De la coupe aux lèvres
Vincent Vigneron
Pancho est le nom du panda royal du zoo de Bangkok. Ce nom, il l'a gagné à la sueur de son front. Pancho comme pacha, panda, Pancho Villa. Un seigneur de la forêt, un révolutionnaire sur la victoire bandant. Il faut le voir, lourd, enkysté sur sa paillasse, n'osant la mobilité que pour le parfum des feuilles. Le penchant de Pancho va au bambou, plus dur que dix mille de ses propres ruts, le bambou qu'il déchiquète, étête, suce jusqu'à l'élixir puis répète le groove en retournant aux branchages. Ça c'était Pancho avant. Mais depuis trois mois, dans une backroom à peine ombragée de magnolias, tout juste arrachée au voyeurisme, il mate. Des heures d'actes sexuels. Des pandas mâles en pleine apothéose sur leurs partenaires. Pancho voyant ça découvre un monde de la fête. Il voit que le corps ne vit que pour s'emboîter, s'aboucher et que par cette fonction la joie sort de sa gangue. Il apprend. Patiente jusqu'aux bonus DVD. Puis enfin, le mimétisme. Au moins à Bangkok, l'espèce est sauvée. Le vendredi matin, des foules compactes se pressent pour l'entendre crier, là-bas derrière les baraquements à l'odeur de topinambour. À une époque on assistait bien à la toilette et aux ébats du roi. Fanfare et cacahuète et ta joie est ma joie.
Ce mois d'avril consacre ainsi une mode nouvelle dans la capitale. De plus en plus de jeunes hommes, imberbes, en débardeurs, casquettes gavroche sur la tête, se font appeler Pancho. Ils croient au symbole fort, apte ici et maintenant à transfigurer leur vie, leur virilité, à faire d'eux des ours urbains enfin déchaînés et insatiables. Pancho est dans la place, sur toutes les lèvres. Et tout ça, c'est à Roman qu'on le doit.
Il y a des statues de dieux lémuriens qui l'encerclent partout tandis qu'il cherche un Starbucks. La pollution est blonde aujourd'hui. Elle nimbe tous les visages rencontrés d'une patine égale, ceux des animaux sculptés dans la pierre, ceux des flics désœuvrés au coin des rues. Roman se dit ‘'c'est incroyable le nombre de flics à moustache dans cette ville''. À eux tous c'est un hall of fame du poil travaillé, ils arborent les œuvres originales du barbier local, chacun fier de sa nuance, ils transpirent à peine en la sachant là. À la ceinture ils portent des matraques de résine, désœuvrées elles aussi, qui pendent comme des godes.
Roman trouve enfin son Starbucks. Il choisit un très médiocre kenyan. L'expresso refroidit pendant qu'il pense, les yeux vagues sur le carrelage, lustré sans discontinuer par un ballet de serveurs multitâches. Il pense à sa vie dans le vieux monde. Morne, répétitive, assignée aux conférences plutôt qu'aux opérations de terrain. Ce qu'il aime, passer des journées entières à traquer des espèces rares. Il est spécialiste de ce qui est en voie de disparition. Présentée sous cet angle, cette mission à Bangkok a tout d'une aubaine : enseigner sa technique du porno pour panda, s'astreindre à une politique du chiffre sur la natalité, observer in situ la faune sauvage et, cerise sur le gâteau, tourner un documentaire dans des jungles de Douanier Rousseau, excessives, foisonnantes et fantasmagoriques.
Ça va, ça a plutôt bien commencé. Ses collègues sont cools, ils ont favorisé son intégration. Pour postfacer son anniversaire (qu'il a fêté dans l'avion la semaine dernière), ils se sont cotisés les bougres. Ils lui offrent une soirée VIP au Mandarin Oriental. Quand on le lui a annoncé Roman esquissait un bof mental (‘'le luxe très peu pour moi''). Mais il adore nager et la piscine monumentale du dernier étage, en accès privilège, l'a fait craquer. Il l'aura que pour lui tout seul d'ailleurs, ils l'ont privatisée les lascars. Longueur de bassin démente, flux directionnel pour nager à contre-courant, iridescence programmée depuis le fond, chemin de table pavé de chandelles, à l'infini. Magnifique.
Ça le met de bonne humeur. Les gens sont beaux ici. Suspends ton vol, le temps, et m'accorde une faveur. Il aimerait déclamer un poème ou une chanson d'amour en sautillant entre les mobylettes, entre les couples en goguette. Immensément nager jusqu'à rompre sa force. Voir le ciel noircir au-dessus de son vase à mesure que les oiseaux lacustres se ramènent fissa.
