Ego Trip

Perrine Piat

une histoire d'amour dans laquelle on ne connait pas le sexe de l'un des personnages...

La première fois que je l'ai vu, j'ai immédiatement aimé ce qu'il dégageait. Une onde de bonté, de bons sens, de bons sentiments venait d'arriver jusqu'à moi, me submergeant. Flottait dans ses yeux un délicieux goût de paradis. Un goût d'avenir.

Il s'est approché, a souri et puis il a prononcé quelques mots, ceux qui font chavirer le cœur, ces simples lettres qui vous font basculer de l'autre côté. Une claque, en plein dans l'âme : Bonjour, je suis John. Ta photo de profil était trompeuse dis donc. Tu es mille fois mieux en réalité. De quoi fondre sur place. Cette allure sauvage, ce ton authentique. Son regard. Son sourire me donnait envie de vivre. Déjà.

Durant des jours, j'ai écouté ces centaines de compliments qu'il voulait que j'accepte. J'aimais cela mais je n'y croyais guère, détectant aisément dans le jeu de mon prétendant une habile façon de m'attirer à lui. C'était pourtant bien agréable.

En quelques heures, j'avais les plus beaux cheveux du monde, la peau d'une douceur unique et puis un regard ravageur, une classe folle, un charme certain. Dans ses lèvres, tout mon être semblait susciter le désir. Il me voulait pour lui. Toute sa vie serait désormais entièrement dévouée à mon bien-être. Je serais son bonheur et il serait le mien. Encore des mots. De si beaux mots.

Durant des nuits j'ai répondu à ses messages, prenant pourtant bien soin de ne pas me faire extirper des doux bras de Morphée par les vibrations de mon téléphone. Je me réveillais à l'instinct, j'avais l'impression de sentir quand il pensait à moi. De pouvoir anticiper l'arrivée d'un message. Un pressentiment, un feeling. Même au creux de mon sommeil, aux aurores, à l'aube, au crépuscule. Son amour naissant et son désir n'étaient soumis à aucune contrainte. Le temps n'existait plus. Il remplissait de plus en plus ma vie, mon esprit.

Et puis je passais des heures à admirer l'écran noir de mon téléphone en attendant qu'il s'allume de sa présence.

Durant des semaines, j'ai résisté à sa volonté sans limite de me voir, de partager un café et puis une balade et puis un apéro et puis un repas.

J'ai repoussé l'instant où je baisserais finalement la garde, où je ferais voler en éclats mes principes et ma candeur. Inexorablement, je savais qu'il gagnerait. Pour moi, la partie était perdue d'avance. Alors je profitais, avec une once de perversité, de ces derniers instants au bord du plongeoir. Les dernières minutes où l'on peut encore dire non même si on sait déjà que l'on dira oui, les ultimes secondes où on se sent avoir encore un peu la main. Juste un peu. Pour le faire douter. Pour l'exciter encore.

Durant des heures, j'ai fait durer son supplice avant que ne naisse le mien. J'ai accepté de venir boire un verre chez lui. Puis une bouteille.

On a ri, on a parlé. J'étais bien. J'avais envie que la soirée continue. J'ai finalement proposé de rester avec lui, de discuter encore puis de partager son lit. À la seule condition qu'il ne me touche pas. Pas tout de suite. Pas encore. Simplement pour voir s'il était un homme aussi bon que je l'avais pressenti aux premiers émois.

J'étais donc là, sur son lit et dans ses draps. Et j'essayais d'attraper le sommeil avant même qu'il n'ait pu tenter quoi que ce soit. Je me donnais en réalité un malin plaisir. Loin d'un bonheur charnel, je jouissais intérieurement de l'entendre se débattre avec lui-même, chasser ses mauvaises pensées. Je l'ai senti, là, à quelques centimètres de moi, se tapoter les joues pour mieux affronter une réalité lui échappant, respirer très fort pour se détendre, faire craquer ses phalanges une à une. Mais cela n'a pu eu l'air de le calmer.

Un instant après, j'entendais ses doigts glisser impatiemment sur sa peau. Son avant-bras, tout contre le mien, dessinait dans mes pensées, le voyage de ses mains.

