Du lien

Deborah Savadge

Jouir. Jou-ir. Je crois que je n’ai jamais prononcé ce mot. Le son qu’il fait me parait faux. Trop court et comme le souvenir d’une diphtongue. Il y a des mots comme ça. Des mots dont la sonorité ne correspond pas à la définition. Jouir. Jouir. C’est trop court. Trop sec. Avec ce « r » final, presque agressif. Et ce chuintement. Enfin, j’imagine que si le mot est si court c’est pour permettre aux hommes d’avoir le temps de dire « je vais jouir » quand, justement, ils s’apprêtent à le faire. Un mot de trois syllabes et ils seraient nombreux à ne pas pouvoir finir leur phrase.

Jouir. Je fais rouler le mot dans ma bouche. Je le répète. Avec différentes intonations. Jouir ! Jouir ? Jouir. Est-ce le mot qui ne correspond pas au sens ou est-ce le sens qui rend le mot difficile à prononcer. Cunnilingus. Est-ce que cunnilingus est plus facile à prononcer avec toutes ses voyelles, son étymologie affichée ? De toute façon, ce n’est finalement pas jouir qui est le plus difficile à concevoir, c’est jouir sans entraves. Jouir sans entraves, je ne sais même ce que ça peut vouloir dire.

Quand l’été arrive, on voit sur les mannequins dans les vitrines, sur les filles dans la rue, des jupes courtes, des tops échancrés, des mini-robes. Des matières légères. De la transparence. Du voile. Les épaules se dénudent. Les seins se libèrent. Les cuisses s’affichent. Les chaussures se font lanières. Moi, je ne comprends pas ce goût du léger. De l’ample. Des grandes emmanchures. Eté comme hiver, je veux de la rigidité. Il me faut de la rigidité. Un tissu sera épais, tendu, cousu sur moi. Parce que moulé, coincé, le corps devient objet. Un objet avec lequel je peux jouer, que je donne à montrer, à toucher ou juste à regarder.

Alors jouir sans entraves, je ne vois pas. Vraiment pas. Comment jouir la cuisse libre et les poumons dégagés. Je ne sais pas. Je ne connais pas. Par où faudrait-il commencer pour jouir sans entraves. S’oublier, se libérer, se détacher, se donner. Ne plus penser à soi. Ou ne plus penser à l’autre. Moi je n’ai toujours connu la jouissance qu’entravée.

Ligotée, menotté, bâillonnée, plaquée contre un mur, violentée, humiliée, attachée, dominée, étranglée, corsetée. Effleurée, effeuillée, caressée, léchée, frôlée, embrassée.

Alors jouir sans entraves, je ne vois pas. Vraiment pas. Comment jouir sans des liens qui me scient les poignets, qui me coupent la respiration, qui me déchirent la chair, qui m’empêchent de bouger sans hurler. Comment crier de plaisir sans une boule de caoutchouc entre les dents, les cheveux tirés par une main autoritaire. Comment se satisfaire d’une nuit qui ne laisse pas le corps rouge de coups, de claques, de brûlures. Comment passer à côté du plaisir de toucher, d’appuyer, encore plusieurs jours après, les bleus laissés partout sur mon corps endolori.

C’est entravée que je suis un esprit libre. Libre de jouir. C’est entravée que je peux jouir sans entraves.

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