Demain, basta...

Elsa Saint Hilaire

Demain, basta…

 

Gary a une gueule de vieux surfeur : cheveux blonds décolorés par le sel, bronzage pain d’épices, bracelet  manille monté sur cordage bleu fluo au bras droit. Et pourtant, il n’a jamais touché à une planche, n’est pas né en Californie et, pour faire bonne mesure, déteste cordialement la soupe californienne des Beach Boys. Aux commandes de son hydravion Twin Otter, il entame sa douzième rotation de la journée. De la routine… ou presque. Natif de Toronto, la proximité du lac d’Ontario a façonné très tôt sa vocation de pilote.  Quant au bourdonnement incessant de ces bateaux volants au-dessus de Block House Bay, leur tempo répétitif a gravé le sillon de son admiration indélébile pour Flea, le bassiste de Red Hot Chili Peppers. L’Ouest américain revu et corrigé en « Californication ». Gary est un rêveur, un idéaliste, « le petit-fils improbable de Saint Ex », comme il aime lui-même se définir… Il croit en l’humain…  Il aime cet archipel qu’il sait condamné tôt ou tard à disparaître. Il survolait  l’atoll de Baa le 24 décembre 2004. Il a tout vu et tout enregistré dans sa mémoire. La précarité de l’existence, il en a fait son ordinaire. Gary est aussi et surtout le meilleur pilote de Maldivian Air Taxi. C’est du moins ce que son patron prétend.

 

- Prêt pour le décollage ?

Peter, son copilote, lui a posé la question machinalement et s’attend au « Ok !» habituel.

Mais Gary ne répond pas. Il a les nerfs en pelote et semble vérifier nerveusement sa check-list. En réalité, il « checke » ses emmerdes. La coupe est pleine : bosser au paradis et vivre un enfer…

L’embarquement à l’aéroport de Hulhulé venait de connaitre quelques péripéties avec  l’arrivée sur le quai d’une star du rock alternatif disparaissant derrière une gigantesque gerbe de fleurs de balisier, de ses trois insupportables gorilles charpentés comme des armoires à glace, mâchant du chewing gum et portant des inévitables lunettes noires, façon « men in black ».  À ce quatuor de choc, il fallait ajouter, plantée sur des talons de quinze centimètres, l’assistante de la star, copie conforme de sa patronne, deux gamins braillards et mal élevés qui tyrannisaient une jeune nurse dépassée par l’ampleur de sa tache. Gary et Peter devaient les convoyer en moins de quarante cinq minutes jusqu’à l’atoll de Noonu, leur destination cinq étoiles. Le groupe était déjà en soi une plaie : hautaine et bling-bling à souhait. C’était malheureusement sans compter sur la dizaine de journalistes qui accompagnait le déplacement de la star, masse gesticulante et vociférante, dénuée de tout respect, prête à prendre d’assaut l’hydravion pour obtenir un dernier cliché. Au moment de fermer la porte de l’appareil, un paparazzi avait réussi à se hisser sur l’un des flotteurs pour tirer le portrait de la chanteuse à l’intérieur de la carlingue et là, Gary avait vu rouge. Il s’en était fallu de peu que le photographe ne finisse à la baille, lui et ses appareils photos.  Peter avait, in extremis, retenu son bras au moment où un imparable crochet du droit allait mettre un terme définitif aux talents d’équilibriste du journaleux. L’hydravion, dont les amarres avaient été desserrées, avait dérivé de quelques mètres du quai d’embarquement et le gars paniqué avait trouvé refuge sur une aile où il était resté accroché dix bonnes minutes jusqu’à ce que la police de l’aéroport, armée d’une échelle, ne le force à abandonner son précaire abri. Gary et Peter, inquiets pour l’état de la voilure, avaient dû vérifier que les nervures étaient intactes, ce qui avait pris cinq bonnes minutes supplémentaires et fini par remettre en question le plan de vol du reste de la journée. Alors que l’incident semblait clos, la porte définitivement verrouillée et le photographe ceinturé par les flics,  la star avait réclamé que l’on ouvre une valise pour en sortir le doudou préféré de sa mouflette de cinq ans, fixée dans son développement psychologique à un stade oral mâtiné de sadisme. Les bagages une fois sanglés dans la queue du fuselage, il était hors de question d’en extraire une valise. Gary avait refusé.

