Danseuse de corde
Anne S. Giddey
Je file dans le noir. J’avance comme un animal qui s’accroche aux odeurs. Je les connais toutes, par cœur. Odeur de sciure, mêlée à la sueur des chevaux. Odeur de graisse. L’armature métallique crisse un peu sous mon poids. Je laisse derrière moi le souffle rude des chevaux. Ils piaffent derrière le rideau rouge, impatients. Un courant d’air m’enlace, la piste s’ouvre sous mes pieds.
Attention Mesdames et Messieurs…
Pas de temps à perdre. La bulle de lumière va bientôt quitter le sol pour venir me cueillir là-haut, tout là-haut.
Attention Mesdames et Messieurs, l’artiste qui va se produire devant vous travaille sans filet.
La bulle de lumière me happe. J’émerge devant le public, ruisselante de lumière après une longue traversée dans le noir. Je sens tous les regards monter vers moi comme une vague. Je suis belle, c’est là que je suis belle. Quand je suis tout là-haut sur le fil, entre ciel et abîme.
Un pas en avant, juste un. Funambule, danseuse de corde, je suis une chercheuse d’équilibre. C’est une danse sans fin, car l’équilibre n’est qu’un instantané, un état transitoire. Il n’a aucune permanence. Il est là, mais l’instant d’après… Les gens du dehors croient qu’il faut trouver l’équilibre. Comme si on pouvait tendre à l’équilibre, s’y installer et y rester à jamais. Mais la vie, c’est comme marcher sur un fil. On avance toujours d’un déséquilibre à un autre.
Les regards me palpent, me sculptent à leur bon vouloir. Ils font de moi une fée, une folle ? Chaque pas est un saut de l’ange, sans parachute. Je suis comme un cerf-volant, un jouet d’enfant. Je m’éloigne de la falaise des fous. L’adrénaline me vide la tête, m’arrête la pensée le temps de la photo. Là-haut, tout là-haut, le cœur gonflé comme une voile au vent.
Déjà les chevaux s’emparent de la bulle de lumière. Je regagne la terre, le souffle court, le maquillage en poussière. Le cirque est poussière. Poussière d’étoile dans les yeux d’un enfant. Poussière de la route, qui s’immisce partout, qui imprègne tout. Elle nous colle aux basques, à l’âme. C’est la poussière du grand large, l’ivresse de la liberté. Mais aussi la poussière de l’étranger. Celui qui arrive quelque part sans y être invité. Celui qui vient de nulle part, l’être bizarre. Toutes les formes humaines hantent le cirque, se marient dans le cercle de la piste. Le cirque est à la fois ma famille et mon pays. Je viens du cirque, je vais au cirque. C’est un pays itinérant, qui se fout des frontières.
Il y a aussi une forme particulière de poussière. Celle qui flotte tout doux quand le rideau tombe, quand tout se tait. C’est le temps de l’éclipse. Le clown rêve devant les confettis, laissés pour morts dans la chaleur du chapiteau. On rêve tous déjà de la prochaine fois. Du prochain pas dans le vide. Et reprendre sa place dans la bulle de lumière, encore et encore.
Je m’endors là-haut, tout là-haut. D’où je suis, je peux lire dans la sciure. Là, l’empreinte d’un éléphant. Ici, le piétinement du jongleur. Une tache de sang ? Non, juste un nez de clown, perdu au cours d’une facétie. La piste est un miroir magique. Un grand miroir rond, qui reflète la légende des saltimbanques. Cirque-magie, cirque-ménagerie, cirque-musée des curiosités… Monstres de foire, qui témoignent des cruautés d’un temps jadis. Exhibitions exotiques, animales et humaines. Entrez, entrez, Messieurs, Mesdames ! Venez voir les autruches, ainsi qu’un véritable Indien d’Amazonie qui n’a pas perdu une plume ! Bien sûr, il y a l’ombre de la mort. Tout est bon à prendre pour surprendre, pour faire peur, vibrer ou rêver. Je vois passer les hauts-de-forme. De longues robes en mousseline crépitent devant moi. Approchez, approchez, Mesdames et Messieurs ! Venez applaudir les cracheurs de feu, les avaleurs de sabre ! Dans un coin, un garçon flirte avec un cobra. L’humain et le serpent se défient dans une danse, mortellement élégante. Qu’est-ce qui nous pousse tous à jouer avec notre mort ? On met nos chances en balance, comme d’autres jettent leurs jetons au casino. Combien a-t-on de jetons ? Un nombre déterminé ? Un destin à tracer ? Est-ce qu’un jour je regarderai tomber sur la piste le dernier de mes jetons, le tout dernier ?