Il visita d'abord son cou et puis ses pectoraux. Il serra fort dans sa paume, le muscle rebondi sur lequel reposait son téton. Sa respiration s'affolait.

Puis sa main descendit encore, il dû se caresser le ventre, le nombril, errant délicatement entre les sillons de ses abdominaux. Sa respiration se fit de plus en plus profonde, presque sourde.

Il s'arrêta un instant, essaya de voir si je dormais. Et reprit finalement son voyage solitaire.

Aux soubresauts de son bras, subissant un va-et-vient plus ou moins rapide, je compris qu'il avait saisi son sexe et qu'il se procurait un plaisir silencieux. Je le trouvais ingrat, hypocrite et lâche de ne pas m'attendre mais il jouait sa partie du jeu et je ne voulais rien dire. Il paraissait si sauvage, si sexuel, si intense.

Je sentais au creux de moi sa mécanique bien huilée, il était méthodique dans sa façon de se masturber. Habitué. Habité.

Alternant les assauts verticaux et les pressions circulaires. J'imaginais que sa main était la mienne, je devinais à sa place ce qui lui aurait donné du plaisir. Plus vite, moins fort, doucement, la pointe de ma langue sur le col de son gland.

Parfois, sans que je ne m'y attende, il stoppait son entreprise. Suspendant l'instant. Me laissant devant l'écran noir de mes pensées érotiques, envolées. Je crois l'avoir entendu humidifier ses doigts dans sa bouche, lentement, goulûment, avant de se masturber à nouveau. Plus vite, plus fort. Quand son nez ne pouvait plus contrôler une respiration de plus en plus saccadée, il ouvrait la bouche et laissait échapper un souffle bruyant.

Assurément chaud, chargé de ses hormones. Cela me donnait envie de l'embrasser, de visiter ses lèvres, de le respirer totalement. De le goûter.

Il astiquait méticuleusement ce sexe que je ne pouvais qu'imaginer, trop bête pour revenir sur ma volonté de repousser notre rencontre.

Il se masturbait encore. Puis arrêtait un instant. Je m'imaginais qu'il avait envie de conserver sa précieuse sève jusqu'à ce que je me réveille pour assouvir enfin ce désir inouï et insupportable.

Se masturber. S'arrêter. Se caresser. S'arrêter encore.

Soulever doucement son bassin, se mettre en appui sur la pointe des pieds et —j'imagine — se caresser un peu les fesses, en explorer les replis, les recoins, malaxer ses testicules et enfin frôler subrepticement son anus. Avant de se masturber à nouveau.

Je ne peux dire combien de temps durèrent ces auto-ébats. Un certain temps, sûrement.

Et puis tout à coup, alors que je rêvais à sa peau et sentant la mienne s'humidifier sans que je ne puisse rien contrôler, ses hanches ont imprimé un mouvement plus rapide, sa main a saisi son sexe franchement, jouant des bas et des hauts, tournant à l'envie sur l'axe phallique de plus en plus raide. Gonflé de désir. Il continuait à intervalles réguliers de caresser ses testicules, prêts à se vider de toute leur âme blanchâtre. Je le sentais au bord de venir.

Il s'est mis sur le côté, me faisant dos et me balançant des coups de reins sans s'en rendre compte. Des soubresauts, une cambrure appuyée, moi en train de perdre le contrôle de mon esprit comme de mon corps, le désir brûlant mon ventre.

Il a étouffé un profond râle dans l'oreiller. A respiré d'abord difficilement puis de plus en plus doucement, essoufflé par l'effort.

Puis, sans crier gare, il s'est levé pour prendre une douche. J'ai entendu l'eau couler, j'ai imaginé son corps souillé par un plaisir assouvi mais frustré. Je sais qu'il aurait aimé partager cet instant avec moi, que je le rejoigne dans son orgie solitaire. L'eau coulant sur son crâne, les perles de douches roulant sur sa peau, les palpitations de son cœur se calmant peu à peu, sa main droite lavant minutieusement son pénis. Je le vois donner un dernier regard à cet autre, à ce sexe avec lequel il partageait d'habitude la fierté d'avoir su prendre et donner du plaisir.