- Lapiiiiiiiiiiiiiin…… mon lapiiiiiiiiiiiiiiiiiiiin !

- Elle prononce encore une fois ce mot et je l’étrangle…

- Gary, il faut que l’on décolle… on a trois « Twin » au cul qui s’impatientent. Derrière nous, Phil ne décolère pas… tu vas le mettre en retard pour son entraînement de hockey de 18 heures. Le championnat débute la semaine prochaine… il ne te le pardonnera jamais.

- Lapiiiiiiiiiiiiiiin, lapin, lapin, lapin !

- Tant que j’entends ce mot… on ne bouge pas. Elle va nous porter la poisse. Une fois dans les airs, elle pourra beugler autant qu’elle veut, ce qu’elle veut, mais sûrement pas tant que mon « Twin » flotte sur l’eau. La mousson d’été est en avance… mâte un peu la houle qui est en train de se former… J’ai un vent Ouest-Sud-Ouest de force sept … Dis à sa mère de la faire taire… et à Phil de demander à la tour de contrôle l’autorisation de décoller… je lui cède ma place…

- Tu n’es pas sérieux, j’espère ?

- On ne peut plus sérieux… ça te pose problème ?

- Un peu… je n’ai pas envie de perdre ma place… toi, tu t’en fous… tout le monde t’a à la bonne… un type qui assure quarante rotations dans la journée pour évacuer la population de deux atolls est intouchable…  Heu, Gary ! ça touche à l’hystérie derrière… la môme est au bord de l’apoplexie et maintenant c’est sa mère qui nous injurie et nous menace d’un procès…

-Lap… lap… laaaaaaaaaaaaapiiiiiiiiiiiiiiiiiin !

- Rien à foutre de ses menaces… d’accord, je décolle mais direction Calgary… Dans à peine dix jours, je serai de retour au bercail. Finies les rotations pour des mecs ou des nanas pleins aux as qui bêtifient devant des poissons Chirurgiens… fini de faire le larbin et d’enrichir des chaines d’hôtel de luxe, fini de tricher avec la réalité et de fermer les yeux sur toutes ces saloperies… j’en ai ma claque…

-Tu dérailles complètement ! Tu comptes parcourir dix-sept mille kilomètres avec une star du showbiz à bord, le tout avec une autonomie de mille sept cent?

-Piiiiiiiiiipi……………. !

- Bon, tu vois, elle vient de changer de registre… Allez, décolle mon pote avant qu’elle ne se fasse sous elle.

Gary pense au corps de la petite Faraha, cinq ans elle aussi, un ange dévoré par le belliqueux Pacifique. Sa toute petite sœur… sa « Biche », sa « Mima » à laquelle il lisait, les jours de repos Le Petit Prince… Il se remémore son rire et ses yeux brillants de bonheur quand il l’emmenait, la nuit tombée, à bord de son « dhoni » pêcher le mérou. Faraha… sa petite perle de l’atoll…   Faraha… ses membres gonflés et… Il chasse l’image de sa mémoire… des larmes coulent sur ses joues creusées par le sel marin. Il va la faire cette rotation, mais celle-là sera la dernière. Demain, basta… Il partira pour Vaavu, l’album « Mother’s Milk » en poche et l’écoutera en boucle jusqu’au coucher du soleil, puis, il enfilera sa tenue de plongée et se laissera glisser le long de la barrière de corail et alors… qui sait s’il aura vraiment envie de respecter les paliers de décompression ? Demain, oui… basta…

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