Des cailloux dans le coeur

Lucie Jacquot

Tout être humain est à la merci du sentiment de jalousie, et plus particulièrement les femmes qui apprennent que l'homme qu'elles aiment pense à une autre. Des cailloux envahissent leur cœur.

Une ombre rode ; sa silhouette se profile, au détour d'une ruelle, sous un pont. Peu à peu elle grandit, et se fait menaçante. L'ombre erre dans les rues de Paris, à la recherche d'une nouvelle proie, d'un nouveau cœur à empoisonner. Elle scrute chaque passant, à la recherche d'une faille. Tous sont concernés : les cercles d'amis, les collègues de travail, les familles nombreuses. Tous les êtres humains ont déjà ressenti ce petit pincement au cœur lorsqu'ils se sentent délaissés pour un autre; l'ombre s'en saisit et accentue la douleur jusqu'à en écraser le cœur de sa victime. Mais le soir, les personnes les plus fragiles sont les couples.

Ainsi lors d'une fraiche soirée d'été, elle aperçoit un jeune couple, adossé au mur. Ils se regardent dans les yeux, un sourire léger aux lèvres, puis s'embrassent doucement. Le jeune homme saisit le visage de sa moitié dans ses mains, plonge ses yeux sombres dans les siens si clairs, pour lui murmurer un « je t'aime » sincère. L'ombre observe la scène, puis s'approche. Elle longe le mur jusqu'à se coller à la jeune amoureuse, qui sera, elle le sait, sa nouvelle victime. Elle se dissimule dans le noir, et le couple n'y prend pas garde.

Car la jeune fille, derrière son sourire, refoule ses larmes. Elle le sait, cette déclaration d'amour n'est qu'une piètre mise en scène, et l'homme qui se tient en face d'elle n'est pas celui qu'elle pensait connaitre. Quelques heures plus tôt, elle l'a surpris en train de partager un café avec une autre blonde, plus jolie et plus gracieuse qu'elle, avec qui son homme partageait sa vie il y a encore quelques mois. Cette même blonde est l'auteur des centaines de messages amoureux, c'est chez elle que son ami a passé la nuit dernière, comme tant d'autres. Le jeune homme a beau lui promettre que cette fille n'est plus rien pour lui, elle sait qu'il l'aime encore. Depuis qu'elle l'a découvert, un curieux vide l'a envahi. La vie a perdu de son éclat, pour laisser place aux ténèbres. Malgré ce poids qui lui enserre la poitrine, la jeune fille sourit toujours. Elle se sait trahie, mais elle reste debout.

Lorsqu'ils se séparent, l'ombre suit la fillette qui traine dans les rues. Elle lit les menus de restaurant, compte les voitures, pour oublier. Elle détourne les yeux face aux autres couples si heureux qui l'encerclent. Soudain, elle se met à courir, comme pour échapper au poids de la douleur qui l'envahit. L'ombre lui emboite le pas, jusqu'à ce que ses jambes se dérobent sous elle. Haletante, elle s'arrête, et la douleur physique accompagne la peine de son cœur. Finalement elle rentre chez elle en boitant. Alors l'ombre se faufile dans le petit appartement parisien ; elle passe le pas de la porte sans y être invitée.

La jeune fille est assise par terre, au milieu du salon. Genoux à terre, elle laisse couler ses larmes si lourdes, à travers ses paupières fermées. L'ombre se glisse derrière elle ; son souffle lui glace le sang. La jeune fille redevenue fillette lève des yeux hagards vers sa nouvelle colocataire. D'une main, l'ombre saisit son cœur, et le tort, longtemps, jusqu'à lui couper la respiration. Et même si l'ombre relâche sa pression, une douleur lancinante demeure. Puis l'ombre fait tomber des cailloux dans le cœur de la petite fille, un à un. Ces cailloux s'entassent, comblent le vide qu'elle ressentait. L'ombre relève la jeune fille qui soudain se croit délivrer , sans réaliser qu'un nouveau piège s'est tendu à ses pieds. 

La fillette n'est plus seule : la jalousie l'accompagnera désormais. Ce sentiment qui se cachait dans l'ombre surgit soudain au grand jour : elle dépose des cailloux dans son cœur, pour que jamais elle n'oublie la trahison de l'homme à qui elle aurait confié sans hésiter sa vie il y a quelques mois. La jalousie survient sans prévenir ; ce sentiment est plus fort encore que la douleur ou la tristesse. La jalousie ne peut être domptée, ni dominée : et peu à peu le cœur pourri d'une femme jalouse se consume, jusqu'à le transformer en pierre.

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