Bien que seul, son plaisir avait été largement communicatif et, moi-même, je n'avais envie que d'une chose. Lui. Ses doigts. Son dos solide. Sa langue. Son pénis en érection. J'avais envie de lui saisir des deux mains, de l'embrasser sur le bout. De l'aimer. Et puis j'avais envie qu'il me prenne. J'aurais tout fait. Tout ce qu'il voulait. Qu'il sorte de sa douche et qu'il vienne combler au creux de moi sa terrible absence.

Ma tête me demandait de résister, de l'éprouver encore dans son désir mais mon corps parlait d'une toute autre voix. Chaque grain de ma peau criait à l'envie.

L'envie de faire l'amour. Qu'il me tienne fort dans ses bras, qu'il me regarde avec passion, qu'il me protège de moi-même. L'envie de m'abandonner parfaitement à ses mains expertes, peu importe ce qu'il ferait de moi. Du moment que nos peaux se rejoignent enfin, qu'il me comble au plus profond de ma sexualité.

L'envie qu'il me pare encore de ses beaux discours. L'envie qu'il m'aime. L'envie d'être à lui. Rien qu'à lui. L'envie de vivre. De respirer. De ne faire plus qu'un, à deux.

En croyant mettre à l'épreuve ses valeurs, son honnêteté, c'est en vérité moi-même que je venais de tester durant toutes ces semaines. Après des dizaines de déceptions amoureuses, j'avais perdu confiance et ce n'était pas un obscur site de rencontre qui me donnait espoir. Mais John était arrivé et tout avait changé.

Il est sorti de la douche. J'étais dans les draps, sans vêtements, jambes ouvertes à son amour et bras tendus vers son cœur. Jamais nuit ne fut plus belle et encore aujourd'hui, quand nous pensons à tout cela après dix ans de vie commune, nous reconnaissons dans nos sourires cet amour sincère qui nous lie et que la vie fait de temps en temps disparaître. Puis revenir. Tel un boomerang.

À jamais.

 

Note : l'amour n'a ni visage, ni sexe, ni couleur, ni frontière, ni âge. Personne ne doute que John soit un homme mais libre à chacun de projeter ses propres désirs dans les mots de ce "je".

Homme, femme.

Qu'importe finalement.

  • Magnifique texte et tellement original ! Je le lis seulement maintenant, avez-vous gagné ce concours ?

    · Il y a environ 8 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • non, pas gagné :)
      mais j'ai adoré faire ce travail d'écriture :)

      · Il y a environ 8 ans ·
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      Perrine Piat

    • Je comprends, et vous êtes très bien placée pour "le logement parfait" Je l'ai fait aussi, je suis à la sixième place (on verra d'après le jury) mais c'est avant tout le plaisir de l'écrire, de concourir également parce que c'est palpitant de suivre son texte. Cela nous tient en haleine. C'est comme une course à pieds (j' ai participé à quelques unes) je n'ai certes pas gagné mais j'ai eu tellement de plaisir à donner le meilleur de moi-même !

      · Il y a environ 8 ans ·
      Louve blanche

      Louve

  • ...
    un chef d'oeuvre.

    · Il y a environ 9 ans ·
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    leeman

    • ....
      il me manque les mots pour mieux dire "merci"

      · Il y a environ 9 ans ·
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      Perrine Piat

    • je l'ai ressenti à travers ce texte ; c'est bien moi qui dois vous dire merci.

      · Il y a environ 9 ans ·
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      leeman

  • muuuuuuuuummmmmmm! j'adddddddddddore la subtilité !

    · Il y a environ 9 ans ·
    Papillon

    branche

  • Magnifique..

    · Il y a environ 9 ans ·
    6e17c5ab

    lucy-caly

    • merci :)

      · Il y a environ 9 ans ·
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      Perrine Piat

    • De rien j'ai lu avec plaisir^^

      · Il y a environ 9 ans ·
      6e17c5ab

      lucy-caly

  • Je ne peux dire que "waouh"
    Magnifique !

    · Il y a environ 9 ans ·
    17c25d2b

    Yitou

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