Roman se voit dans la glace en vis-à-vis au-dessus des banquettes. Il voit un quadra anguleux, gagné par la barbe mais déjà en train de se dégarnir. Il sent des choses tramer une marche irréversible à son endroit. Sur son t-shirt, des auréoles. Sans ciller, il se regarde longuement. Il voit un homme presque heureux. Qui penserait qu'il vient de se faire plaquer, dans son Europe si policée, lui, une amarre qu'on largue. Roman parvient tant bien que mal à oublier cette situation. Dans un comptoir septentrional une serveuse lui sourit. Jeune, il ressemblait à Ken. Il se lève, retire de sa poche un portefeuille dilaté par les devises en sa faveur, lâche un pourboire et part rejoindre le Swimming Roof.
Un pavement en marbre le mène à la piscine, des pétales damasquinés par un long séjour dans le sirop parsèment les dalles et semblent briller de loin en loin, d'un au-delà terrestre, d'une lueur étrangère à la pesanteur et à la finitude, comme si le rayonnement fossile, exfiltré depuis la nuit des temps trouvait enfin ici sa manifestation, dans la piscine du Mandarin Oriental de Bangkok. Les yeux de Roman s'habituent peu à peu à l'obscurité. Il cherche l'origine de cette lueur improbable. Ce n'est pas l'ombre aigue-marine et mouvante que le bassin éclairé projette sur les murs. C'est une coulée d'or dans une grotte crépusculaire sur l'Adriatique. Au fond de la pièce, près des sofas, il aperçoit enfin la source de ce miroitement : des poissons sirius, naturellement luminescents, encapsulés dans des sortes de verrines, œuvrent calmement, ignorant tout de leur pouvoir. Ils sont regroupés par unités de douze à l'angle de la baie panoramique dominant la ville.
Roman pose son peignoir sur une coiffeuse. Sous la soie, il est nu. Un parfum magnifique l'enveloppe. Dans le taxi qui l'avait conduit jusqu'ici (un taxi partagé), un passager avait vomi à côté de lui et une odeur épouvantable l'imprégnait. L'homme en costume s'était répandu sur son MacBook, torrentueusement, jusqu'à faire disparaître le logo à la pomme. Il pensait ne jamais se débarrasser de ce nuage toxique mais désormais tout est pardonné.
L'eau chaude le ceinture, volupté, et une vapeur vanillée, bien que le mot soit à fois inexact et trop faible, s'immisce partout, sur chaque grain de sa peau. Il pénètre dans l'eau avec une gaule déjà décidée. La moiteur bleutée de la pièce lui rappelle le film Abyss. Mais dans ce paradis du dernier étage, nulle ambiance confinée ou anxiogène. Il se souvient d'une scène cruciale dans le film où l'alliance sauve la vie du héros. Ce n'est pas une alliance et il n'est pas un héros mais il regarde à présent sa bague de fiançailles (un croisillon classique), la retire et la pose sur le bord de la piscine. Doucement il s'élance et fait tourner les bras. En fond sonore, un orchestre de cordes. C'est très agréable. Après quelques longueurs, loin de la ville embouteillée dont les rumeurs glissent sur sa peau néoprène, il descend profond, comme un autiste ou un alchimiste, il rejoint sa bulle, son mystère, sans remous, dans un silence ouaté. C'est parti pour quelques minutes d'apnée statique. Au sortir de la quatrième répétition, un peu grisé et la vue trouble, il rejoint le reposoir, les coudes sur la main courante en marbre et s'aperçoit que sa bague a disparu. C'est à ce moment qu'il tourne la tête.
Une femme en maillot deux pièces couleur cuisse de nymphe s'approche de lui. Elle a gardé ses lunettes embuées par la vapeur omniprésente. Une grâce évidente. Des cheveux blond cendré retenus par un chignon. La pointe de ses seins perce le tissu comme un mont Fuji perce la neige. Un petit coussin dans sa culotte révèle qu'elle n'est pas épilée, un jardin à la française. Un de ses pieds est posé sur l'autre balançant d'une once de timidité la sensualité de l'apparition. Roman est bouche bée. Il se dit cette piscine est une serre immense construite pour une seule orchidée.
‘'Vous aimez le Martini ?'' Elle engage la conversation par la technique dite du cocktail.
En souriant elle s'accroupit près de lui et rectifie une mèche. Son aisselle en contre-plongée figure une entrejambe légèrement humide, cyprinée, il la sent si proche, il tendrait le bras qu'il pourrait l'atteindre, la ripoliner comme une alcôve dans un mur.