La couleur s’immisce peu à peu dans le noir et blanc. Les rires éclatent sur les pas des clowns. Les prestidigitateurs brillent de mille et une surprises. C’est le cirque de l’enfance, la bouffée juvénile. Et le mime s’avance. La bulle de lumière se dilate autour de lui, comme hypnotisée. L’homme sans paroles s’empare du souffle des spectateurs. Il en fait ce qu’il veut. A la moindre ombre qui passe sur son visage, les souffles restent en suspens. Son visage se retourne comme la surface d’un océan. Une vague de joie monte dans ses yeux, les souffles reprennent vie. Les spectateurs respirent sa présence subtile à pleins poumons. Le mime est un poème, qui se raconte en silence.
Les sabots des chevaux martèlent brutalement la piste, le miroir se déforme comme une tôle ondulée. Sa surface devient liquide, limpide. Une étoile tombe d’un trapèze. Une goutte d’eau dans l’univers. Une goutte d’eau qui tombe dans un frémissement de cercles concentriques.
Le rêve devient cauchemar. Je suis poursuivie par la bulle de lumière. Il n’y a pas d’issue possible, la bulle est à l’affût comme un fauve prêt à s’élancer sur sa proie. Elle me rattrape au moindre écart. Dès que la mort me frôle, la bulle de lumière bondit sur moi. Elle file à l’assaut de la gravité, me perd dans ma chute pour me retrouver au sol. Et livrer mon corps saccagé aux regards cannibales des spectateurs.
Je suis née pour marcher sur un fil. On est tous nés pour ça d’ailleurs. On met un pied devant l’autre, bien plantés dans notre verticalité, alors qu’on vit sur une sphère. On doit apprendre au début. On doit tomber, se relever, passer de l’équilibre au déséquilibre et ainsi de suite, sans fin. Vite, trop vite, on oublie la difficulté. On court sur notre planète bleue avec l’aisance d’un animal bien dressé, qui avance sur un gros ballon coloré. Chaque pas est un saut de l’ange, sans parachute. Notre vie tient à si peu. A peine un fil, tendu tout là-haut, entre ciel et abîme.
magnifique, un beau teste qui nous emporte!
· Il y a presque 13 ans ·merci junon pour la découverte!
Karine Géhin
De superbes images, comme toujours dans tes textes, de la poésie, et une grâce suspendue. Cet équilibre là, ça ne fait aucun doute, tu l'as bel et bien trouvé...
· Il y a presque 13 ans ·junon
Une belle lecture, où poésie et sagesse donnent le ton et jusqu'au bout maintiennent le lecteur sur le fil de la lecture.
· Il y a environ 13 ans ·carmen-p
Ce cirque avec ses artistes, la bulle de lumière qui les suit, et la funambule qui cherche son équilibre sur un fil, sur la terre qui tourne, lentement mais surement. Bravo! Bravo! pour le clown. Bravo! Bravo! pour moi la funambule qui vient de vous faire lire un texte tout en joie et d'adrénaline.
· Il y a environ 13 ans ·Yvette Dujardin
J'aime beaucoup cette "Danseuse de corde" !
· Il y a environ 13 ans ·3d0