurs esseulés. Il y aura mille conversations à écouter et autant de regards à croiser dans la foule impatiente, et il y aura peut-être Vera dans sa fourrure rose ; Vera qui m'attendra au carrefour d'un boulevard. Et vous n'y ferez pas attention, tout pressé que vous serez,  à ce vieux loup, qui se tiendra là en léger cosmonaute, fermement convaincu de sa transparence, et qui vous observera du coin de l'œil en vous inventant une vie tout autre, une vie plus libre et dénudée, qui s'évapore déjà en mille arômes de café. Voilà comme un roman commence.

  • le café, oui... mais les amoureux sont ailleurs aussi, impudiques sur ce qu'il reste des bancs publics ...

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Portrait pawel pou livre11x18

    Pawel Reklewski

  • Bonjour,
    Bravo pour ce très beau texte.
    J'apprécie tout particulièrement le rythme, le tempo. Il y a quelque chose de ternaire, comme du jazz en prose. Un texte qui mérite d'être lu à haute voix.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Image 1

    Amrit Sahr

    • Bonjour,
      Merci à vous pour ce commentaire qui me permet d'en savoir davantage sur la façon dont mon texte est appréhendé par le lecteur. Contente que sa musique vous ait plu.

      · Il y a plus de 10 ans ·
      1769087351450 iaymvv16 l

      luz-and-melancholy

  • Très très beau !
    Je n'aime rien plus qu'un poème qui se déguise en prose. Celui là est particulièrement réussi.
    Un grand bravo.


    Et, comme elle vous trouve immensément naïf,
    Tout en faisant trotter ses petites bottines,
    Elle se tourne, alerte et d'un mouvement vif ...
    Sur vos lèvres alors meurent les cavatines ...

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Francois merlin   bob sinclar

    wen

    • Merci à toi pour ce commentaire très touchant, et pour ces vers de Rimbaud qu'on relit sans se lasser.

      · Il y a plus de 10 ans ·
      1769087351450 iaymvv16 l

      luz-and-melancholy

  • Une analyse réussie des ces petits instants de vie, très joli texte, bravo

    · Il y a plus de 10 ans ·
    W

    marielesmots

  • Joli.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Gif hopper

    Marion B

  • Une belle description de l'attente et de beaux' amours décolletées et fleuries'.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Philippe effect betty

    effect

Signaler ce texte