‘'Je n'en bois jamais''. Il sent son cœur battre. Il sent ses pores se dilater. Il sent surtout qu'il a décalotté et que, degré par degré, son sexe remonte vers son ventre. Si jamais elle regarde dans l'eau elle verra un tubercule ou une racine comme on en voit quand les terres ont été retournées, elle verra un membre diffracté semblant brisé en trois mais malgré une loi d'optique déceptive parfaitement entier et tendu.
Peut-être parle-t-elle depuis déjà longtemps mais il était ailleurs, hors focus. Il réalise qu'elle lui explique la raison de sa présence. S'il regarde ses lèvres, non maquillées, ces calissons à la rose, s'il se synchronise sur leur mouvement, alors il se concentre mieux.
Apparemment elle lui apprend que Mandarin Oriental a demandé un audit à un prestataire de service français pour éplucher les bilans 2010 à 2014 et égaliser la factorisation de marge. Il commence à débander. Bref, elle s'est permise une petite folie pour égayer ses journées ternes et studieuses : elle a récupéré sur un fichier excel même pas sécurisé les codes d'accès de la piscine du dernier étage.
‘'Et me voilà !'' Ses cils ponctuent la phrase de la plus belle manière. Elle plonge sa main distraitement dans l'eau chaude, sans doute pour tâter la température. Un éclat d'argent dans son champ de vision, sa bague de fiançailles qu'elle porte au pouce. La voleuse. Il voit l'onctuosité de son décolleté, il anticipe le goût qu'il aura en bouche, et ce grain de beauté entre les seins qui, épice sauvage, le poursuit.
Jugeant la position inconfortable, elle s'assoit sur le bord de la piscine. Ils sont plus à l'aise pour discuter. Elle s'appelle Arlette.
‘'C'est un crime de donner un nom pareil à une fille née dans les années 80''. Elle gonfle les joues en faisant non de la tête. Ses parents cinéphiles se sont rencontrés lors d'une séance de minuit. Les Enfants du Paradis était projeté. Arletty, une icône. En l'occurrence une façonneuse de mine bougonne.
‘'Moi, je le trouve très sexy ton prénom''. Ça y est, on entre dans le dur. Les yeux baissés, il badine en lui caressant la cuisse avec le binôme index/majeur, paume retournée vers lui. Il est très excité mais il a peur aussi. Il n'a pas connu de femme depuis Rachel, depuis longtemps.
Elle se saisit du verre à Martini qui ressemble au pubis d'une femme monté sur une jambe unique, très fine, en cristal. D'un geste ambivalent, elle le lui tend, puis le ramène vers elle à plusieurs reprises, en pouffant. Ils s'en amusent. ‘'Car il y a loin de la coupe aux lèvres, tu sais''.
Elle se dandine sur les carreaux albâtre… ce faisant, son pied gauche entre en contact avec le gland tout feu tout flamme de Roman. Il s'est tellement contenu que c'est maintenant une griotte surdimensionnée, obtenue par génie génétique ou bien.
Ce geste malheureux, c'était inévitable.
Les lèvres arrondies, elle fait oh ! mais aucun son ne sort.
Tout doucement, il s'empare de ses poignets et la fait se pencher vers lui. La respiration bruyante et saccadée va chercher d'autres territoires que l'oxygène, denrée futile. Il respire son cou, ses oreilles, ses cheveux, dans cet ordre et dans la symphonie. Avec les dents il dérobe l'épingle de buis sculpté, les cheveux se désenroulent, eux aussi respirent enfin et retombent en gerbe sur le visage de Roman. Quand elle ferme les yeux, il a l'avantage pour lui d'un monde clos et introspectif et embrasse ses paupières. À présent, le visage de sa partenaire, qu'il prend à pleine main, est une topographie complète d'odeurs et de reliefs, de textures et de goûts. Plus douce que la nacre si la nacre était fleuve.
Ils font un bruit d'oraison, ces deux grands corps. Les halos multicolores provenant de la ville (on tire un feu d'artifice) les recouvrent et très opportunément une seconde peau sur la leur apparaît. Les ongles d'Arlette, courts, au vernis transparent, ne labourent qu'en surface le dos et les fesses. Lancés par la force de Coriolis, toute entière dévouée, ils se resserrent et s'aimantent. Un tout petit bruit, comme un parquet ancien qui craque la nuit, s'échappe de leurs bouches, ils s'aspirent dans un mouvement de vis sans fin. Depuis combien de temps n'avait-il pas tourné sa langue dans la bouche d'une autre ? C'est un plaisir immense de goûter sa salive, de la laisser couler dans sa gorge, petit lait rendu suave, il la boit, il sent ses dents, fait remonter sa langue pour coulisser sur l'arcade, l'arrondit au contraire à l'intérieur de ses joues. Le lacet du soutien-gorge dénoué, le voici qui glisse dans l'eau et dérive peu à peu vers les halogènes grillagés de bout de ligne. Roman prend ses seins, aussi blancs que le reste de son corps car elle n'a pas eu loisir de bronzer. Il fait tourner ses pouces sur les tétons, les sent durcir, voit l'aréole piquée d'une grêle soudaine. À pleine bouche, il les reçoit, peu à peu, le gauche puis le droit, s'arrête au plexus pour déposer des pressions très douces des lèvres et de la pulpe des doigts.
Chaque geste éconduit le précédent et préfigure celui d'après, dans une danse fluide et parfaite. Le temps, comme à chaque fois que l'on fait l'amour, n'est tout simplement pas là, absent de l'équation. Les fesses d'Arlette se décollent de leur assise, le bassin en avant, elle ouvre les jambes, plus grand, encore plus grand s'il te plaît, il plaque son nez sur le slip de bain, monte et descend, s'enfonce dans la fente perceptible sous le tissu, les jambes se referment, étau ébloui contre ses tempes. Elle gémit mais c'est presque un sanglot, avec ce spasme que seuls les enfants ont quand ils pleurent très fort. Elle perçoit au plus profond d'elle-même l'aventure de sa langue. Des flashs lumineux sous ses paupières, des phosphènes sous les coups du plaisir, elle est trempée, explorée, détroussée. Son clitoris, le crâne d'un moine tonsuré, pétri, poli, sucé à la porte de l'extase. Roman embrasse et lèche tout ce qui est sur son passage, enfonce toujours plus son visage, passe la langue sur la bouche du poulpe entre les fesses, encore et encore, et levant les yeux, il la voit se cabrer, les jointures blanches sur le bord de la piscine.
Il l'attire à lui. Un panache d'eau les éclabousse. Leurs pieds sur les azulejos brillent dans le noir. Arlette utilise ses mains pour masser la queue, la hisser, caresser ses veines, le frein surtendu, elle le cajole de tours circulaires.
Elle tire les bourses vers l'arrière pour une figure de proue plus fière encore.
Roman, passant ses mains sous les cuisses d'Arlette, la soulève, la ramène autour de lui. Elle s'articule sur sa taille comme autour d'une cariatide. C'est indescriptible, l'instant précis de la pénétration, pour elle comme pour lui, ils s'appartiennent pour de bon, le début de l'univers, ni dedans ni dehors et pourtant il n'est question que de ça. L'apesanteur de l'eau, sa chaleur, les bercent et les enivrent, ils se sentent héritiers d'un don divin, la queue dans le fourreau, légitimes à jouir, douce comme un gant de toilette, leurs yeux se révulsent, il fait un jour aveuglant de cathédrale, il se met à exploser, l'incendie promet plus que l'horizon, désespérément elle ceinture ses reins, artificiers vous êtes chez vous, faites œuvre commune, tous deux main dans la main se mettent à crier, des larmes sur les joues.
Quand ils sortent dans la rue, il fait encore nuit. Malgré l'heure tardive, les gens se promènent, s'arrêtent aux échoppes, achètent du lotus grillé et des bâtons d'encens, le parfum hétéroclite domine le monde, les lumières glissent et se répandent comme le lamparo sur la mer. Ce soir, c'est la Fête du Singe de Lune, l'esprit maléfique qui mange la lune quand il est en colère, c'est pourquoi tant de monde. Les familles semblent heureuses. Les enfants réclament des ballons gonflés à l'hélium en pointant du doigt celui qui a échappé au contrôle de son petit maître. Roman et Arlette avancent enlacés. Il a envie de lui dire ‘'et toi, tu as un homme au pays ?'' mais n'en fait rien. Il la dévore des yeux. Elle est magnifique. Devant le Fantasia, le multiplexe flambant neuf, ils tombent sur une affiche de film : ฟิฟตีเชดส์ออฟเกรย์. ‘'On s'achète un billet pour 50 nuances de Grey ?'' plaisante-t-elle.
Ils rient de bon cœur et s'embrassent.
‘'Quel bel anniversaire'' se dit Roman face à l'aube et à son renouveau.